Habacuc 2 - Un point d'appui
Habacuc 2 - Un point d'appui
« Je vais prendre mon tour de garde, je vais me tenir sur le rempart; je vais guetter pour voir ce qu’il me dira et ce que je répliquerai au sujet de mes doléances. L’Éternel répondit en ces termes : Écris une vision, grave-la sur des tablettes, afin qu’on la lise couramment. Car c’est une vision dont l’échéance est fixée, elle aspire à son terme, elle ne décevra pas. Si elle tarde, attends-la, car elle s’accomplira certainement, elle ne sera pas différée. »
Habacuc 2.1-3
En lisant ce passage, je me suis souvenu d’un extrait de la biographie d’un grand théologien de notre siècle, l’américain Reinhold Niebuhr. L’auteur y rapporte l’anecdote suivante. En juillet 1951, Reinhold Niebuhr passait dix jours à Genève lors d’une conférence organisée par le Conseil œcuménique des Églises. Karl Barth, un autre grand théologien de notre siècle, quelles que soient les légitimes réserves que je formulerai à l’égard de son système théologique, s’y trouvait également. Avec Niebuhr et ses collègues américains, il engagea un de ces débats théologiques qui, sur le champ et pour des profanes, peuvent paraître ésotériques, mais façonnent pourtant profondément l’orientation ecclésiastique des générations futures. Karl Barth s’est rappelé cette rencontre et a écrit quelques lignes à son sujet.
« Nous nous sommes assis là et avons parlé pendant dix longues journées… Les Américains, Niebuhr et ses collègues; avec leurs dents blanches, brillantes et toutes saines; une résolution aussi, mais aucun problème grave les concernant; une énorme assurance quoiqu’une réflexion des plus minces! »
Barth reprochait à Niebuhr d’ignorer ou bien de sous-estimer l’espérance ultime du chrétien et la victoire finale qui sera remportée sur le mal, au profit de son engagement dans le monde présent, en vue d’une justice dite sociale. De son côté, Niebuhr estimait que Barth, à sa façon irresponsable, intemporelle (a-historique), ne dépendait pas tellement, ainsi qu’il le prétendait, de l’espérance ultime, mais que lui aussi était conditionné par des circonstances historiques. Certes, admettait le théologien américain, Dieu se trouve au-delà de l’histoire et au-dessus d’elle, mais notre témoignage est profondément façonné par l’histoire du monde, notre histoire de chaque jour. Par conséquent, le chrétien agira de manière responsable dans la société présente.
J’espère que vous ne manquerez pas de reconnaître l’enjeu de ce débat, car il est de taille. Et la méditation du passage du livre du prophète me conforte dans ce sentiment.
Je me suis souvenu d’une expression bien connue qui nous vient de l’antiquité classique, le « pou stô » grec, c’est-à-dire l’interrogation fondamentale que des penseurs grecs se posaient quant à leur position; quel était le point sur lequel ils devaient se tenir, et à partir d’où observer, réfléchir, agir.
Mais retournons au vieux prophète biblique! Il nous invite à choisir notre position non pas à côté de l’Américain « aux dents blanches et saines », ni à côté du Barth « au-dessus des contingences historiques », mais là où l’on reçoit une vision céleste et où l’on entend la Parole divine. Après tout, la tâche essentielle, aussi bien des plus grands penseurs théologiens que de chaque prédicateur de l’Évangile, est celle d’exhorter avec insistance et fidélité à se rendre vers le fondement exclusif sur lequel sera bâtie notre foi et sera fondée la confession de foi de l’Église. Placés sur ce point, le dilemme ne se pose pas entre ce que quelque part Karl Barth appelait la systole et la diastole, ou pour le dire de manière plus claire, entre la retraite au-dessus de la mêlée et l’engagement à corps perdu dans les affaires du monde présent. Le dilemme véritable se pose entre l’écoute attentive et obéissante de la Parole divine et la fuite en avant dans les multiples et souvent futiles actions temporelles.
Habacuc a pris son tour de garde. Il va se tenir sur le rempart. Le vacarme de la foule et le cliquetis des armes lui monteront de façon assourdie. Il ne se désintéressera pas, tel un Siméon le Stylite, de la pollution d’un monde corrompu! Il n’est pas inspiré comme Charles Baudelaire, dans l’élévation : « Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées… Envole-toi bien loin de ces miasmes mortels. Va te purifier dans l’air supérieur! »
Se tenant sur le rempart, ayant pris position dans sa tour de garde, Habacuc reçoit un ordre : « Écris la vision ». Et cela est bien la réponse à la question que tout penseur de l’antiquité s’évertuait à se poser, la question du « pou stô ».
Nous devons la poser à notre tour. Quel est l’angle d’observation à partir duquel nous pouvons correctement analyser, fidèlement interpréter ou commenter l’actualité? Subirons-nous passivement l’indécent lavage de cerveau auquel nous soumettent les médias de masse? Nous laisserons-nous manipuler par les données de l’audimat? Resterons-nous asservis au petit écran ou, chassant une fréquence radio après l’autre? Serons-nous constamment à l’affût de la dernière dépêche? Ou encore nous ruerons-nous avec avidité sur la une des journaux écrits? Dès lors, le dilemme est véritablement de taille. Faut-il simplement, comme le font des chrétiens bien intentionnés, refuser tout engagement dans ce qui est social et politique, ou bien nous ranger parmi les zélateurs, parfois délurés, de l’engagement dans le monde présent?
Une chose est claire. Si l’on s’oppose avec naïveté à la politisation de l’Église, il adviendra ce qui est advenu depuis toujours : lorsqu’on chasse le politique par la grande porte, ses démons rentrent aussitôt par la fenêtre. Ils danseront non pas sur le parvis de nos chapelles, mais encore dans la nef et même jusque devant l’autel. C’est ce qui s’est produit avec les théologies dites de libération, de révolution et de la violence, avec leurs cohortes de guérilleros armés. Le politique est comme la nature, il n’aime pas le vide!
Mais si vous optez pour l’exercice responsable de votre devoir politique, vous risquez d’incommoder cette catégorie de chrétiens qui, enfermés dans les enceintes de leurs sanctuaires et isolés dans leurs retraites spirituelles, démissionnent de leurs obligations envers la création de Dieu et envers l’homme sa créature. Je vous propose d’écouter plutôt le vieux prophète et de vous demander : Quel est le terrain solide sur lequel je peux me tenir?
Je songe à un autre observateur, à un géant témoin de Dieu qui, depuis plus de quinze siècles a servi de guide à des générations de chrétiens; je veux parler d’Augustin, évêque d’Hippone. Assurément, il est l’un des plus grands penseurs de l’Occident, après Platon et Aristote et bien avant Emmanuel Kant.
En l’an 410 de notre ère, les hordes barbares saccageaient l’Europe et précipitaient la ruine définitive de l’Empire romain d’Occident. Des nostalgiques du vieux paganisme trouvèrent alors prétexte pour accabler les chrétiens, les accuser d’être les responsables directs de la calamité s’abattant sur l’Occident civilisé. C’est parce qu’on avait délaissé les vieilles divinités païennes, affirmait-on, que ces malheurs survenaient les uns après les autres. Il faudrait réencenser les dieux teutoniques, servir de nouveau les déesses de la Gaule, se prosterner devant les divinités du Nord, rallumer les feux éteints des autels du Latrium… Autrement, ils se vengeraient encore.
Depuis quelque temps, certains de nos contemporains récitent à peu près les mêmes litanies. En tout cas, ils ne manquent pas l’occasion, au nom de leur néo-paganisme, de s’en prendre aux chrétiens! Leurs catéchismes et leurs missels vous apprennent comment on devient païen! Leurs campagnes de la « bonne parole » invertie invitent Celtes et Gaulois, descendants des Étrusques et autres Hellènes à s’unir contre cette engeance judéo-chrétienne…
N’étant ni devin ni astrologue, j’ignore ce qui sera de l’avenir de nos pagano-civilisés modernes, et ce qui restera de leurs pamphlets contre le monothéisme biblique et la croix du Christ des Évangiles. Je serai prudent et ne prononcerai pas une oraison funèbre avant que le Seigneur révèle ses intentions à lui. En revanche, je sais que La Cité de Dieu de saint Augustin inspirera sans doute d’autres générations encore jusqu’à la fin des temps. Je vous lis les premières lignes :
« La très glorieuse Cité de Dieu considérée, d’une part, au cours des âges d’ici-bas où vivant de la foi elle fait son pèlerinage au milieu des impies, d’autre part dans cette stabilité de l’éternelle demeure, qu’elle attend maintenant avec patience jusqu’au jour où la justice sera changée en jugement et que, grâce à sa sainteté, elle possédera alors par une suprême victoire dans une paix parfaite… C’est donc aussi de la Cité de la terre qui, en voulant tout dominer, malgré sa mainmise sur les peuples, est dominée elle-même par la passion d’hégémonie, qu’il faudra parler… C’est en effet de cette Cité que viennent les ennemis contre lesquels il faut défendre la Cité de Dieu. »
La citation de saint Augustin nous sert d’illustration de la manière dont le chrétien, à tout âge, doit se tenir sur la tour de garde sur le rempart pour observer la réalité la plus accablante, avec les yeux lucides d’une foi sereine. Le prophète, lui, nous permettra de progresser sans précipitation ni panique, au cours du temps fugace, jusqu’au seuil de l’éternité. Augustin, témoin de la seule Cité permanente, illustrera la qualité de l’observateur averti qui ne se trompe pas de tour de garde. C’est à la lumière de l’éternité qu’il observera toutes choses! Habacuc, qui a reçu une vision, a aussi reçu l’ordre de l’écrire; actuellement, elle fait partie du livre saint, la Bible chrétienne. Cet écrit nous orientera, indiquera la route, nous assistera à monter, à notre tour, sur le rempart irremplaçable, celui du Seigneur Dieu.
Mais, demandez-vous, il faut encore plus de précision. De quel rempart s’agit-il exactement? Nous n’aimerions pas nous tromper d’adresse! Les poteaux indicateurs du prophète et la route balisée de la Bible nous conduisent, soyons-en certains, vers la croix du Calvaire.
Souvenez-vous que le Christ fut crucifié hors des murailles de la ville et que l’endroit où fut dressée sa croix était une insignifiante colline, lieu apprécié de la vindicte populaire. Mais c’est précisément à cet endroit peu glorieux, au Calvaire, et non à Saint-Jean de Compostelle ni à Genève, que nous nous rendrons, certainement pas à Rome, ni même à Wittenberg… Car depuis le 16e siècle nous avons réappris que le Christ crucifié est l’unique rempart pour nos âmes; la tour de garde à partir de laquelle notre foi promènera son regard pour scruter les signes des temps et pour saisir le sens des choses. Martin Luther, le grand réformateur allemand de Wittenberg, nous a enseigné une leçon définitive. Il nous faut faire de la théologie de la croix, résolument opposée à toute théologie de la gloire. Car c’est au pied de la croix et grâce à elle qu’est justifiée notre foi et sont sanctifiées nos actions.
Accourons donc vers elle. Accourez, foule sans Berger, vers l’Évêque suprême des âmes. Non pas vers Bethléem ni en terre sainte, car il n’en existe point. Il n’existe que le saint Évangile. C’est à la croix que nous communierons à son corps, le pain descendu du ciel, rompu pour nous, offert pour être notre nourriture spirituelle. Nous participerons aussi à la coupe contenant le sang qui scelle la Nouvelle Alliance de la grâce et la réconciliation avec Dieu le Père. Cherchons, au Calvaire, dans les blessures du divin Sauveur, la guérison de nos blessures; dans sa déréliction, notre consolation; notre vie, dans sa mort et son ensevelissement. Abandonnons, voulez-vous, nos fragiles abris pour trouver le Refuge éternel; renonçons définitivement aux trêves éphémères pour jouir, enfin, de la paix de Dieu.