Amos 4 - Des dents nettes
Amos 4 - Des dents nettes
« Allez à Béthel et péchez! Allez à Guilgal et péchez davantage! Offrez vos sacrifices le matin et vos dîmes tous les trois ans! Faites vos sacrifices de reconnaissance avec du levain! Proclamez, publiez vos offrandes volontaires! Car c’est là ce que vous aimez, fils d’Israël, — Oracle du Seigneur, l’Éternel. Et moi, je vous ai envoyé la famine dans toutes vos villes, le manque de pain dans toutes vos demeures. Malgré cela, vous n’êtes pas revenus à moi, — Oracle de l’Éternel. Et moi, je vous ai refusé la pluie, lorsqu’il y avait encore trois mois jusqu’à la moisson; j’ai fait pleuvoir sur une ville et je n’ai pas fait pleuvoir sur une autre ville; un champ a reçu la pluie, et le champ sur lequel la pluie n’est pas tombée s’est desséché. Deux, trois villes sont allées vers une autre pour boire de l’eau, et elles n’ont point apaisé leur soif. Malgré cela, vous n’êtes pas revenus à moi, — Oracle de l’Éternel. Je vous ai frappés par la rouille et par la nielle; vos nombreux jardins, vos vignes, vos figuiers et vos oliviers ont été dévorés par les chenilles. Malgré cela, vous n’êtes pas revenus à moi, — Oracle de l’Éternel. J’ai envoyé parmi vous la peste, comme en Égypte, j’ai tué vos jeunes gens par l’épée et laissé prendre vos chevaux; j’ai fait monter à vos narines l’odeur d’infection de votre camp. Malgré cela, vous n’êtes pas revenus à moi, — Oracle de l’Éternel. »
Amos 4.4-10
Une hygiène dentaire est une priorité pour éviter les caries et autres abcès, qui peuvent causer des rages de dents pouvant vous tenir éveillés des nuits entières. Il ne sera plus nécessaire d’absorber des tubes entiers d’aspirine ni de faire les cent pas en gémissant, avec des compresses chaudes sur les joues. Nettoyez bien vos dents, nous conseillent avec raison et insistance les dentistes.
Amos le prophète parle lui aussi de dents propres et nettes, mais sur un ton moins sérieux. C’est sur un ton sarcastique qu’il parle d’hygiène dentaire, car il prédit simplement une famine imminente; s’il y a des dents nettes, la raison en sera… qu’on n’aura rien à se mettre sous la dent! Finis donc les jours fastes. La raison de la netteté de vos dents, prophétise-t-il, ne sera pas le fait de l’hygiène, mais l’évidence du malheur qui va s’abattre sur vous.
On pourrait reprocher au prophète d’user d’humour noir, mais ceux d’entre nous qui ont été torturés par la faim et y ont survécu savent de quoi il parle. Je l’ai connue moi-même au début de mon adolescence, lorsque les enfants mangent d’habitude plus que de raison pour faire face à leur croissance. Ce qui portait le nom de pain, d’ailleurs rationné à 100 grammes par personne et par jour, n’était qu’une abjecte mixture de sciure de bois et autres ingrédients innommables. L’herbe bouillie à l’eau et mâchée avec quelques gouttes de citron remplaçait les légumes, et le dessert était, lorsqu’il y en avait, cet âpre et sec produit qu’on appelle caroube dans les pays méditerranéens et qui est mentionné dans la parabole de l’enfant prodigue pour montrer le dénuement extrême dans lequel il était tombé. Et nous fûmes heureux, à l’occasion de la veille du Nouvel An de ce terrible hiver 1941, de pouvoir partager entre les cinq membres de la famille une douzaine de maigres châtaignes en tout et pour tout…
Si l’adolescent que j’étais put survivre à ces terribles années de guerre, ce fut tout d’abord grâce à la providence divine, mais humainement parlant, grâce à l’amour et à l’esprit de sacrifice de mon admirable mère, qui donna souvent sa maigre portion de nourriture au benjamin de la famille afin qu’il puisse résister jusqu’à la fin de la guerre. Ceux qui mouraient emportés par la faim se comptaient, dans notre quartier, par milliers. Un méchant drap servait de bière, enveloppant le corps d’enfants que le père ou la mère portaient à même les bras ou dans une brouette; ou encore dans des vestiges de transports en commun qu’on voyait défiler dans les rues, délabrés et poussifs, où les vivants et les morts entassés suivaient le même parcours. Des mères expiraient sur le trottoir, serrant faiblement jusqu’au dernier instant les trois ou quatre bambins gisant à leur côté et qui ne tardaient pas à les suivre. Ailleurs, des hommes ayant conservé un semblant de vigueur se jetaient comme des chiens affamés sur les poubelles, fouillant jusqu’à ce qu’ils trouvent une pelure d’orange ou, si la chance leur souriait, l’os d’un cheval récemment crevé… Et cela sous l’œil railleur d’un occupant fort civilisé, observant avec une curiosité amusée le comportement bizarre de ce peuple dépouillé de tout et réduit à la dernière extrémité. De temps en temps, le vainqueur prenait des photographies de cette misère extrême, pour enrichir sans doute son album de souvenirs folkloriques.
La faim, lorsque nous la connaissons, lorsque nous en avons été les victimes, est bien autre chose que des statistiques froides et sans estomac, qui viennent nous rappeler de temps en temps que des gens meurent encore de faim dans le vaste monde.
Oui, nous avions des dents bien nettes, nous autres, lors de ces sombres années…
La faim, sinon la famine mortelle dont je viens de parler, je l’ai encore rencontrée dans ces pays que l’on appelle pudiquement « en voie de développement », où des frères dans la foi m’ont avoué parfois leur faim, où une banane peut être vendue au prix du bifteck. L’une de mes rencontres les plus bouleversantes avec la faim ce fut, je crois, celle que je fis vers le petit matin, dans le hall d’un de ces aéroports délabrés qu’on trouve si fréquemment dans des pays africains. J’attendais, en grignotant quelques fruits secs en compagnie d’un jeune Européen, qu’un incertain avion de passage veuille bien nous embarquer, lorsqu’un préposé au nettoyage, un adolescent d’environ 16 ans, s’approcha de nous. Il s’arrêta quelques instants devant moi en me fixant d’un regard infiniment triste, sans prononcer un mot. Qu’avait-il à me regarder ainsi? Je le lui demandai. Sa réponse, qui trouva en moi des échos lointains et douloureux, me bouleversa : « J’ai faim, Monsieur… »
Dans la pénombre de cet aéroport africain, je voyais surgir soudain les visages torturés par la faim de tant et tant d’êtres humains, balbutiant jusqu’à bout de forces leur faim tenace. Je revivais ainsi, dans la moiteur de cette nuit équatoriale, ces jours et ces nuits où, à l’âge de douze ans, j’avais moi aussi hurlé ma faim…
Voilà donc cette réalité avec laquelle nous ne devrions pas nous réconcilier, bien que je craigne que, trop souvent, nous ne devenions bien apathiques lorsqu’il s’agit de la faim des autres.
Je me garderai bien de dire que la faim qui fait mourir les gens ici ou là dans le monde est le jugement de Dieu sur les pauvres. Je me garderai aussi d’affirmer que les armées de « civilisés » qui avaient envahi le pays où je suis né, c’était le jugement que Dieu avait envoyé sur nous. Au contraire, comme le disait cet autre employé dans un autre aéroport, rencontré au hasard de mes déplacements en Afrique : « Mon pasteur, il n’y a que Dieu qui peut nous secourir… » Tandis que mon compagnon de vol, un nordique visiblement ému et scandalisé devant tant de misère, me demandait à son tour : « Vous, pasteur!, comment pouvez-vous encore croire en Dieu, ce Dieu qui laisse souffrir les innocents, et notamment les enfants? »
C’est là la question classique, celle à laquelle on s’attend. La faim et la misère ne sont pas toujours l’affaire de Dieu, mais notre faute à nous, lorsque riches et repus, et même exploiteurs, nous fermons le poing sur nos possessions et les yeux à l’injustice… De quel droit accuserions-nous Dieu lorsque nous savons parfaitement ce qu’il nous demande de faire?
Je connais des gens qui se disent curieusement des « chrétiens athées ». Demandez-leur de rendre grâces avant leur repas; ils refuseront. Quelle audace, quelle impudence, que de remercier Dieu avant le repas lorsque des millions de personnes vivent au-dessous du minimum vital et dépérissent du fait de n’avoir rien à se mettre sous la dent! Mais cette situation ne les empêchera pas de continuer à manger avec le plus robuste appétit.
Pourquoi remuer tant de souvenirs pénibles? Ne devrais-je pas me borner à faire une exégèse dépouillée du texte? Le prophète Amos éclaire pourtant tous ces souvenirs et m’explique la grande raison de la faim qui va s’abattre sur son peuple. « Dieu l’envoie », crie-t-il. Car dans la situation d’Israël, la famine était le fait même de Dieu.
Je m’empresse de préciser qu’Amos s’adressait à une population qui ne vivait qu’à la saison des vaches grasses. En termes plus modernes, on parlerait de structures socio-économiques. Mais en termes prophétiques, il y a une autre raison. Vous ne vous êtes pas convertis à moi, qui suis la clé des ressources naturelles, qui vous ai donné votre pétrole, qui ai mis cet incroyable volume de gaz naturel sous la terre, qui fais pousser le blé en abondance et fais mûrir vos fruits.
Le journal que vous lisez ne fait pas une telle analyse de la conjoncture économique, et votre parti politique ou votre centrale syndicale vous donne de tout autres raisons pour expliquer les crises et les remèdes pour les juguler. Mais sur quelles bases?
En ce qui me concerne, je préfère écouter le prophète pour comprendre les raisons profondes de la crise, de toutes les crises, plutôt que d’ajouter foi aux réponses que donne l’arrogant quotidien auquel je suis abonné.
Les grands fléaux qui dévastent le monde ont une cause morale et religieuse. Ne parlons pas de simple crise de culture ou de civilisation, voulez-vous? Appelons un chat un chat. La peste qui ravagea l’Occident à la fin du Moyen Âge coïncidait curieusement avec un tournant de cette période de l’histoire : période d’instabilité morale et spirituelle profondément dramatique.
Il nous faut lire notre histoire à la lumière de la Bible si nous voulons comprendre la situation moderne. Lorsque la crise nous frappe, cherchons-en les causes véritables. Cherchons les motifs spirituels de cette crise. Scrutons nos comportements insensés et nos folles aventures contre la volonté de Dieu, qui ne veut pourtant que notre bien-être, même terrestre, et nous découvrirons notre propre responsabilité dans le malheur qui nous frappe. Car, bêtes et méchants que nous sommes, nous refusons le diagnostic et la thérapeutique. En présence du mal qui s’aggrave de jour en jour, et sans sombrer pourtant dans une mentalité apocalyptique, j’aime à lire cette lettre ouverte du prophète Amos à des gens heureux et qui n’ont aucune raison de l’être.
L’accusation prophétique est précise, informée et circonstanciée. Voyez-le dénoncer ses compatriotes, se rendant au sanctuaire de Béthel pour y célébrer le culte, enveloppés de cette religiosité faite d’apparences, qui tente de cacher l’impiété sous des oripeaux et du maquillage tout en transgressant tous les commandements de Dieu. Ils voulaient rendre un culte à Dieu à leur façon, de manière autonome, en sortant des cadres fixés par lui.
Cette arrogante autonomie se manifestait aussi dans le fait de vouloir rendre un culte à Dieu dans un lieu qui n’avait pas été désigné par lui. Et c’est pourquoi par la bouche du prophète le Seigneur leur crie : « Cherchez-moi et ne cherchez pas Béthel! » Ceci me rappelle ces brassées de « confessions de foi » qui surgissent un peu partout dans cette époque de syncrétisme religieux, cherchant à faire cohabiter toutes les croyances et toutes les « spiritualités » dans une symbiose babélique. Chacun peut y trouver une religion à sa mesure et à ses goûts, à tel point que des farfelus sont allés, il y quelques années, jusqu’à parler de « la mort » de Dieu… Je crois que c’était Auguste Comte qui disait il y a un siècle : « Une religion sans Dieu? Mon Dieu, quelle religion! »
Une religion autonome par rapport à Dieu ne peut que consommer la rupture entre la foi et l’éthique. L’injustice et le déclin de la morale découlent tout naturellement d’une religion dont le Dieu du ciel et de la terre est absent. À présent, nous connaissons la raison de la crise imminente. Alors, ne nous hâtons pas de lancer des accusations folles contre Dieu telles : « Pourquoi Dieu s’acharne-t-il contre les humains? » Renversons les termes de notre interrogation : Pourquoi est-ce que je ne m’aligne pas sur ce conseil de Dieu? Pourquoi ne reconnais-je pas la perfection de sa sagesse, la richesse de sa bonté, la fermeté de ses promesses? Pourquoi est-ce que je m’obstine à me rebeller contre lui?
Le Dieu d’Amos est le même que celui de Jésus-Christ. Il nous appelle vers lui et nous demande : « Cherchez-moi et vous vivrez » (Am 5.4).
Nous ignorons quelles conséquences engendrera la crise spirituelle et morale actuelle. Mais que les chrétiens écoutent l’appel de Dieu. Qu’ils soient les premiers à se convertir chaque jour à lui. L’Esprit les travaille-t-il suffisamment? Leur conduite est-elle en accord avec la foi qu’ils professent? Cherchent-ils d’abord le Royaume de Dieu et sa justice? Se souviennent-ils du sévère avertissement de Jésus? « Quiconque me dit : Seigneur! Seigneur! n’entrera pas forcément dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7.21). Ne sont bienheureux que ceux qui ont faim et soif de la justice divine.