Cet article a pour sujet la vie entière qui est religion. La phénoménologie, la sociologie, la psychologie et l'anthropologie ont tenté de l'expliquer, sans voir que la vie est vécue devant Dieu. Dans son coeur, l'homme est adorateur du vrai Dieu ou vit dans l'idolâtrie.

Source: Essai sur le Saint-Esprit et l'expérience chrétienne. 15 pages.

La vie comme religion

  1. La phénoménologie de la religion
  2. La sociologie de la religion
  3. La psychologie de la religion
  4. L’anthropologie religieuse
  5. L’idée biblique de la religion

Nous ne chercherons pas ici à récapituler ce qui précède. En abordant ce dernier chapitre, pour conclure notre recherche, notre intention consiste à placer de nouveau l’expérience chrétienne dans son optique biblique globale, vue comme le « sola fide coram Deo vivere » (« vivre devant Dieu par la foi seule »). Car la vie entière est religion ou elle n’est pas! Le « coram Deo » est à la fois le motif et l’explication de toute expérience chrétienne.

Qu’entendons-nous par religion? Qu’est-ce que l’homme religieux? Parler de l’une et de l’autre, c’est placer toute expérience chrétienne dans son optique véritablement biblique, lui reconnaître sa nature profonde et vraie. Nous énumérerons les quatre approches « scientifiques » traditionnelles de la religion, sans les étudier exhaustivement.

Nous refusons l’actuel… refus du terme « religion », auquel on oppose celui de révélation. En un sens, Karl Barth avait eu raison de ne reconnaître aucun droit à la religion se réclamant de la seule et entière autonomie de la raison ou du sentiment de l’homme. Mais combattre une erreur par une autre, ou bien lui opposer des moyens inadéquats, ne corrigera pas l’erreur. Nous estimons que le mot « religion » peut et doit être maintenu dans notre vocabulaire, mais, à la suite de grands théologiens réformés, les Néerlandais Abraham Kuyper, Herman Dooyeweerd, Th. Vollenhoven, le Sud-Africain H. Stoker et l’Américain Cornelius Van Til, nous lui reconnaîtrons son vrai sens. Ici pas plus qu’ailleurs, nous ne nous livrons à une pure querelle de mots!

Phénoménologie, sociologie, psychologie, anthropologie ont toutes, à leur manière, tenté d’expliquer la religion. Ces disciplines ont effectué une approche et une analyse purement philosophiques. Elles ne nous seront par conséquent d’aucun secours pour saisir le sens biblique du terme auquel nous tenons.

Depuis Sénèque jusqu’à Kant, de William James à Rudolf Otto, en passant par Auguste Comte et Émile Durkheim, pour ne citer que les plus célèbres des spécialistes de « la religion », les penseurs ont abordé celle-ci sous ses aspects extérieurs seulement. Penseurs anciens comme modernes l’ont de manière presque invariable définie comme étant la reconnaissance que l’homme accorde à un principe supérieur dont dépend sa destinée et auquel il doit soumission et obéissance. De celle-ci découlera une règle de vie et de conduite conforme en tout au modèle social déposé. La religion est encore considérée comme l’élan de l’âme qui tend vers l’idéal transcendant, que l’on peut atteindre par le dépassement de ce qui est nature et naturel. Ainsi, la religion va du devoir vers le pouvoir.

Elle est l’attitude particulière, individuelle ou collective, de la relation avec Dieu (des dieux), avec le principe suprême. En ce dernier sens, le terme s’applique à des attitudes philosophiques, à vrai dire plutôt vagues, ou à des gestes moraux, ou à l’expression sentimentale, pourvu que cela concerne le « sacré » : ainsi en est-il dans le déisme, le panthéisme, le théisme. Cette relation avec le principe supérieur résulte pour Auguste Comte de la simple immaturité de l’homme ou de l’humanité en général. On se souvient que le père de la sociologie moderne divisait l’histoire de celle-ci en trois étapes successives : l’étape théologique ou mythique, l’étape philosophique ou métaphysique, l’étape scientifique ou positiviste.

Emmanuel Kant l’a abordée sous l’angle de la pure subjectivité. À l’origine de nos devoirs sociaux, moraux ou autres se trouve l’impératif catégorique; mais trop légèrement, cet impératif catégorique s’est assimilé au commandement biblique! Kant a essayé, de manière géniale reconnaissons-le, d’unifier le genre humain sous le signe d’une religion universelle, l’unification étant la mission confiée exclusivement à des penseurs. Toutefois, à ses yeux, dans cette religion universelle, le christianisme occupera une place exceptionnelle, parce qu’il est la religion naturelle par excellence. Kant a eu l’audace d’interpréter des passages bibliques tels que le Sermon sur la Montagne et ses parallèles dans l’Ancien Testament comme la pure expression de la raison. Dès lors, la raison autonome s’arroge le droit d’interpréter la loi révélée.

Force nous est de constater que toutes ces approches ont échoué dans leur tentative de donner une définition, soit unanime soit claire, de la religion. Aux yeux des uns, il existe des traditions sociales diverses; aux yeux des autres, de multiples histoires de la religion. Mentionnons-les :

1. La phénoménologie de la religion🔗

Edmund Husserl (1859-1938), le premier, a eu recours à la méthode descriptive pour exposer la structure fondamentale de la conscience humaine. La méthode phénoménologique est essentielle pour comprendre l’ensemble de sa pensée et, en ce qui nous concerne, plus spécialement sa conception de la religion, lorsqu’il décrit par exemple diverses typologies religieuses.

Par moments, des éléments descriptifs s’introduisent dans ses recherches phénoménologiques, lorsque le matériel typologique amène le chercheur à spéculer sur les origines de la religion, la fonction de certains mythes, etc. C’est le cas notamment de Rudolf Otto, mais également de G. Vander Leeuw et surtout de Mircea Eliade. La religion est considérée comme ayant un aspect de croyance, comme comprenant des doctrines ou des mythes au sens large et général, non pas un système d’idées qui pourrait contenir des erreurs. La validité de celles-ci comme telle n’est pas l’objet de son attention. Il s’intéresse également à son aspect pratique qui est composé d’un code de conduite moral.

Ce dernier comprendrait des rites au sens très large du mot, par exemple l’adoration, la prière, les sacrements, des expériences (celles des prophètes et des mystiques) et plus généralement ce qui est « numineux » (chez R. Otto), également des institutions sociales (Église), ou des cadres pour initiations et pour coutumes initiatiques. La découverte de certains modèles apparemment récurrents dans la religion a conduit à une série de tentatives pour apporter des matériaux, puis pour réunir et pour ordonner ces matériaux. Parfois, de telles tentatives ont été liées à une théorie ou à des théories de caractère spéculatif au sujet de la genèse et de la nature la religion.

Chez les phénoménologistes qu’on appelle « holistes » (du grec « holos », « ensemble », « total »), Vander Leeuw est sans doute le plus connu1. Ce fut cependant Otto, dans son œuvre originale sur le « numineux », qui décrivit cet « holos » comme fondamental à toute expérience religieuse. Otto s’est également penché sur le rapport entre la doctrine et l’expérience. C’était là une tentative d’exploration intrareligieuse expliquant un élément religieux par rapport à un autre élément. Mircea Eliade est plus connu par ses recherches consacrées au mythe. Par certains côtés, sa recherche rappelle celle de Jung dans un autre domaine, celui de la psychologie, bien qu’il se soit davantage orienté vers le rapport entre le temps, l’histoire et l’action responsable. Les actes humains profanes, c’est-à-dire non religieux, revêtent une importance cosmique grâce au mythe décrivant des actes archétypes de l’origine du temps, lesquels, par l’acte rituel, sont répétés et recréés. De ce point de vue, la conviction comme quoi la révélation biblique est irréversible, non répétitive (« ef hapax »), constitue une rupture radicale avec la pensée archaïque et mythique. Cette partie montre le rôle spéculatif que peut tenir la phénoménologie de la religion.

2. La sociologie de la religion🔗

L’approche sociologique de la religion s’effectue en deux parties, l’une théorique, l’autre inductive. La première s’occupe du rôle que tient la religion dans la société, les sociétés et des divers aspects qui y apparaissent. La seconde s’intéresse davantage à rassembler des données relatives au comportement religieux. Les plus connus des théoriciens de la première sont Émile Durkheim et Max Weber. Pour le premier, la théorie fonctionnaliste de la religion implique que les croyances et les rites religieux tiennent un rôle, ou qu’ils ont une fonction de cohésion sociale. Ils répondent aux besoins de l’homme qui cherche à surmonter la contingence et les frustrations inhérentes à son être assujetti à la fois aux forces de la nature et aux restrictions que lui impose le mode de vie sociale. Malgré le vêtement « mythologique » et « transcendant » qui l’enveloppe et la cache, le véritable point focal de l’activité religieuse est la société elle-même. D’après cette conception « fonctionnaliste », la religion constitue un aspect essentiel de l’existence humaine.

Weber a opéré une approche plus subtile encore et ses conclusions ont certainement une portée plus large que celles d’Émile Durkheim. La religion peut devenir un élément très puissant de causation sociale2, allant de la sorte au-delà du pur fonctionnalisme statique de Durkheim. Les mutations sociales du 20siècle ainsi que la sécularisation des sociétés industrialisées modernes ont fait apparaître des questions au sujet de la théorie sociologique et jeté le doute sur le fonctionnalisme. Simultanément, on s’est mis à manifester un vif intérêt pour les déterminants sociologiques de la religion, d’où l’apparition de nombreuses « sociologies religieuses » et autres recherches et investigations modernes, ayant pour objectif de remédier, si possible, au déclin de la foi! Inversement, il semblerait que la sécularisation soit devenue un vigoureux stimulant, l’option d’une forme sécularisée du christianisme, s’il fallait en croire La Cité séculière de Harvey Cox.

Durkheim avait insisté sur l’explication sociologique de la religion, analysée par exemple sous l’aspect de matériaux des sociétés primitives, notamment celles des religions totémiques des aborigènes d’Australie, sans expliquer de quelle manière l’interprétation de celle-ci pourrait aider à l’intelligence et à la correcte interprétation de la religion. Weber, quant à lui, écrira que « la définition de l’essence de la religion n’est pas notre affaire [celle des sociologues], car nous nous attachons à en étudier les conditions et les effets qu’elle produit sur le comportement social ».

Un autre « sociologue de la religion » moderne, Talcot Parsons, la situe dans la catégorie des croyances non empiriques, à l’intérieur de systèmes culturels considérés comme l’est la méthodologie des sciences empiriques. Joachim Wach écrit : « Ceux d’entre nous qui étudient les implications sociologiques de la religion se trompent s’ils s’imaginent que notre travail doit révéler la nature et l’essence de la religion. »

3. La psychologie de la religion🔗

Le développement moderne de la psychanalyse et de la psychologie des profondeurs a inévitablement soulevé des questions au sujet de l’origine et de la manière dont sont façonnés les sentiments religieux. L’avenir d’une illusion de Sigmund Freud a exercé à cet égard une profonde influence sur la pensée moderne. Bien que le père de la psychanalyse moderne ait reconnu que les symboles religieux sont des projections de besoins intérieurs, les tentatives d’utiliser la structure générale freudienne pour rendre le christianisme psychologiquement explicable n’on pas manqué. Si la théorie de Freud apparaît davantage comme une interprétation conflictuelle, en ce sens que la religion prendrait sa genèse dans des conflits infantiles, celle de C.G. Jung revêt, elle, un caractère davantage collectif (inconscient collectif).

Selon Jung, le symbolisme religieux représenterait le surgissement d’archétypes primordiaux à partir de l’inconscient collectif. Celui-ci serait le « grenier » d’expériences éprouvées par la race humaine, héritées par l’individu comme un facteur commun. D’où l’immense effort du célèbre psychanalyste zurichois, plus « spiritualiste » que son aîné Freud, ainsi que de ses disciples et associés, à collectionner des données mythiques et symboliques recensées dans diverses cultures.

Parmi les études classiques, antérieures à la période où la psychanalyse occupait l’avant-scène, citons celles de William James3 et de James Leuba4. L’une et l’autre s’apparentent davantage à la phénoménologie de la religion. Cependant, elles la dépassent en allant au-delà de l’aspect purement descriptif de cette dernière. La psychologie du développement de Jean Piaget soulignera l’importance capitale de l’approche éducative et de l’enseignement religieux. Le développement émotif et conceptuel de l’enfant est tel qu’il empêche la compréhension de certains types d’enseignement religieux dans les groupes d’âges plus jeunes. En ce qui concerne la psychologie freudienne, remarquons que si ses conclusions pouvaient être encore valables pour la société viennoise de la fin du 19siècle, elles ne l’étaient pas forcément et ne le sont pas toujours pour celles du Népal ou même de la Sicile! William James soutient que la religion constitue l’ensemble des sentiments, des actes et de l’expérience individuelle, dans la mesure où, dans leur isolement, ils se rendent compte qu’ils se trouvent en rapport avec tout ce qui à leurs yeux apparaît comme étant d’essence divine.

4. L’anthropologie religieuse🔗

La création des chaires d’anthropologie moderne au 19siècle a coïncidé avec la vogue des hypothèses évolutionnistes de la culture humaine, de telle sorte qu’un grand effort a été consacré aux théories relatives aux étapes de la religion en rapport avec des matériaux anthropologiques nouvellement découverts.

E.B. Tylor, qui est considéré comme le fondateur de l’anthropologie moderne, a situé l’origine de la religion dans l’animisme. La croyance en des esprits reçoit une explication rationaliste et elle est considérée comme le résultat de spéculations primitives sur le rêve, la mort, les forces de la nature, etc. R.R. Marett, quant à lui, a souligné le rôle central de l’expérience de la « mana », force sacrée redoutable (terme d’origine polynésienne). Une telle force serait regardée comme magique et religieuse. Ainsi, à la fin du 19siècle et au début du 20e, il était courant d’associer la magie à la religion. De même, selon Fraser, autre anthropologue moderne, la religion prend son origine dans ce qui est magique. Tylor et Fraser passent ainsi pour être des « réductionnistes » dans leur interprétation de la religion et des phénomènes religieux effectués en termes non religieux. Marett s’oppose à cette interprétation à son avis beaucoup trop réductionniste. D’autres, tels que Evans Pritchard et Clifford Gertz vont vers une appréciation de l’expérience religieuse et du symbolisme qui n’est ni fonctionnaliste ni réductionniste. Claude Lévi-Strauss a cherché et espéré montrer la logique de la pensée primitive, mais il ne s’est pas trop intéressé à l’impact que le sens et la signification produisent encore, même lorsqu’il y a transition d’une culture primitive vers une autre de degré supérieur.

5. L’idée biblique de la religion🔗

Pour Benjamin B. Warfield, la relation religieuse consiste en l’absolue dépendance vis-à-vis de l’être suprême.

« Je n’affirme pas qu’il s’agisse de la dépendance dont parle Schleiermacher, et qui est vide de tout contenu pouvant être conceptualisé. J’affirme plutôt que la religion dans sa substance est la dépendance absolue à l’égard de Dieu et elle atteint son point culminant lorsque le sens de la dépendance absolue est complet, lorsqu’il pénètre la totalité de nos sentiments, de notre pensée, de la vie dans son intégralité.5 »

Ici, le grand théologien réformé de Princeton fait écho à une affirmation biblique que nous trouvons dans le passage bien connu : « La crainte du Seigneur est le commencement de toute sagesse. » C’est pour cela que nous pouvons affirmer que la vie entière est religion.

Comme telle, la religion échappe à toute analyse scientifique. Pour la Bible, ce qu’elle appelle ou entend par religion, même si le mot y est absent, ne coïncide pas avec notre expérience comme telle. Même la théologie, en tant que discipline scientifique, ne peut rendre compte de la religion! Ce n’est que placés sur le terrain de la révélation biblique que nous en apprenons l’essence et la nature.

Selon la Bible, la religion est liée aux fondements de toute existence. En parler, c’est chercher à comprendre ce qu’est l’existence elle-même. Elle est la réponse active du cœur intégral que l’homme donne à Dieu, ou à des dieux, à celui qui le transcende. C’est d’une manière radicalement religieuse que l’on peut parler de la religion. Car l’homme discourt sur l’ordre créationnel de manière absolument religieuse. En dehors de cette conception de la religion, les définitions que tentent de lui donner les disciplines mentionnées plus haut ne feront qu’accroître la confusion à son sujet. Elles nous éloigneront de la vérité concernant notre personne et la nature de nos rapports avec Dieu. Selon l’Écriture, la religion constitue la motivation profonde, l’orientation fondamentale du cœur de l’homme, porteur de l’image divine. Ni l’histoire des religions ni l’expérience religieuse ne peuvent comme telles nous aider à en comprendre l’essence.

L’Écriture elle aussi en tant que révélation échappe à son tour à une étude et à une analyse phénoménologiques. Elle n’est pas un simple document renfermant les récits et les témoignages de la conscience dite « religieuse » de l’homme. En ce sens, elle n’est pas un « livre sacré ». Elle ne contient pas de pensée élevée concernant Dieu. En revanche, elle est à la fois histoire de la révélation et interprétation autorisée de la rédemption. Tout en annonçant la grande œuvre de Dieu, elle l’explique de manière conceptuelle. Elle contient des propositions précises. La « proposition biblique » elle aussi est de nature rédemptrice. C’est pourquoi aucune théologie réformée ne devrait, ne pourrait même entreprendre la défense et l’illustration de l’inerrance biblique. Car, nous le notions plus haut, le témoignage intérieur du Saint-Esprit est suffisant à cet égard pour en attester l’autorité. L’Écriture ne se livre pas à un examen critique historique ou à tout autre examen légitime auquel on soumet d’autres textes ou anthologies religieuses. Elle est Parole de Dieu. Le témoignage intérieur et la persuasion du Saint-Esprit nous en attestent la réalité. C’est le Saint-Esprit qui en authentifie le contenu à notre foi. En tant que Parole de Dieu, elle nous parle de l’Alliance de grâce. C’est une telle Alliance qui exprime le rapport réel de Dieu avec l’homme. L’Alliance englobe la totalité de la vie. Nous en sommes les partenaires dans l’univers créé. Elle nous invite à lui accorder la réponse soumise et joyeuse de notre foi. Elle nous attelle à une mission et nous investit d’un mandat. D’après les clauses de l’Alliance de grâce, l’homme racheté et réconcilié est le ministre de Dieu. Il est responsable devant lui seul. Il est appelé à vivre « coram Deo ».

La chute n’a pas oblitéré la validité de l’Alliance. Dieu continue à tenir l’homme sous sa tutelle, bien que celui-ci prétend agir de manière autonome. L’avertissement donné par Dieu, « le jour où tu en mangeras tu mourras » (Gn 2.17), n’a perdu ni de sa force ni de son actualité. Depuis ce moment-là, l’homme ne peut prétendre qu’à une autonomie illusoire. C’est sa prétendue autonomie qui crée en définitive son énigme. Il a cessé de se comprendre lui-même et il est incapable de donner la réponse correcte à la question relative à son identité. Pour trouver une solution à l’énigme, il devra avoir recours soit à des réponses théoriques spéculatives, soit à des expériences fragmentaires. Il ne parle de lui-même qu’en termes de paradoxe.

Notre époque, plus que les précédentes, accuse avec une intensité inhabituelle la question de l’identité de l’homme. L’homme dit « moderne » est inexorablement pris dans les mailles du filet de sa condition humaine dans laquelle il est privé non seulement de sa chère « liberté », mais encore de toute vision claire de son statut initial et de son rôle de « ministre » de Dieu. À une époque où la culture humaniste et sécularisée se trouve au bord du précipice, les clichés scientifico-humanistes athées ne semblent pas être en mesure de lui restituer fidèlement son image originale. Jamais l’homme n’a été aussi dépersonnalisé que depuis qu’il bavarde tellement à son sujet! L’un des paradoxes de l’homme, de tout homme, de l’homme de toutes les époques, a été décrit avec un réalisme dramatique par Cornelius Van Til : L’homme est plongé dans un océan qui est celui du hasard. Lorsqu’il se regarde et tente de cerner sa personne, il s’aperçoit qu’il est lui aussi en sa personne un pur hasard, constitué de la même matière que celle dans laquelle il est sur le point de disparaître. Et enfin, lorsqu’il songe à s’en échapper, il se fabrique une échelle, laquelle, hélas à son tour, n’est rien moins que matière faite de pur hasard!

Archimède prétendait pouvoir soulever le monde à l’aide d’un levier. Il n’a pas été une exception dans cette arrogante prétention. Les sciences et les technologies modernes sont les émules du Grec. Mais la prétention du savant de l’Antiquité relevait de la pure magie et non d’une technologie rationnelle. Car Archimède, modèle d’homme autonome, cherchait déjà à cette époque lointaine à exercer les pleins pouvoirs sur son univers. À l’occasion, c’était une tentative, la « hubris » grecque, pour se substituer à Dieu. Mais avant lui, le Malin avait déjà suggéré à Ève, la mère d’Archimède et notre mère à tous : « Vous serez comme des dieux » (Gn 3.5).

À ses propres yeux, devenu la mesure de toutes choses, l’homme, à la manière de Protagoras, se voit situé sur deux niveaux corrélatifs : celui du comportement éthique et celui de la connaissance. Mais il en cherche les fondements en sa propre personne, en son fond, non au-dessus de lui-même. Il se prend pour la source originelle et exclusive de tout savoir et ne se réfère qu’à sa propre expérience lorsqu’il s’agit de rendre compte de sa religion.

Herman Dooyeweerd a démontré que, durant des périodes décisives et critiques de son histoire, l’homme s’est intéressé de manière exceptionnelle à un univers sensible6. Il a cherché à en saisir le secret. Mais une fois qu’il a entrepris cet effort, il demeure quand même profondément insatisfait, sinon totalement déçu. À nouveau, il porte son attention sur sa propre personne. L’énigme de sa propre personnalité reprend le dessus et ne cesse de l’intriguer, de l’embarrasser. L’univers tout entier se retire, ou presque, de son champ d’intérêt. La crise de l’homme moderne, sa détresse aussi, sont principalement le fait du déclin de sa personnalité sécularisée, c’est-à-dire coupée de toute relation verticale, voire de sa racine. Face aux multiples nihilismes qui surgissent et le menacent de toute part, l’homme est laissé sans défense. Même sa confiance en la raison ne semble plus lui être d’un quelconque secours. Elle a cessé de lui servir de guide infaillible.

La conception existentialiste athée de l’homme est l’une des plus pessimistes qui soient. Cependant, même du côté des existentialistes croyants qui se réclament de Martin Buber, la tentative de trouver la réponse à cette quête aboutit à l’échec. La relation d’amour du « je-toi », « je ne peux me connaître sans te connaître, je ne peux connaître sans aimer », ne semble pas suffisante pour résoudre l’énigme. Car il faudrait encore préciser, bien préciser, l’objet de son amour, établir au préalable un choix : « Qui dois-je aimer pour être en mesure de connaître parfaitement? »

Lorsque l’Église se fie « aux yeux de la chair », c’est-à-dire se contente d’explications horizontalistes et unidimensionnelles, lorsqu’elle épouse des convictions philosophiques immanentistes, il lui faut se rappeler qu’elle a un pressant besoin de ressaisir la notion biblique de l’homme et le poids de l’autorité irrévocable des propositions dont la Bible, Parole de Dieu, forme ensemble l’unité cohérente parfaite. L’autorité des Écritures est le postulat de toute pensée et de tout discours, de toute action et de toute expérience. La Bible seule parle bien de la Bible et elle est seule aussi à parler correctement de l’homme. Telle est la conviction religieuse réformée.

La foi et l’éthique, la doctrine comme la pratique, la piété personnelle et la vision du monde prennent leur origine et doivent leur développement et leur consolidation sur ce fondement initial. L’autorité biblique possède son fondement et doit son explication au seul fait que l’homme porte l’image de Dieu; de ce fait, il est introduit dans une communication verbale, parfaitement claire, suffisante et nécessaire avec Dieu, son Créateur et Libérateur, Père, Fils et Saint-Esprit. À la manière de la prière, qui est un autre moyen de grâce, la Bible est à son tour à la fois communion et communication avec Dieu.

Or, cette relation commence dès le début de la création. Vient ensuite la rédemption qui restaure la communion initialement établie, mais rompue par la chute. Parler de l’homme, c’est reconnaître une réalité à deux niveaux, écrit Cornelius Van Til : celle de Dieu-en-soi; celle de l’univers qui n’est pas « sui generis », mais n’existe que grâce au dessein de Dieu et grâce à sa providence miséricordieuse. Dieu est l’unique autonome. Il se détermine sans se référer à une autre instance. Lui seul possède l’immortalité (1 Tm 6.16). C’est de lui que l’homme tire son origine. Il n’a d’immortalité que dérivée de lui.

Aborder toute question d’anthropologie, c’est forcément commencer par parler de théologie. À l’opposé du « je pense, donc je suis », le chrétien réformé déclare : « Dieu est, donc je pense. » En Dieu, il a la vie, le mouvement et l’être. Sans affirmer l’origine de l’homme, il est impensable de répondre à la question : « Comment puis-je savoir? » Van Til insiste sur le fait que le savoir (épistémologie) devra être précédé par la question de l’être (ontologie). Dès qu’il prend connaissance de sa personne, l’homme prend connaissance de Dieu. Or, aussi bien l’Écriture que l’expérience attestent cela. La connaissance de soi-même implique nécessairement, inévitablement, invariablement celle de Dieu. Or, la connaissance de Dieu nous est possible par le fait de notre création. Quelque chose de la divinité et de la majesté de Dieu est perceptible à l’œil (Rm 1).

Il existe en tout homme un code imprimé indélébile offrant l’interprétation que Dieu en personne donne aussi bien à l’univers sensible qu’à l’être de l’homme. Dès lors, on peut avec raison parler d’un « certain point de contact », entendu dans un sens strictement biblique et non dans l’analogie de l’être, auquel le thomisme et toute « théologie naturelle » lui reconnaît une valeur certaine.

Cependant, au lieu de rester réceptivement reconstructeur de sens, l’homme prétend en être créativement constructeur. Mais il faut l’incriminer aussi bien pour l’image déformée qu’il dessine de lui-même que pour les caricatures qu’il trace de Dieu.

« La connaissance de l’ordre créationnel nous parvient à travers et à l’aide des paroles mêmes de la Bible, dans leur littéralité et leur pluralité, en tant que mots et discours intelligibles transmis par Dieu.7 »

Tout discours est intrinsèquement une activité divine. L’activité linguistique de l’homme est une activité analogique. Comme dans d’autres domaines, l’homme ici est ce qu’il est en tant qu’image de Dieu. L’impossibilité d’une théorie cohérente du savoir s’explique clairement par ce qu’écrit l’apôtre : « Le dieu de ce monde a aveuglé l’esprit et l’intelligence de ceux qui ne croient pas » (2 Co 4.4). Mais, ainsi que l’affirme le psalmiste : « C’est dans ta lumière que nous voyons la lumière » (Ps 36.16).

Le centre de cette connaissance comme de toute expérience religieuse se situe dans le cœur de l’homme. Le cœur est à la fois centre et moteur religieux. Ce ne sont ni l’intellect ni les sentiments qui en constituent le centre véritable. Toutes les manifestations spirituelles de la vie prennent leur racine ici, dans le cœur. L’Esprit Saint ouvre notre cœur de telle sorte que la foi cesse d’être une simple acceptation d’articles propositionnels auxquels on adhérerait de manière cérébrale. La foi est ainsi élan du cœur. Notre création à l’image de Dieu implique que toutes nos facultés et chacun de nos actes sont contenus à l’intérieur du centre religieux appelé « cœur ». Celui-ci est le siège de l’image de Dieu en nous. Comme tel, il donne son impulsion religieuse à l’homme. Il concentre en lui-même et il oriente vers Dieu la totalité des activités humaines. C’est ainsi que nous comprendrons et expliquerons le premier commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. »

Ce commandement s’adresse à tout homme, parce que tout homme est porteur de l’image de Dieu. La chute n’a pas anéanti le centre, le moteur religieux en lui. Il fonctionne encore, en dépit d’elle, quoiqu’à rebours, de manière perverse. Il engendre une fausse religion, celle qu’on peut même analyser et cataloguer scientifiquement. Il fabrique toutes sortes d’idoles. Le cœur fonctionne de manière religieuse, mais dans une direction complètement fausse. Hebdon Taylor affirme qu’il n’existe pas d’athéisme véritable, il n’y a que l’idolâtrie8.

En Christ, Parole incarnée de Dieu, l’image a été restaurée dans ce centre religieux. Le témoignage porté au salut révèle dans l’Écriture les racines religieuses et le centre religieux de toute existence. L’homme qui, ayant retenu captive la vérité de Dieu, avait perdu la connaissance de soi retrouve à présent en Christ le motif biblique fondamental de la création, de la chute et de la rédemption, dans la communion du Saint-Esprit.

L’opposé de la religion n’est jamais l’athéisme, le sécularisme, l’agnosticisme, le neutralisme, mais l’idolâtrie, l’apostasie, la rébellion éthique contre Dieu. L’incrédulité n’est jamais absence de foi, mais la foi orientée vers le faux dieu. Selon la Bible, l’homme ne peut pas vivre sans religion, pas plus qu’il ne saurait vivre en dehors de sa peau. Il ne faut pas demander à l’homme s’il croit ou non en Dieu, mais plutôt quel est le dieu à qui il a donné son allégeance. La vie tout entière est religion. La foi humaniste prétend que l’homme se libérera du non-sens en parvenant au savoir de la réalité dans laquelle il évolue, et ceux qui font profession de foi humaniste forment en définitive une Église, un type de communion non chrétienne. En dépit de leur prétention à une neutralité religieuse, ils ne cessent d’être à leur manière de véritables croyants sécularisés. C’est avec une ardeur toute « religieuse » qu’ils s’attachent à ce qui, à leurs yeux, constitue une valeur suprême.

Pourtant, aucun écrivain biblique ne se permettrait de rapporter la biographie d’un homme ou l’histoire d’un peuple sans se référer à celui qui, aux yeux de la foi, s’appelle l’Éternel, le Dieu transcendant. S’imaginer que l’on est irréligieux parce qu’on n’adore pas le Dieu révélé, c’est se méprendre gravement au sujet du cœur de l’homme. Il existe des croyances et des pratiques religieuses modernes autres que le christianisme ou l’islam. Il existe la mystique raciale, les rites du nazisme, le communisme, le culte de la personnalité et celui de… l’impersonnalité!

Si le Dieu dont l’homme est porteur de l’image est rejeté, de quel droit proteste-t-on contre la dépersonnalisation de l’homme? Le droit de la personne humaine est d’origine divine. Il suppose la foi en la révélation. Jamais un prophète biblique n’aurait défini l’homme comme « l’homo sapiens » ou « l’homo faber », ou « l’homo economicus »; il l’aurait décrit simplement comme « homo religiosus ».

C’est dans son cœur que l’homme prend la décision d’entrer en relation avec Dieu ou de rompre avec lui. Il ne faut pas identifier le cœur avec l’organe physique, pas même avec la foi. Il est beaucoup plus profond que toutes nos fonctions organiques et il transcende le monde phénoménal. La connaissance de Dieu se place au-dessus de toute connaissance théorique. Pour la Bible, la religion dans ce sens n’est pas l’équivalent de la foi, car elle transcende tous les aspects et toutes les expressions modales de l’ordre de la création, y compris l’expression modale de la foi. Par conséquent, il est inutile de définir la religion à l’aide de concepts théoriques. Elle ne pourrait être conceptualisée que de manière approximative. Même dans sa forme apostate, elle n’est pas un phénomène « temporel » ou l’expérience du sacré (R. Otto), ni même l’objet de la pensée théorique (W. James). La religion est la condition spécifique de tout homme, celle qui le lie soit à son fondement véritable, c’est-à-dire au Dieu trinitaire, soit à un autre qui prétend être dieu, un objet ou une idée qu’il substitue au Dieu trinitaire transcendant.

Notre pensée ne peut saisir toute la réalité, aussi cherche-t-elle à remplacer le tout par un aspect isolé de celle-ci. L’absolutisation d’un aspect isolé est à son tour de nature fondamentalement religieuse. Le moi trouve son sens et son contenu dans l’abandon soit entre les mains du Dieu Créateur, celui de la révélation biblique, incarné en Jésus-Christ, soit, dans le cas de l’apostasie, entre les mains de ce qui est relatif, pourtant arbitrairement absolutisé.

Nous avons déjà averti le lecteur que nous n’avions pas de définition de la religion. L’Écriture n’en offre aucune. La théologie ne pourrait faire davantage. Elle révèle seulement ce qu’est la religion; elle ne peut la définir. Quel que soit le type de celle-ci, elle sera ou bien acceptation ou bien rejet de Dieu, adoration du Créateur ou bien sa substitution par la créature, culte rendu à lui ou asservissement à l’idole (Rm 1.25).

Ces deux types de « religions » sont antithétiques, mais ni l’un ni l’autre ne sont des options facultatives. Même l’athéisme théorique se nourrit du sol de la religion, celle-ci étant la condition inaliénable de tout homme (Ps 139). La vie entière est religion, elle l’est profondément. Depuis son origine, elle l’est essentiellement. Le cœur de l’homme n’est pas une chambre haute où s’exercerait une vie « spirituelle » mise à part et s’opposant à la vie « temporelle ». La croix du Christ est une offense et un scandale pour l’homme et pour la totalité de son existence. La crainte du Seigneur entraîne une obéissance religieuse globale. Le trait global de la religion s’aperçoit dans l’œuvre de la rédemption. Le Christ sauve l’homme tout entier, à commencer par son « cœur ». Il accorde un « cœur » nouveau sur lequel Dieu inscrit sa loi. Il donne le désir et le pouvoir d’observer ses commandements. Aussi, l’appel le plus mystérieux et le plus contraignant que tout homme puisse entendre au cours de son existence sera « mon fils, donne-moi ton cœur » (Pr 23.26).

La nécessité d’une anthropologie chrétienne qui tient compte des données bibliques devient évidente; elle corrigera toute conception erronée de l’expérience chrétienne. Une telle conception purifiée, réformée, rendra d’immenses services au domaine que nous avons appelé « expérience chrétienne », et plus particulièrement encore à celui de l’évangélisation.

Pour employer un schéma simple, classons l’anthropologie en type A et en type B. Le type A représente l’humanisme athée qui réduit l’ordre créationnel, y compris sa propre personne, en simple expression unidimensionnelle. Dans cette catégorie de pensée, l’homme est un être social, moral, esthétique, juridique, économique. Plus récemment, Albert Camus a parlé de l’homme révolté. Examiné sous l’angle naturaliste, l’homme sera considéré comme un amas d’azote et de phosphore, ou comme l’être qui résulte de l’A.D.N. Considéré du point de vue biologique, il représentera une espèce évoluée du genre animal. S’il est vu comme une usine chimique, rien ne s’opposera à ce qu’il soit traité par les biochimistes modernes comme simple cobaye de laboratoire.

Les anthropologies unidimensionnelles de type A sont caractérisées par leur « isme ». Toutes se répartissent entre matérialisme, rationalisme, économisme, psychologisme, sociologisme, etc. Un aspect isolé de l’homme y est surévalué et pourtant, malgré cela, l’homme passe toujours pour être la source absolue de son moi le plus profond. Cet aspect constitue alors le lieu de concentration de tous les autres, mais ceci avec le risque d’une part de rendre central ce qui n’est que périphérique et secondaire, et d’autre part de réduire ce qui est réellement central en aspect secondaire, parfois insignifiant de sa personne. La phénoménologie de la religion effectue précisément cette réduction.

Pourtant, aussitôt qu’on a réduit l’homme à un aspect isolé de sa personnalité, un nouvel « isme » ne manquera pas d’apparaître. Ces multiples « ismes » font de l’homme le produit d’une image préconçue. Celle produite par la technique moderne représente l’homme comme une machine. Aussi est-il manipulé telle une machine dépersonnalisée. Dans la société de consommation, l’homme sera défini comme l’être sensuel, vivant avec la préoccupation exclusive de jouir du bonheur immédiat, tangible grâce surtout à son corps. Il tend à la possession de tout ce qui se trouve à portée de sa main, et pourtant, il reste incapable de se défendre contre de réelles menaces. Réduit à un seul aspect de sa personnalité, à celle de créature économique ou d’homme du plaisir, l’ancienne « eudémonia » des Grecs (« homo ludens »), il demeure incapable d’intégrer son existence dans un ensemble harmonieusement établi.

Certains courants sous-culturels, entre autres les néo-gauchismes, se rendent parfaitement compte de la dépersonnalisation de l’homme, de la perte du point de concentration et de l’unité essentielle qui devait constituer son fondement. La contestation pacifique ou leurs réactions violentes n’ont cependant pas permis la découverte de ce point de concentration. La crise culturelle des temps modernes qui a engendré le type d’homme unidimensionnel est responsable de toutes les schizophrénies aussi bien intellectuelles que spirituelles.

L’anthropologie de type B que nous tenons de l’Écriture, et dont de prestigieux penseurs réformés que nous mentionnions plus haut sont les représentants éminents, nous entretient de l’homme multidimensionnel. Selon cette anthropologie, l’homme est à la fois un être indivisible et l’unité la plus complète qui soit, quoique d’une extrême complexité. Indivisible, il s’exprime dans une diversité étonnante d’aspects et de modalités selon la classification de Dooyeweerd. Chacune de ces dernières fait à elle seule l’objet d’une discipline scientifique spécialisée. Les aspects ou modalités numérique, spatial, physique, biologique, psychique, analytique, historique, linguistique, social, économique, esthétique, juridique, éthique, et enfin pistique (du grec « pistis », foi) forment la diversité complexe et pourtant une et indivisible de l’homme créé à l’image de Dieu.

La conception dualiste et scolastique de l’homme le compare à un édifice se tenant sur deux piliers qui sont ses deux substances : le corps extérieur et l’âme intérieure. Le dualisme de cette espèce a exercé une influence profonde au cours de l’histoire sur la pensée et sur les activités de l’homme, et il n’est pas certain que son influence soit prête à disparaître. Il existe même des chrétiens qui s’occupent toujours du faux problème qui considère l’âme et le corps comme des substances différentes, voire irréductiblement opposées. À cet égard, même la notion moderne d’unité psychosomatique de l’homme n’échappe pas à ce dualisme, car elle recèle un cryptodualisme. À sa manière, elle trahit une conception unidimensionnelle de la réalité. De nouveau, l’homme est réduit à un composé de deux substances.

La conception dualiste de l’homme a été aussi désastreuse pour la recherche, la quête du sens de l’homme, que la conception actuelle de l’unidimensionnalité. Au cours du Moyen Âge, l’intérêt de l’homme se portait d’une manière prépondérante sur l’au-delà, au détriment de sa vie temporelle. En revanche, à l’heure actuelle, le pendule oscille du côté opposé. Il importe qu’avant tout l’on éprouve d’une manière empirique les plus grandes sensations de l’existence. Saisi par la puissante griffe de ce qui est tangible, nourriture, vêtement, corps, sport, sexe, il n’aura guère le souci de se préoccuper du point de concentration de sa personne et il ne répondra pas à l’invitation de l’Alliance. Contre l’une et l’autre variété du type A, nous maintenons que l’unité de l’homme n’est pas le fait d’une union! Il serait préférable de donner à cette unité une définition circulaire et d’affirmer simplement la conviction que l’homme est homme!

La définition biblique du cœur rend clair le fait qu’il n’existe pas d’existence indépendante de Dieu. Le cœur ne dénote pas une partie de l’homme, mais la totalité de sa personnalité. L’homme est cœur, ce qui du point de vue biblique ôte tout lieu de tomber d’une manière ou d’une autre dans les travers des dualismes anciens ou modernes. Celui qui domine le cœur en devient le maître absolu. Avec de telles prémisses, la foi n’affirmera pas l’immortalité de l’âme, mais confessera la résurrection de la chair. L’immortalité se conçoit là où l’on peut passer d’une substance à une autre. Mais ce n’est qu’à la suite de la résurrection de la chair que l’immortalité peut devenir la qualité de l’homme tout entier, refait à neuf.

L’anthropologie de type A est responsable également de la dichotomie vis-à-vis du monde. Le monde est la création matérielle et, comme telle, inférieur à l’esprit. De nouveau, deux substances sont opposées. Toute idée de « substance » suppose l’existence d’une réalité allant de soi, autarcique. Mais la confession du nom du Dieu Créateur présuppose que l’ordre créé lui demeure soumis, assujetti. L’idée d’une substance autonome est d’origine païenne. Le récit de la création dans la Genèse n’affirme pas que, pour commencer, Dieu a créé le corps d’argile pour lui surajouter ensuite une seconde substance, l’esprit! C’est un ensemble qui a été animé par l’Esprit pour faire de l’homme une âme vivante.

L’anthropologie dualiste aura de fâcheuses conséquences aussi bien pour l’expérience dite spirituelle que pour l’accomplissement de tâches concrètes, pour notre mission culturelle. Un tel dualisme attachera plus d’importance à ce qui est considéré comme étant l’étage ou le niveau supérieur de l’homme, et l’Évangile ne sera proclamé qu’à seule fin de « sauver les âmes ».

Un vague ciel indéfinissable deviendra le foyer imaginaire de l’homme, mais les promesses bibliques relatives au renouvellement de la terre et à l’avènement des cieux nouveaux seront escamotées. La chute et la corruption qui s’en est suivie ont entraîné tout et ont tout perverti. La corruption totale de l’homme ne s’arrête pas à la perte de la foi qu’il pourrait reconquérir grâce à un « donum superadditum », mais la création et la régénération totale sont nécessaires. Le corps n’est pas le foyer du mal, le péché n’est pas localisé d’une manière physique et le péché de l’esprit est bien plus grave que celui de la chair. C’est l’homme corps et âme qui est une créature déchue.

La doctrine biblique de la résurrection de la chair jette toute la lumière sur l’anthropologie chrétienne. Elle en fonde aussi le type B. Si l’Écriture prend au sérieux le fait de la mort considérée comme le châtiment sur le péché, elle annonce aussi que l’organisme démantelé, l’homme, retrouvera toutes ses pièces.

L’anthropologie de type A se trompe également dans son entreprise d’évangélisation. Empêtrée dans une mauvaise analyse, elle favorise le synergisme. Le « sola gratia » (par la grâce seule) de la Bible et de la Réforme en est absent. L’homme est toujours l’unique responsable pour ne pas dire l’auteur principal de son salut. Il s’imagine accepter ou refuser par son libre arbitre l’offre du Dieu souverain. Une Église qui se livre à un type d’évangélisation synergiste a cessé d’être le héraut de l’Évangile. Le monergisme biblique de la grâce est effacé au profit du synergisme (collaboration entre l’homme et Dieu), qui non seulement collabore à son salut, mais, bien plus grave encore, en tire toute la gloire.

Le synergisme aussi est une forme larvée, secrète, mais réelle, d’humanisme. Il est affirmation de l’homme, expression de son arrogance spirituelle, tentative de trouver seul le sens. L’humanisme athée, le synergisme évangélique, le subjectivisme mystique, le salut par les œuvres catholique romain sont tous des expressions variées de la même prétention à parvenir à la connaissance de Dieu et à saisir et s’approprier son salut. Certaines expériences chrétiennes se nourrissent autant de mythologie païenne ou orientale que de philosophie cartésienne, d’existentialisme kierkegaardien, d’idéalisme hégélien, d’immanentisme kantien. Comment obtenir la vraie connaissance de soi afin que l’expérience chrétienne se conforme à la révélation? Il faut résolument éviter l’anthropologie de type A.

L’expérience chrétienne est l’expression de la vérité biblique fondamentale d’après laquelle la vie entière est religion ou elle n’est pas! Toute vraie connaissance, écrivait Jean Calvin, commence par et dépend de notre connaissance de Dieu.

Une pensée philosophique, fût-elle chrétienne, ne peut se procurer la clé de la connaissance du moi. Celle-ci est le don de la révélation. Dieu se trouve à l’origine de la création. Il pénètre nos cœurs et nous empêche d’imaginer, même un court instant, qu’il puisse exister hors de lui une relation signifiante possible, que ce soit avec le monde, avec autrui ou avec nous-mêmes. Si l’apostasie est rupture avec Dieu et mort, le centre religieux de l’homme, le cœur, fabrique ses idoles et crée ses expériences.

Pourtant, le Seigneur ne cesse de nous mettre en garde : « Celui qui me hait hait la vie » (voir Pr 8.35-36). Toute apostasie mène inévitablement à la mort spirituelle. L’expérience chrétienne c’est notre dépendance de créature déchue vis-à-vis du Dieu miséricordieux, incarné en Christ et demeurant avec nous dans la communion de son Saint-Esprit. Elle est également une soumission inconditionnelle à sa Parole, le Fils incarné, le Réconciliateur. Elle s’éprouve dans la communion du Saint-Esprit, qui fait de chacun de ceux qu’il a rendus à la vie nouvelle les membres de son Église, des pierres vivantes du Temple où Dieu habite.

L’expérience chrétienne et la persévérance dans l’Église attestent puissamment que par la foi nous vivons devant Dieu. L’une et l’autre nous rappellent sans cesse que notre vie tout entière est religion, sinon elle retourne au néant.

Notes

1. G. Vander Leeuw, Essence et manifestation de la religion, Éd. Payot, Paris.

2. Voir sa Religion et l’apparition du capitalisme.

3. W. James, The Variety of Religious Experience, H. Kündig.

4. J. Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, Labor et Fides.

5. B.B. Warfield, Calvin as Theologian, Presbyterian and Reformed Pub., p. 22.

6. H. Dooyeweerd, The Twilight of Western Thought, Craig Press.

7. Richard Gaffin Jr, « Contemporary Hermeneutics and the Study of the New Testament », Westminster Theological Journal, Vol. XXXI, 1969, 2, p. 129-144.

8. H. Taylor, The Philosophy of Herman Dooyeweerd.