Habacuc 1 - Une imploration pathétique - Jusques à quand?
Habacuc 1 - Une imploration pathétique - Jusques à quand?
« Voici la menace dont le prophète Habacuc eut la vision : Jusques à quand, Éternel, appellerai-je au secours sans que tu écoutes, te crierai-je : violence! sans que tu sauves? Pourquoi me fais-tu voir le mal et regardes-tu l’oppression? Pillage et violence sont devant moi, il y a contestation, et la dispute s’élève. C’est pourquoi la loi est paralysée, et le droit n’est jamais établi, car le méchant assaille le juste, c’est pourquoi un droit perverti s’établit. »
Habacuc 1.1-4
Et ce mal se passe au sein même du peuple de Dieu, la nation de l’alliance divine, propriété du Seigneur! Le prophète ne vise pas les peuples voisins, oppresseurs et impérialistes; il ne dénonce pas les exactions commises chez les étrangers… Il a en vue les siens. Sans doute, s’il se trouvait aujourd’hui parmi nous, il dénoncerait aussi bien les méfaits d’un Occident ex-chrétien que l’hypocrisie d’une Église ayant perdu sa saveur de sel, oublié sans doute dans la salière… Il observerait à quel point l’institution du mariage est bafouée; comment les enfants sont massacrés dans le ventre de leurs mères; il constaterait que la perversion morale est considérée comme une nouvelle expression de l’art. Il ferait le décompte des complexes industriels fabriquant et vendant sans frein ni mesure des armes encore jamais vues. Il calculerait le chiffre d’affaires de certains empires financiers, toujours à l’affût d’une guerre, si ce n’est en la provoquant, heureux d’accumuler des profits énormes, quel que soit le coût en destruction et en souffrance humaine.
Telle est la sinistre actualité dont le prophète est quotidiennement, lui aussi, le témoin outré; juste, au sens d’homme pieux, nourri de cette piété qui craint Dieu et observe ses saints commandements, Habacuc est un homme profondément tourmenté.
Il avait déjà prié Dieu et imploré son assistance. Il espérait que sa toute-puissante intervention arrêterait le torrent boueux de malice déferlant sur son peuple et qu’elle nettoierait le bourbier d’immondices étalé sur la place publique; qu’il rétablirait l’ordre violé et restaurerait le bien, vilipendé sans cesse. Hélas!, tels ses prédécesseurs prophètes, il devient la risée de ceux qui se moquent royalement de justice, d’honnêteté et de vérité. Il est la cible d’attaques ignobles, sans répit et sans merci.
Alors, sombrant dans une détresse déchirante à la vue de ce peuple endurci, Habacuc tourne de nouveau sa face vers Dieu, en qui il a placé sa confiance pour l’implorer, lui poser directement ses questions angoissées qui, si elles étaient adressées ailleurs, ne seraient jamais entendues ou, pire encore, dégénéreraient en doute et en incrédulité empoisonnée.
C’est donc en tant que croyant qu’il pose ses questions. Il ne tient pas Dieu pour responsable des abominations sans nom dont il est le témoin, il ne le traite pas d’impotent, ne blasphème pas contre le saint nom de Dieu, Seigneur de toute majesté. Il ne se tourne pas davantage vers son entourage avec aigreur et acrimonie. Il ne harcèle pas ses voisins et compagnons par des « Que fait donc Dieu? Nous entend-il? Pèse-t-il véritablement dans la balance? » Au contraire, en dépit de son incompréhension, et bien que par moments il chancelle, prêt à succomber, il se tourne vers Dieu, car il sait que lui seul pourra répondre et apaiser ses angoisses. Comment Dieu peut-il être juste et puissant et tolérer pourtant autant le mal chez son propre peuple? Pourquoi tarde-t-il tant à punir l’inique et à sauver le juste? Dans le passé, il avait prié Dieu, son Dieu et Seigneur, mais il n’avait pas reçu de réponse. Dieu aurait-il abandonné les siens? Combien longtemps le juste devra-t-il encore subir la violence, être déchiré par les griffes des prédateurs?
« Dans l’Ancien Testament, la nature de toute prophétie, même lorsque les prophètes ont des visions, réside dans la parole, dans la communication de la pensée et de la volonté de Dieu. Par elle, un homme reçoit la mission d’annoncer une parole précise de Dieu. Chez le prophète Habacuc, cette communication a lieu sous la forme d’un procès : “Jusques à quand?” Qui ne connaît pas la Bible ne peut que s’étonner de voir un prophète parler ainsi avec Dieu. Ne fait-on pas preuve de plus de piété en se laissant porter avec patience par le cours de ce monde, en remettant à Dieu avec une entière confiance le soin d’intervenir s’il le veut et quand il le veut, et en se consolant dans l’espérance de l’au-delà aussi longtemps que tout est sens dessus dessous?
Nous devons prendre ce problème en considération avec le plus grand sérieux. Dieu exhorte souvent les siens à lui faire confiance, à attendre dans la patience. Et pourtant, si nous ne voulons pas tout mal comprendre, nous devons apprendre d’Habacuc, et de tous les autres hommes et femmes des saintes Écritures, que seuls ceux qui demandent avec une vive impatience à Dieu “Jusques à quand?” attendent vraiment dans la foi. Dieu lui-même le pousse à crier ainsi à lui. Sa Parole est responsable de leur faim et de leur soif de justice. Il s’est fait connaître à eux comme le Dieu saint, aussi ne peuvent-ils pas s’accommoder de lui comme les païens le font avec leurs idoles, pas plus d’ailleurs qu’ils ne le peuvent du monde tel qu’il est. Elle donne à la vie son sens véritable, qui consiste dans ce fait que nous existons parce que Dieu existe pour nous. La justice, c’est la communion entre Dieu et ses créatures…
Le Tout-Puissant s’unit à l’opprimé et renverse ainsi tout ordre fondé sur le soi-disant droit du plus fort. Quand le prophète crie à Dieu “Jusques à quand?”, il exprime donc la plainte de millions d’opprimés… Toutefois, en agissant ainsi, il presse Dieu de ne pas différer plus longtemps le châtiment de son propre peuple… Les prophètes authentiques se distinguent des faux prophètes en ce qu’ils n’ont pas confondu la volonté de Dieu avec les désirs du peuple; ils se sont au contraire prononcés en faveur du droit de Dieu, et pour qu’il soit mis en évidence sans équivoque, fut-ce au prix même du jugement de leur propre nation » (W. Vischer, p. 11-19).
La situation d’Habacuc serait donc bien plus grave, pour ne pas dire tragique, s’il ne se savait appelé par Dieu à sa tâche prophétique. Car ce n’est pas en tant qu’un particulier, membre de la nation, qu’il prie et invoque, mais en sa qualité d’homme ayant reçu une charge, porteur d’un office redoutable, comme l’oracle qui doit proclamer le message divin; il a la mission d’exprimer prophétiquement sa détresse. Sa prière ne peut pas être confondue avec ce gémissement qui nous est si familier, et qui est à la fois une plainte pour toutes les injustices et le désir de voir Dieu se dresser, enfin, contre elles. Habacuc n’aurait pas ressenti la douleur à la vue de ces horreurs avec autant d’intensité si le Tout-Puissant à qui il adresse sa prière ne lui avait pas confié une telle mission. Habacuc exprime son propre besoin d’aide, reconnaît la profonde misère dans laquelle le plonge la situation nationale, non pas à cause d’une détresse personnelle ou d’un accident de parcours, ou encore parce que ses affaires auraient fait faillite. Il parle singulièrement peu des circonstances extérieures de sa vie, il ne dit pas un mot de sa situation personnelle et n’étale pas ses états d’âme; il n’exprime pas un abattement subjectif.
Il commence son message par un cri qui est une invocation au Seigneur, la seule qui compte : « Seigneur, jusques à quand crierai-je et tu ne m’entendras pas? » Ces seuls mots font de lui un prophète et de son message un oracle divin. Il connaît Dieu pour l’avoir rencontré autrefois. Il a reçu de lui aussi bien une charge que des éclaircissements sur toute situation humaine, tellement désespérée. C’est ce Seigneur-là qui le guide dans sa prière lorsqu’il formule sa quête pathétique. Ses informations ne lui sont pas transmises par la presse écrite ou audiovisuelle; ce ne sont pas des experts politologues, des économistes compétents, des juristes attitrés qui le renseignent. Et encore moins les détenteurs de titres redondants en sciences dites humaines, humanistes, et même trop humanistes pour mériter une confiance excessive… Car aucune de leurs analyses ne saurait mesurer l’abîme de misère et de mal qu’une courte phrase biblique décrit avec un réalisme poignant : l’abîme du péché.
Parce que le Seigneur Dieu lui a accordé ses clartés, il peut se passer fort bien de l’avis du psychologue, de la compétence de l’économiste, de l’expert en la chose politique et des lumières blafardes d’une culture dégénérée. Habacuc possède la véritable maturité humaine; c’est en connaissant Dieu qu’il connaît aussi l’homme, ce qui, selon le mot immortel du grand Calvin, est le commencement même de toute véritable sagesse. Il est l’oracle de Dieu et non un commentateur ordinaire de l’actualité sociale et mondaine. Nous aussi nous devons savoir avant tout comment analyser les circonstances et évaluer les situations du point de vue du ciel, à partir de l’angle d’observation divin.
Or, le Dieu d’Habacuc, notre Dieu en Jésus-Christ, n’est pas, lui non plus, un commentateur neutre. Il ne promène pas le regard froid de Sirius sur les infinies tragédies qui frappent les humains. Maître incontesté, il entraîne à sa suite des hommes et des femmes comme vous et moi, il leur confie un fardeau, les qualifie, les équipe, les guide et met le feu dans leurs os pour les faire entrer dans la bataille. Sa grâce s’occupe des affaires du monde avant même que nos faibles balbutiements, voire nos interrogations angoissées, ne lui parviennent. C’est à cause de sa grâce prévenante que le prophète du passé, comme le ministre de l’Évangile aujourd’hui, ainsi que tout fidèle chrétien, peut l’invoquer et implorer l’exaucement de leurs requêtes, si toutefois elles sont en harmonie avec sa sainte, sa sage, sa parfaite volonté.
Lorsqu’on a été en la présence de Dieu, les mille détresses du monde prennent un autre visage; elles s’éclairent avec une lumière si crue qu’elle n’épargne aucun trait, même le plus hideux; et notre propre détresse atteint une telle intensité que les circonstances apparaissent encore plus graves et la situation plus tragique. L’abîme n’est pas n’importe quel abîme, mais celui que l’œil divin a mesuré. Et parce qu’il ne tolère pas l’injustice, qu’il hait l’oppression, qu’il s’oppose aux exactions et aux violences, les prophètes et les témoins de Dieu ne les toléreront pas davantage. Parce que de toute la force de sa sainteté il s’oppose au mal, l’oracle du Seigneur s’engagera avec toutes ses forces et descendra dans l’arène pour combattre l’iniquité. C’est à cause de sa foi en lui que, rempli de sainte colère, le juste protestera, car, comme nous le verrons encore, « le juste vivra par la foi ».
Puissions-nous saisir ce message de la révélation biblique. Dieu ne se contente pas d’assister indifférent et apathique au spectacle du mal et de la misère humaine. Il souffre lorsque ses créatures souffrent. Partout où la force brutale l’emporte sur le droit, Dieu ne demeure pas insensible. Il veille afin que l’injustice ne passe pas inaperçue; nous en avons la certitude parce qu’il a chargé son prophète de dénoncer l’oppression. Il a préparé le cœur de cet homme, dont nous ne connaissons rien d’autre que le nom, mais dont le cœur vibrant bat de toutes les palpitations du cœur divin; ses entrailles de miséricorde n’admettront pas la souffrance infligée par les méchants. Chaque soupir du prophète témoigne du soupir de Dieu devant la violence.
Tant qu’il y aura une bouche criant son indignation contre l’injustice, nous saurons que Dieu en personne crie son indignation. Tant que le témoin de Dieu dénoncera encore aujourd’hui l’iniquité sous toutes ses formes, morale, politique, économique, culturelle, soyons certains qu’une obscurité sans étoiles n’obscurcira pas notre ciel. À cause de notre cœur qui soupire, nous savons que Dieu ne se tait point. Il ne s’est jamais tu, d’ailleurs, pas un seul moment. Laissez donc aux prophètes de Dieu, ceux du passé comme ceux d’aujourd’hui, la liberté de protester, d’exprimer leur juste colère, de dénoncer les hypocrites, de s’en prendre aux oppresseurs et aux persécuteurs de chrétiens; à ceux qui, en Occident, en Orient, dans le Tiers Monde ou au Proche-Orient, exploitent les richesses au déni de la plus élémentaire justice; aux hommes sans cœur qui se nourrissent du sang et de la sueur des miséreux. Laissez aux prophètes et aux témoins de Dieu dénoncer leurs méfaits; ils ont reçu la charge d’une telle mission, de la part du Seigneur Dieu dont les oreilles ne sont pas sourdes aux cris de la veuve et de l’orphelin, qu’ils montent des immensités sud-américaines ou des sous-sols pétrolifères des déserts d’Arabie.
Dieu n’a pas envoyé seulement des prophètes et des témoins humains. Les interrogations que nous lui adressons, nos indignations et nos colères ont été les siennes, lorsque le Fils de Dieu, le Sauveur des hommes, le seul véritablement juste, a aussi soupiré, versé des larmes, lancé son déchirant « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46). Oserions-nous encore prétendre que Dieu reste indifférent, si ce n’est impotent? Oserions-nous affirmer, en dépit du message d’Habacuc, que l’Ancien Testament est soit sans intérêt, soit dépourvu d’actualité? Si le prophète avait vécu parmi nous, il nous aurait adressé les mêmes reproches et interrogé « Jusques à quand? » Sachons aussi que, par sa bouche, Dieu en personne aurait proféré son redoutable « Fils de l’homme, jusqu’à quand, vos abominations? »
Tel est le Dieu de la révélation biblique, chrétienne, le Père de Jésus-Christ, le Père de toute compassion, le seul en qui nous placerons notre confiance, le seul à qui nous appartenons, le seul vers qui nous tournerons notre regard implorant. Notre cœur traversé par le doute ou tenaillé par la douleur l’invoquera et l’implorera. Lui, qui est notre Dieu, à qui nous appartenons en Christ Jésus, dans la communion de son Saint-Esprit.