À l’ombre de la culture de la mort
À l’ombre de la culture de la mort
Malcolm Muggeridge, le grand journaliste chrétien, pensait que l’acceptation de l’avortement signait la mort de l’Occident.
Il était prévisible qu’au fur et à mesure que l’Occident avançait dans l’ère post-chrétienne, les interdictions de tuer des êtres humains enracinées dans l’éthique judéo-chrétienne tomberaient. Les Occidentaux n’ont plus de raison de croire au « caractère sacré de la vie humaine » parce qu’ils n’ont plus de raison de croire au caractère sacré de quoi que ce soit. Les universitaires et les professionnels de la santé plaident désormais ouvertement la cause de la pratique préchrétienne de l’infanticide6 et citent explicitement les valeurs chrétiennes résiduelles comme la seule raison pour laquelle nous ne l’avons pas encore adoptée. Comme l’a fait remarquer Louise Perry, qui est « pro-choix » à contrecœur :
« Le statut légal de l’avortement est au centre de la guerre culturelle contemporaine parce qu’il représente le point culminant de la déchristianisation. Lorsque les défenseurs pro-vie et les défenseurs pro-choix se battent sur les détails de la politique de l’avortement, ils se battent en réalité pour savoir si notre société doit rester chrétienne. La plupart des personnes qui se décrivent comme pro-choix n’ont pas vraiment réfléchi à ce que signifierait un véritable abandon du christianisme, c’est-à-dire l’abandon de l’insistance historiquement bizarre des chrétiens sur le fait que “Dieu a choisi les choses faibles du monde pour faire honte aux forts”. Il y a cependant quelques hérauts de la repaganisation qui sont prêts à faire preuve d’une cohérence confiante et effrayante.7 »
La philosophe française Chantal Delsol partage cette analyse8. Ils ne sont toutefois certainement pas les premiers. Malcolm Muggeridge, l’un des plus grands journalistes chrétiens du 20e siècle, estimait que l’acceptation de l’avortement signait la mort de l’Occident. Muggeridge est décédé le 14 novembre 1990, et il a vécu assez longtemps pour voir la culture de la mort s’enraciner. Il est surtout connu (par ceux qui se souviennent encore de lui) comme écrivain, personnalité de la télévision et, à la fin de sa vie, comme apologiste chrétien excentrique mais brillant. Cependant, Muggeridge était également un militant pro-vie et cherchait à défendre la cause pro-vie à chaque occasion, notamment en prenant la parole lors des marches pour le droit à la vie à Londres et dans tout le Royaume-Uni.
De nombreux vétérans du mouvement pro-vie canadien se souviennent de la famille Muggeridge comme de compagnons d’armes au début de la lutte contre l’avortement. Le fils de Malcolm, John, et sa femme Anne Roche, qui vivaient à Toronto, étaient de fervents partisans de cette cause. Deux des petits-fils de Malcolm, Peter et Charles, ont écrit pour le journal pro-vie The Interim. John était conseiller éditorial de LifeSiteNews et rédacteur en chef de la Human Life Review, basée à New York. Kitty Muggeridge, brillante écrivaine, a vécu à Welland (Ontario) avec son fils et sa belle-fille après la mort de Malcolm, jusqu’à son propre décès en juin 1994.
Malcolm Muggeridge a parcouru le sud de l’Ontario au cours des années 1970, donnant des conférences soir après soir dans des salles combles sur le caractère sacré de la vie et la menace existentielle de l’avortement. Le deuxième Festival pour la vie, qui s’est tenu à Ottawa en 1977, a accueilli Muggeridge en tant qu’orateur principal. Il s’est également rendu à la manifestation sur le droit à la vie à St. Catharines en octobre 1978, où il a prononcé un discours sur « la pente glissante » au Thistle Theatre de l’université Brock, évoquant le glissement de la contraception à l’avortement sur demande. Muggeridge a fait appel à tous ses talents d’orateur pour inciter le public à s’opposer à l’avortement par tous les moyens possibles.
Muggeridge (avec Everett C. Koop) a également rédigé l’une des postfaces du petit livre de 1984 du président Ronald Reagan, Abortion and the Conscience of a Nation [L’avortement et la conscience d’une nation], la seule polémique antiavortement écrite par un chef d’État en exercice. Muggeridge a souvent condamné l’avortement à la télévision et dans la presse écrite, mais le résumé le plus succinct de son point de vue — toujours d’actualité — a été publié pour la première fois dans le Sunday Times de Londres. Il a été réimprimé en 1975 dans la Human Life Review9 où il a prophétisé ce que la déchristianisation signifierait pour les enfants à naître :
« Notre mode de vie occidental est arrivé à un point de rupture; la tentative par le temps de prendre le contrôle de l’éternité a atteint le point où des décisions irrévocables doivent être prises. Soit nous continuons à façonner notre propre destin sans nous référer à un être supérieur à l’homme, en décidant nous-mêmes combien d’enfants naîtront, quand et dans quelles variétés, quelles vies valent la peine d’être vécues et lesquelles doivent être mises à l’écart, de qui les pièces détachées — reins, cœur, organes génitaux, boîte crânienne même — seront prélevées et à qui elles seront attribuées.
Ou bien nous faisons un pas de recul, cherchant à comprendre le dessein de notre Créateur sur nous et à nous y conformer plutôt que de rechercher le nôtre; en toute humilité, nous prions “Que ta volonté soit faite”, comme le fondateur de notre religion et de notre civilisation nous l’a enseigné.
C’est de cela qu’il s’agit dans la controverse sur l’avortement et c’est de cela qu’il s’agira dans la controverse sur l’euthanasie lorsqu’elle se présentera, comme il est inévitable qu’elle se produise bientôt. La suite logique de la destruction de ce que l’on appelle les “enfants non désirés” sera l’élimination de ce que l’on appellera les “vies non désirées” — une mesure législative que, jusqu’à présent, dans toute l’histoire de l’humanité, seul le gouvernement nazi s’est risqué à mettre en œuvre.
En ce sens, la controverse sur l’avortement est la plus vitale et la plus pertinente de toutes. En effet, nous pouvons survivre aux crises énergétiques, à l’inflation, aux guerres, aux révolutions et aux insurrections, comme nous l’avons fait dans le passé; cependant, si nous transgressons le fondement même de notre existence mortelle, en devenant nos propres dieux dans notre propre univers, alors nous disparaîtrons sûrement de la terre, et ce sera mérité.10 »
Il avait raison, et il faisait partie d’une poignée de personnes qui voyaient l’avenir avec une grande clarté morale. Muggeridge a été l’un de ces prophètes maudits qui ont vu se réaliser un grand nombre des tragédies qu’ils avaient annoncées. Les corps des bébés avortés sont aujourd’hui pillés pour obtenir des pièces détachées, qui sont utilisées dans d’affreuses expériences de Frankenstein dans nos meilleures universités. Les victimes de l’euthanasie peuvent être tuées de manière à ce que leurs organes soient prélevés et transférés à ceux dont la vie vaut la peine d’être vécue. Toutes les nations occidentales ont désespérément besoin de bébés; toutes les nations occidentales tuent leurs propres enfants en nombre stupéfiant et avec une brutalité stupéfiante.
La condamnation par Muggeridge de la révolution sexuelle qui se déroule dans tout l’Occident a été rendue encore plus aiguë par sa propre expérience de jeune homme aux mœurs légères et adultères11. Il connaissait les conséquences de ces comportements destructeurs sur les mariages, les familles et les âmes, et ses écrits sur la vie, sur la mort et sur le meurtre des enfants à naître mettaient beaucoup de ses contemporains mal à l’aise. Malgré cela, Muggeridge est arrivé à l’étape de la vieillesse non pas avec optimisme, mais avec un réalisme chrétien :
« Nous pouvons regarder s’effondrer les institutions et les structures sociales de notre époque — et je pense que vous, qui êtes jeunes, êtes condamnés à les regarder s’effondrer — et nous pouvons nous attendre à devoir faire face à ce qui semble être un pouvoir irrésistiblement croissant du matérialisme et des sociétés matérialistes. Cependant, ce ne sera pas la fin de l’histoire. Comme l’a dit saint Augustin — et j’aime y penser — lorsqu’il a appris à Carthage que Rome avait été mise à sac : “Si cela s’est produit, c’est une grande catastrophe, mais nous ne devons jamais oublier que les cités terrestres que les hommes construisent, ils les détruisent aussi, mais qu’il y a aussi la Cité de Dieu que les hommes n’ont pas construite et qu’ils ne peuvent pas détruire.” Il a consacré les dix-sept années suivantes de sa vie à définir la relation entre la cité terrestre et la Cité de Dieu — la cité terrestre où nous vivons pour une courte période, et la Cité de Dieu dont nous sommes les citoyens pour l’éternité. »
En attendant, la tâche des chrétiens qui vivent au milieu de la mort de la chrétienté est la même que celle de ceux qui ont affronté les maux de l’Empire romain à sa naissance tumultueuse et sanglante. Les premiers chrétiens ont combattu les pratiques d’avortement, d’infanticide et d’abandon. Ils ont insisté sur l’amour des « plus petits d’entre eux » — les handicapés, les indésirables et les exclus. Alors que nous avançons dans la nuit post-chrétienne et que le vernis de la civilisation s’amincit, il doit y avoir des personnes qui s’accrochent résolument à la conviction selon laquelle toute vie humaine est sacrée et qui sont prêtes à se sacrifier pour cette conviction. L’Occident devient rapidement un endroit dangereux pour les faibles et les vulnérables, et nous devons nous souvenir des paroles de ce grand chrétien humanitaire, philanthrope et abolitionniste qu’était William Wilberforce : « Qu’il ne soit pas dit que je suis resté silencieux quand ils avaient besoin de moi. » Ce n’était pas le cas de Muggeridge, mais il n’est plus là. C’est à notre tour de parler.
Notes
1. Joe-Lize Kruijsse-Brugge, « Both Norway and Denmark on the path to liberalise abortion » [La Norvège et le Danemark sur la voie de la libéralisation de l’avortement], CNE News, 7 mai 2024.
2. Claudia Chiappa, « Denmark relaxes abortion law » [Le Danemark assouplit la loi sur l’avortement], Politico, 3 mai 2024.
3. « Polish government announces new guidelines reaffirming legality of abortion » [Le gouvernement polonais annonce de nouvelles lignes directrices réaffirmant la légalité de l’avortement], Euronews, 31 août 2024.
4. George Wright, « France makes abortion a constitutional right » [La France fait de l’avortement un droit constitutionnel], BBC News, 4 mars 2024.
5. Kate Whannel, Vicki Young, « MPs to get first vote on assisted dying for nine years » [Les députés vont voter pour la première fois depuis neuf ans sur l’aide à mourir], BBC News, 4 octobre 2024
6. Jonathon Van Maren, Le retour à la fournaise de Moloch.
7. Louise Perry, « We Are Repaganizing » [Nous repaganisons], First Things, octobre 2023.
8. Jonathon Van Maren, « We are entering a new pagan age » [Nous entrons dans une nouvelle ère païenne], The Bridgehead, 21 février 2023.
9. Malcolm Muggeridge, « What the Abortion Argument Is About » [L’argument de l’avortement], The Human Life Review, 1975.
10. Malcolm Muggeridge, « What the Abortion Argument Is About » [L’argument de l’avortement], The Human Life Review, 1975.
11. Jonathon Van Maren, « Malcolm Muggeridge, Lifelong Seeker » [Malcolm Muggeridge, chercheur perpétuel], The European Conservative, 28 janvier 2022.