Être prêt à mourir
Être prêt à mourir
Vous qui lisez ces lignes, êtes-vous prêts à mourir? À mourir dans l’heure qui vient s’il le faut? Voilà une question surprenante et même menaçante, diront certains. Pourquoi faudrait-il y réfléchir si urgemment? On a bien le temps d’y penser, occupons-nous plutôt de choses pratiques concernant notre vie présente. Voilà bien la sottise humaine. S’il y a une question qui devrait retenir notre attention, nous préoccuper, nous faire réfléchir et méditer, c’est celle de notre condition mortelle, qui que nous soyons. Mourir, ce n’est pas l’affaire des autres, c’est avant tout la mienne. Peu importe que je sois jeune ou vieux, riche ou pauvre, homme ou femme, Européen ou Africain, je puis mourir dans l’heure qui vient, car mes jours sont comptés, et non par moi-même, mais par celui qui les a faits.
La mort est inéluctable depuis le commencement de la vie; elle est même programmée depuis notre conception. C’est le fait qui rassemble tous les êtres vivants, par delà toutes leurs différences. Tout le monde sait cela, bien sûr, ce n’est pas une grande découverte que de le dire. Et pourtant, l’attitude de la plupart des vivants par rapport à la mort reflète une grande négligence. Non pas que les vivants ne tâchent de se protéger contre la mort tant qu’ils le peuvent. On organise de manière collective l’instinct de survie, on cherche à établir toutes sortes de mesures de sécurité que la loi rend obligatoires, on vaccine à tour de bras, on réprime les conduites jugées dangereuses pour la vie des autres. Rien de mal à cela, bien entendu. La vie, don de Dieu, doit être protégée, et en particulier celle des êtres les plus fragiles et les plus démunis.
Le problème que je soulève n’est pas là. Il s’agit plutôt de faire face de manière réaliste au fait qu’un jour ou l’autre, j’atteindrai le seuil de la mort, quelles que soient les précautions légitimes prises pour ne pas faire face trop tôt à cette échéance obligatoire. Ni l’accumulation de mes richesses personnelles ni le nombre de mes succès n’y changeront quoi que ce soit. Il vaut la peine de prêter attention à la parabole du riche insensé que Jésus dit un jour à son auditoire :
« La terre d’un homme riche avait beaucoup rapporté. Il raisonnait en lui-même et disait : “Que ferai-je? Car je n’ai pas de place pour amasser mes récoltes. Voici, dit-il, ce que je ferai : j’abattrai mes greniers, j’en bâtirai de plus grands, j’y amasserai tout mon blé et mes biens, et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; repose-toi, mange, bois et réjouis-toi.” Mais Dieu lui dit : “Insensé! cette nuit même ton âme te sera redemandée; et ce que tu as préparé, à qui cela sert-il?” Il en est ainsi de celui qui accumule des trésors pour lui-même, et qui n’est pas riche pour Dieu » (Lc 12.16-21).
Cette parabole attire notre attention sur le fait que la vie tout entière est une préparation à la mort, ou en tout cas devrait l’être. Notre style de vie, nos priorités, notre conduite devraient toujours refléter cette conscience de notre mortalité telle que la parabole de Jésus l’exprime : « Insensé! cette nuit même ton âme te sera redemandée. » La mort en effet ne constitue pas la fin de notre existence de manière absolue, elle est plutôt un seuil qui nous fait quitter la vie terrestre et nous confronte à l’ensemble de nos actes, à la totalité du cours de notre vie, dont nous devrons rendre compte. Pour reprendre les termes par lesquels Jésus conclut sa parabole, avons-nous accumulé des trésors pour nous-mêmes ou avons-nous été riches pour Dieu? C’est de cela que chacun devra rendre compte au terme de son existence terrestre. L’apôtre Paul se fait l’écho de ces paroles de Jésus au cinquième chapitre de sa seconde lettre aux chrétiens de Corinthe :
« Aussi, que nous restions dans ce corps ou que nous le quittions, notre ambition est de plaire au Seigneur. Car nous aurons tous à comparaître devant le tribunal du Christ et chacun recevra ce qui lui revient selon les actes, bons ou mauvais, qu’il aura accomplis par son corps » (2 Co 5.9-10).
On est loin ici de l’idée que se faisaient certains de la mort dans l’Antiquité, cherchant à en conjurer la peur. Ils disaient en effet qu’on ne devrait jamais avoir peur de la mort, car avant de mourir on est toujours en vie, donc on n’a rien à redouter, tandis qu’après être mort on ne sait ni ne connaît plus rien, donc il n’y a rien à redouter non plus. Pour la Bible, on ne devrait certes pas avoir peur de la mort, mais sur une tout autre base. La mort physique étant non pas un simple phénomène naturel, mais plutôt la conséquence d’un état spirituel hérité depuis la séparation entre l’homme et Dieu, c’est cet état spirituel qu’il faut confronter.
Alors, comment le faire? Puis-je rectifier par moi-même une situation apparaissant d’emblée comme désespérée? Ma conduite et mes œuvres peuvent-elles changer le cours inéluctable qui me rapproche chaque jour de l’échéance fatale? Certes, non, cela ne peut constituer la base sur laquelle ma déchéance spirituelle peut être combattue et ma vie restaurée, arrachée à l’aiguillon de la mort. La mort rédemptrice d’un autre, celui-là même qui disait cette parabole à ses auditeurs, sa mort constitue le seul fondement sur lequel ma vie peut aboutir à autre chose qu’à une mort spirituelle.
Car la mort du Fils de Dieu incarné est inséparable de sa résurrection, lui qui ne pouvait rester enfermé dans les liens de la mort. Lorsque je suis mis au bénéfice de sa mort et de sa résurrection par la foi, je puis confronter ma véritable condition spirituelle et être riche pour Dieu. Je puis faire face à la mort qui m’attend en sachant que dès maintenant je vis d’une vie autre que simplement naturelle. Je vis de la vie du Ressuscité, me préparant à la mort tout en sachant que j’ai déjà hérité la vie éternelle qui est la sienne, travaillant pour acquérir non des richesses qui m’éloignent de Dieu, mais en devenant riche pour Dieu. Ma comparution au tribunal du Christ, qui m’attend après ma mort, ne sera pas la dénonciation de ma faillite spirituelle, mais l’inauguration de la vie de plénitude accordée par le Ressuscité.
Car voilà en effet le grand paradoxe de la vie et de la mort : on peut être vivant physiquement, et en même temps mort spirituellement; tout à la fois vivant et même très actif, et déjà enterré dans une vie qui a manqué son but. Car cette vie est coupée de sa source profonde, de Dieu qui l’initie, qui lui donne sens et qui peut la reprendre à tout moment. Cela c’est la mort spirituelle qui aboutira au jour de la comparution devant le tribunal de Christ à une condamnation sans appel. C’est cela sur quoi tous devraient méditer jour après jour.
Pourquoi donc parlons-nous particulièrement du tribunal du Christ? C’est parce que celui qui a donné sa vie pour que la nôtre revête un sens, et qui n’a pu le faire que parce qu’il était revêtu d’une nature divine, même dans sa chair humaine, demandera à chacun des comptes quant à la mort qu’il a consentie sur la croix. Qu’en aurez-vous fait, vous qui pouvez être mis au bénéfice de sa mort, car vous en connaissez la nature et le but? L’aurez-vous embrassée, avec la résurrection qui l’a suivie, pour enterrer avec lui votre propre mort spirituelle et sortir victorieux de la tombe avec lui dans une vie renouvelée dès aujourd’hui, une vie destinée à être riche pour Dieu? Ou l’aurez-vous méprisée, ignorée, comme le font hélas! la vaste majorité de ceux qui entendent l’Évangile et le rejettent? Ne vous y trompez pas! Ce choix est le choix fondamental qui vous attend lors de l’échéance inéluctable de votre comparution devant le tribunal du Christ après votre mort physique.
Concluons avec les paroles de l’apôtre Paul au sixième chapitre de sa lettre aux chrétiens de Rome, paroles qui nous mettent en face de la réalité et du sens ultimes de notre vie, rapportées à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ :
« Car si nous avons été unis à lui par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable à la sienne. Comprenons donc que l’homme que nous étions autrefois a été crucifié avec le Christ afin que le péché dans ce qui fait sa force soit réduit à l’impuissance et que nous ne servions plus le péché comme des esclaves. Car celui qui est mort a été déclaré juste : il n’a plus à répondre du péché. Or, puisque nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Car nous savons que le Christ ressuscité des morts ne meurt plus; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Il est mort et c’est pour le péché qu’il est mort une fois pour toutes. Mais à présent, il est vivant et il vit pour Dieu. Ainsi, vous aussi, considérez-vous comme morts pour le péché, et comme vivants pour Dieu dans l’union avec Jésus-Christ » (Rm 6.5-11).