Amos 1 - L'homme des fardeaux
Amos 1 - L'homme des fardeaux
« Paroles d’Amos, l’un des éleveurs de Teqoa, visions qu’il eut sur Israël, au temps d’Ozias, roi de Juda, et au temps de Jéroboam, fils de Joas, roi d’Israël, deux ans avant le tremblement de terre. Il dit : De Sion l’Éternel rugit, de Jérusalem il donne de la voix. Les pâturages des bergers sont dans le deuil, et le sommet du Carmel est desséché. »
Amos 1.1-2
Si l’expression « prophète de malheur » pouvait s’appliquer à quelqu’un, Amos serait tout à fait désigné pour porter ce titre sinistre. Ne prenons pourtant pas à la lettre cette expression en ce qui le concerne, car effectivement Amos reste l’homme qui porte les fardeaux. C’est d’ailleurs ce que son nom signifie. Comme si on lui avait collé cet adjectif après coup! Oui, Amos veut dire « homme des fardeaux ». Il l’est à plusieurs titres, ce pâtre inculte, ce cultivateur que l’on dit insensé, à qui on reproche de se mêler de ce qui ne le regarde pas par pure bêtise… Celles et ceux qui lui jetaient à la figure « Va t’occuper de tes moutons! » n’avaient rien compris; ils ne pouvaient donc pas partager sa peine.
Mais lui, restant sur la brèche, annonce deux ans avant l’événement un tremblement de terre resté historique. De mémoire d’homme, on n’avait pas entendu parler d’un désastre naturel de cette envergure. On est saisi, dès les premiers mots de son discours, devant un malheur qui augure déjà ceux devant aboutir à la destruction irrémédiable du pays tout entier.
En le comparant à d’autres prophètes, qui malgré leur peine faisaient preuve d’une touchante tendresse, Amos, lui, ne semble annoncer que vengeance, pointer vers les sombres nuages qui s’accumulent peu à peu sur le ciel de Dieu. Nul rayon de lumière n’apparaît sur ce ciel de plomb moral (Am 2.13-14; 3.11).
Si jamais ses contemporains parvenaient à survivre à une calamité, un autre fléau les écraserait sans tarder. Et toutes ces prédictions sont faites au nom du Dieu des armées (Am 5.27). C’est ce qui motive son appel à la repentance, qui l’incite à les inviter à prononcer des mea culpa et des de profundis… Lorsque l’heure H sonnera, celui qui se confie en sa propre étoile plongera dans l’effroi et tremblera saisi d’une inimaginable panique. Quelle était la nature exacte du danger? Pour certains, ce dut être l’invasion assyrienne. Pourtant, rien de très précis n’est dit à ce sujet, et cette ambiguïté rend la menace encore plus redoutable. Il y aura une grande catastrophe dont la nature n’est pas dévoilée.
On ne sonne pas de la trompette dans une ville sans que la population ne s’alarme. Hélas!, pour l’heure, personne ne semblait s’alarmer, ni en Israël ni en Judée. La vie était belle et les affaires prospères. On disait même que le meilleur était encore à venir! Affairés à préparer leurs loisirs et à voyager vers des rives ensoleillées et souriantes, les contemporains d’Amos mordaient à pleines dents aux plaisirs marchands. Eux aussi connaissaient leurs « trente glorieuses »…
Le ciel était d’un bleu d’azur, les résidences secondaires s’ajoutaient aux résidences principales; les palais regorgeaient d’articles de luxe et d’objets splendides. Finis les déplorables disputes du passé et les conflits sanglants entre frères ennemis! Le règne du roi Jéroboam II sur Israël pouvait se comparer à celui de Salomon. Lui, comme Ozias, roi de Juda, pouvaient être fiers d’avoir inauguré un nouvel âge d’or et d’avoir fait naître une nouvelle société. Qui aurait osé faire preuve de sinistrose en ces années de boom économique, où les riches s’enrichissaient toujours davantage? L’ennemi héréditaire avait été réduit au silence et le puissant voisin semblait sur le déclin. Tant il est vrai que la gloire de ce monde est éphémère… Ne dit-on pas en latin sic transit gloria mundi? (« Ainsi passe la gloire du monde »). Israël et sa sœur Juda étaient prospères à l’envi, et par conséquent, optimistes.
Le peuple n’a de réels besoins, d’après ses dirigeants pragmatiques à vous faire mourir d’indignation, que de pain et de jeux. Vive les grandes surfaces qui regorgent de biens et de victuailles, vivent le sport commercialisé et vivent plus encore les jeux télévisés! Et tant mieux si les uns ou les autres vous abrutissent… Cela permet à votre ministre de la culture d’improviser d’autres jeux, d’autres cirques et même des bacchanales… Ainsi parviendra-t-on à vous manipuler sans que vous vous en rendiez même compte. À gauche comme à droite. Au centre comme aux extrêmes. Ah, oui, au temps de Tayllerand, ce qui était excessif était insignifiant. Actuellement, hélas, trois fois hélas, ce qui est insignifiant est devenu omniprésent et excessif… Et nul ne semble s’en désoler.
Au temps d’Amos, le rude berger de Tékoa, la chance semblait se ranger, une fois de plus, du côté des nantis. Quelle raison a-t-on de s’alarmer, puisque les pétrodollars coulent avec abondance et que la matière liquide continue à jaillir des entrailles des déserts du Moyen-Orient? À moins d’être d’un tempérament biliaire et morose, on ne se privera d’aucun bien acquis par la bienheureuse société de consommation. En Israël, il y avait une grande abondance de nourriture (Am 6.4). Ces gens, autrefois nomades fugitifs, formaient aujourd’hui une nation bien policée. Dans une situation aussi euphorique, Amos devait passer pour un demeuré, si ce n’est pas pour un antisocial, fou à lier. Quelle idée de venir annoncer un séisme lorsque tous les services de la météorologie nationale prévoyaient un temps au beau fixe et la plus délicieuse des arrière-saisons! « Relaxez-vous, devaient crier les spots publicitaires de l’époque, nous ferons le reste… »
On peut supposer que la personnalité d’Amos intéressa quand même l’actualité. Ses étranges discours furent sans doute l’objet soit d’amusement soit de conversations sérieuses. Le voyant traîner de son pas lourd dans les rues de la capitale, certains se moquèrent sans doute du péquenaud. Si on avait organisé des sondages d’opinion publique pour évaluer la popularité de ce bizarre individu, celle-ci aurait été régulièrement en baisse. Enfin, a-t-on idée d’écouter des balivernes et autres bondieuseries de la part de cet âne d’Amos, alors que la nouvelle chaîne de télévision, qui vient juste d’être créée, vous offre un spectacle dernier cri à toute heure du jour et de la nuit? Car, d’après la culture à la mode, dans laquelle le langage est aussi vide de sens qu’un citron pressé l’est de son jus, on vous offre toujours le spectacle « dernier cri », quoi que cela puisse signifier… Mais voyons, cher Monsieur, la pornographie est entrée dans les mœurs, il n’y a pas de quoi en faire un plat! Prenez-en votre parti, laissez aux choses du sexe leur droit… À quoi bon faire des discours religieux attardés? D’ailleurs, la dernière psychanalyse n’a-t-elle pas prouvé que la religion n’est bonne que pour les faibles d’esprit? Et le Révérend Père X, avec Monsieur le Pasteur Y, grands oecuménisants devant l’Éternel, n’ont-ils pas confirmé ce diagnostic après avoir effectué leurs propres recherches socio-psycho-structuralistes sur le sujet?
Il devait pourtant y avoir, comme dans toute société, quelques bien-pensants. Ces gens qu’on dit « à l’esprit large », tellement large, que cela doit faire beaucoup de courants d’air dans leurs cerveaux. Enfin, ces esprits larges ont prononcé le grand mot : « Il faut quand même rester tolérants! » Car à l’époque de la société pluraliste, au milieu de laquelle les Églises elles-mêmes en sont devenues le modèle déposé, il faudra quand même laisser à Amos la liberté d’expression. S’il en abuse, on s’arrangera toujours pour l’envoyer tondre ses moutons ailleurs… Que le clergé ait droit à la parole, bien sûr, mais qu’il s’occupe de ses oignons et ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas. Une messe basse, voilà ce qui devrait se dire de nos jours pour les circonstances. Tolérance oblige! Pourvu que ne résonne aucun Te Deum Laudamus, qu’on ne chante que moderato, molto moderato!
Même Amos était forcé d’admettre que l’ordre et la prospérité étaient enviables et que la religion avait beaucoup de succès. Auprès des journalistes surtout, toujours en quête de sensationnel et de titres alléchants. Cette religion à sensation donnait des signes d’une forte vitalité. Enfin on bougeait! On se rendait d’un continent à l’autre, et 144 journalistes attitrés, correspondants de journaux à la réputation mondiale, devaient rendre compte de la moindre parlotte ecclésiastique. Les foules, ébahies par les performances des membres du clergé, applaudissaient aux mille et une trouvailles de ces virtuoses de théâtre de bas étage que sont devenues certaines Églises modernes, où chacun s’évertue d’user et abuser de la stupide crédulité du genre humain.
Cependant, pour un observateur de la classe d’Amos, plus l’édifice religieux est doré de l’extérieur, plus il y a des chances que les boiseries intérieures soient vermoulues par l’infatigable travail des termites. Entre les formes extérieures et la vie religieuse profonde et vraie, il risque d’y avoir un abîme infranchissable. Ainsi, les offrandes volontaires n’étaient que mensonge et abomination, parce que simplement volées aux pauvres. Dès lors, que signifiait le fait d’organiser de fastueux voyages pour raviver les croyants et attirer les hésitants? Les sommes d’argent provenaient simplement de prélèvements extorqués.
C’est avec une grande violence qu’Amos s’est levé contre cette mascarade religieuse. Ne voyez cependant pas en lui un précurseur de la lutte de classes. Car nul besoin de s’inféoder à un parti politique pour dénoncer les scandales socio-politico-économiques. Il suffit de laisser couler dans ses veines quelques gouttes de sang prophétique pour avoir le courage nécessaire de prendre position contre toutes les formes d’injustice. L’intérêt des prêts exorbitants augmentait au fur et à mesure que s’élevaient vers le ciel les pompeuses psalmodies religieuses.
Les faux poids et les fausses mesures étaient devenus une pratique courante sans que nul s’en scandalise. À peine le sabbat terminé, on se précipitait dans les affaires avec une avidité effrénée (Am 8.4-6). La corruption était générale et les pots de vin pour acheter les juges de l’époque monnaie courante (Am 5.12). Une immoralité scandaleuse (Am 2.6) gangrenait le palais, et le laxisme était installé à tous les niveaux. Même « le jour du Seigneur » devait être celui où la foudre divine, brisant l’ennemi païen, épargnerait curieusement l’Israélite et serait le jour de son triomphe.
C’est dans un tel climat qu’Amos prévoyait l’imminence du tremblement de terre. Selon des exégètes, un vieux texte assyrien datant de l’époque fait état d’une éclipse du soleil, ce qui correspond de manière remarquable à ce qu’annonce notre texte. Des astronomes modernes calculent la date du séisme vers l’an 763 av. J.-C., au milieu du mois de juin, sous le règne de Jéroboam II. Ce fut une catastrophe d’une très grande envergure. On s’en souvenait encore plusieurs siècles plus tard, ainsi qu’en témoigne un passage du livre du prophète Zacharie. La terre fut brutalement secouée dans les profondeurs de ses entrailles, et telle une mer déchaînée, en furie, fit tout craquer. Quelle que fût la direction que l’on prenait pour s’enfuir, on échouait invariablement dans les filets de la mort.
On ne pouvait plus se moquer d’Amos. Au contraire, sa phrase « Ainsi parle le Seigneur » résonnait à présent dans toutes les oreilles. En outre, une calamité plus terrible encore allait survenir : la famine de la Parole de Dieu (Am 8.11-12). Car Dieu parle quand il le décide, et par moments il retient sa Parole. Il avait parlé avant que le jugement ne s’abatte. À présent, sa miséricorde ne se manifesterait plus envers ces gens-là.
« Cela leur est arrivé à titre d’exemple et fut écrit pour nous avertir », écrit saint Paul en commentant l’Ancien Testament (1 Co 10.11). Actuellement, lecteurs des discours d’Amos, nous savons que Dieu a parlé aussi pour notre propre compte. Et c’est par conséquent ici que se trouve, si j’ose dire, la chance exceptionnelle de la grâce qui nous informe, nous avertit et nous invite à la repentance. Nous sommes donc sans excuse. Nous avons même quelqu’un qui est plus grand qu’Amos, Jésus-Christ le Fils de Dieu, le Verbe divin incarné, centre et fin de toute l’histoire, l’Alpha et l’Oméga de l’univers.
« Et voici, je viens comme un voleur dans la nuit », nous prévient Jésus-Christ. Nous aussi, nous vivons « avant le déluge » et grâce à la patience et aux compassions inépuisables de Dieu. Que chaque jour de notre existence devienne l’occasion de nous repentir, l’heure de notre conversion; qu’il résonne sans cesse comme un appel au renouveau. Si maintenant nous endurcissons nos cœurs comme les contemporains d’Amos, sachons que notre endurcissement est déjà le signe du jugement exercé sur nos esprits rebelles.