Christologie (31) - L'oeuvre royale du Christ
Christologie (31) - L'oeuvre royale du Christ
L’œuvre de Christ a aussi un aspect royal. Il y a eu des périodes où la théologie a surtout étudié l’œuvre de Christ de ce point de vue. Nous pouvons penser à certaines périodes du Moyen Âge, à l’Église orientale, à l’Église primitive, à Luther, qui a aimé parler de Christ comme d’un héros puissant. C’est naturellement une erreur si on accentue l’œuvre royale d’une telle manière que l’on viole le fait que cette même œuvre a aussi en sa totalité un aspect prophétique et un aspect sacerdotal.
Déjà, l’Ancien Testament parle de Christ comme d’un Héros vainqueur, comme d’un Roi (Gn 49.9-10 et plusieurs passages dans les psaumes et chez les prophètes, par exemple És 9.5-6; 53.12). Ésaïe dit aussi déjà que celui qui sauvera Israël souffrira pour son peuple (És 53). Ce dernier chapitre montre que la rédemption est surtout une rédemption du péché et de la culpabilité. C’est pourquoi le Royaume du Messie sera un royaume avec des dimensions infiniment plus grandes que n’importe quel empire terrestre. On ne sera pas seulement libre des puissances terrestres en ce Royaume messianique, mais aussi de la maladie, de la souffrance (És 35), de tout ce qui est venu dans le monde à cause du péché.
Le Nouveau Testament dessine l’œuvre de Christ comme une victoire remportée sur les ennemis du peuple de Dieu. Dès le début, Jésus insiste cependant sur le fait que l’on ne doit pas penser en premier lieu à des ennemis humains. Les Évangiles synoptiques nous montrent la lutte de Jésus avec Satan. Christ est surtout venu pour délivrer les hommes de Satan. Cette lutte de Christ commença tout de suite au moment de la tentation (Mt 4.1-11; Mc 1.12-13; Lc 10.17-18; 11.22; 22.28). Jésus sait que le diable sera toujours son ennemi quand il fera son œuvre (Mt 13.24-30). L’apôtre Jean décrit aussi l’œuvre de Christ comme une œuvre par laquelle Christ délivre son peuple (Jn 8.36), comme une victoire sur le monde (Jn 16.33). Jean dit que Christ est paru afin de détruire les œuvres du diable (1 Jn 3.8). Paul aime parler de l’œuvre de Christ comme d’un triomphe des puissances qui menacent notre vie (Rm 8.38-39; 1 Co 15.24-25; Ga 4.3,9; Ép 1.20-22; 6.11-12; Ph 2.10; Col 2.15). L’épître aux Hébreux dit que Christ a détrôné le diable et qu’il nous a ainsi délivrés de la servitude de Satan et de la crainte perpétuelle de la mort (Hé 2.14-15).
Le Nouveau Testament montre cependant encore plus clairement que l’œuvre libératrice de Christ concerne en premier lieu la délivrance de la culpabilité et du péché. C’est pourquoi en souffrant et en mourant Christ délivre les hommes (Mc 10.45). Il les sauve, parce qu’il ne veut pas sauver sa propre vie (Mt 27.42). En ôtant la culpabilité et la malédiction, Christ sauve aussi des autres puissances de destruction qui sont venues dans la vie à cause du péché. C’est pourquoi Christ vainc ces puissances à la croix! En mourant pour nous, Christ nous a délivrés de la mort (Ac 2.24; Rm 8.32,37; 1 Co 15.54-55; Hé 2.14), du diable (Hé 2.14) et de toutes les puissances qui veulent détruire notre vie (Col 2.14-15). Christ nous a délivrés de ces puissances parce qu’il a expié notre culpabilité (Col 2.14). La rédemption repose sur la réconciliation par la mort de Christ (Rm 3.25; Ép 1.7; Col 1.14). Le péché peut aussi être considéré comme une des puissances de destruction dont Christ nous délivre. Romains 6 parle du péché comme d’une puissance qui a été notre roi; Christ nous a délivrés de cette puissance en nous réconciliant avec Dieu (Rm 6.8-9). Christ devient le Seigneur de toutes choses par sa souffrance et par sa mort (Ph 2.9-10). Il mène l’histoire du monde vers son but, qui implique la rédemption totale du peuple de Dieu, parce qu’il est celui qui nous a rachetés par son sang (Ap 5.9). C’est pourquoi nous participons à la victoire de Christ par la foi (1 Jn 5.4).
Les puissances dont Christ nous délivre sont désignées de différentes manières : le péché, la mort, la malédiction de la loi (Rm 7; Ga 3.13; 4.5), on pourrait encore ajouter la colère de Dieu (Rm 5.9). Nous ne pouvons naturellement pas dire que Christ nous a sauvés de Dieu. Christ nous réconcilie avec Dieu et il nous délivre de Satan et des puissances de la destruction : la malédiction, la mort, le péché, etc. Ainsi, Christ nous redonne la possibilité de servir Dieu. Nous ne sommes plus sous la domination du péché, mais sous celle de la grâce. C’est pourquoi nous pouvons servir Dieu (Rm 6.1-14). Christ nous donne la liberté véritable (Jn 8.36). Cette liberté n’est pas une liberté neutre, mais une liberté pour le service de Dieu. La liberté chrétienne est la liberté quant au péché et pour la justice (Rm 6.17-23; Ga 5.1,13). Christ nous a délivrés de la loi du péché et de la mort afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui marchons, non selon la chair, mais selon l’Esprit (Rm 8.2-4), afin que nous accomplissions la loi de Christ (Ga 6.2), la loi de la liberté (Jc 1.25). La liberté que Christ nous donne est la liberté que nous avons dans son Royaume. Certes, nous n’entrons pas dans ce Royaume par nos œuvres; Christ a obtenu le Royaume pour nous à la croix quand nous étions encore des ennemis de Dieu. Mais cela n’empêche pas que le sermon sur la montagne peut être appelé la constitution de ce Royaume; Christ dit que, si notre justice ne dépasse pas celle des pharisiens et des scribes, nous ne participerons pas au salut quand il révélera son Royaume en sa forme parfaite. Christ nous délivre pour cette justice du Royaume.
Ce n’est pas seulement l’homme, mais c’est toute la création qui est délivrée par Christ de la perdition (Rm 8.19-22). Christ a remporté la victoire décisive quand il a expié le péché du monde à la croix. Alors, il est devenu absolument certain que le monde sera de nouveau le monde de Dieu, que la justice et la paix régneront sur la terre. Certes, la Bible dit qu’il y a encore une certaine période entre la victoire de Christ et la disparition des dernières manifestations de l’occupation du monde par le diable. C’est pourquoi on peut trouver dans les écrits de Paul, à côté des passages cités qui parlent de la rédemption que Christ a réalisée par la croix, d’une rédemption qui viendra avec le retour de Christ (Rm 8.23; Ép 1.14; 4.30). Les croyants savent qu’en principe le monde a été délivré, parce que Christ a vaincu toutes les puissances; parce que ces puissances ont été soumises à Christ. La rédemption a été donnée en Christ aussi bien que la justification et la sanctification (1 Co 1.30). Cependant, l’effet de la victoire de Christ doit encore pénétrer partout. C’est pourquoi Paul peut dire que Christ doit régner jusqu’à ce qu’il ait mis tous les ennemis sous ses pieds (1 Co 15.25). La certitude de la disparition de chaque manifestation de la servitude du diable est toutefois donnée en la croix de Christ : le péché a été expié. La mort a donc perdu son aiguillon. La loi ne peut plus condamner. La mort et toutes les puissances qui sont venues dans le monde par le péché ont perdu leur place légitime. En principe, elles ont été « englouties » dans la victoire de Christ (voir 1 Co 15.54-57), parce que Christ a vaincu par sa croix toutes les puissances destructrices.
Apocalypse 5.9 considère de la même façon la rédemption finale à la fin des temps comme la conséquence de la croix de Christ. Les Évangiles synoptiques parlent aussi du Royaume de Christ dans le sens de son gouvernement qui se manifestera au moment de son retour et que nous attendons donc encore (Mt 7.21; 8.11; Lc 9.27; 13.28-29). Mais, aussi selon les Évangiles synoptiques, ce Royaume est en principe présent quand Christ vient sur la terre pour réconcilier le monde avec Dieu. Ce Royaume évoluera (Mt 13.24; Mc 4.3-20; 4.26-32). Nous avons déjà remarqué le fait que les Évangiles emploient quelquefois Jésus et Royaume de Dieu comme des notions parallèles. Cela prouve que le Royaume est là en principe quand Christ vient sur la terre la première fois. C’est pourquoi il y a aussi tant de passages dans les Évangiles synoptiques qui parlent de la présence du Royaume (Mt 6.33; 11.11-12; 12.28; 13.16-17; Mc 10.15; 12.34; Lc 10.17-18; 17.21). Les miracles sont considérés comme des signes de la présence du Royaume des cieux, dont la venue est promise (Mt 8.16-17; 11.2-5; 12.28; Lc 4.40-44; 7.21-22; 9.2; 10.18). Les miracles prouvent la victoire de Christ sur le diable (Mt 12.29; Mc 3.27; Lc 10.18; 13.16).
La présence en principe du Royaume eschatologique sur la terre apparaît aussi par le fait que Jésus pardonne le péché sur la terre (Mt 9.2-8; Mc 2.5-12; Lc 5.20-26), qu’il peut donner par sa Parole la paix eschatologique (Lc 7.50; 8.48), qu’il peut parler du salut qui appartient en principe à ceux qui ont faim et soif de la justice (Mt 5.2-12). Ce qui sera réalisé pleinement quand Jésus reviendra est en principe déjà présent par ce que Christ a déjà fait sur la terre. La lutte par laquelle Jésus a remporté la victoire sur les puissances de destruction avait un caractère différent de celui des autres luttes dans le monde. C’est pourquoi ce ne sont que des croyants qui reconnaissent qu’il s’agit d’une victoire. Pour eux, la faiblesse de la croix est plus forte que les hommes (1 Co 1.18, 25). Les autres considèrent la croix comme une folie. Certes, il y a eu aussi des incrédules qui ont considéré Jésus comme Roi (Jn 6.14-15), mais c’est parce qu’ils n’ont pas compris le caractère de l’œuvre de Christ, parce qu’ils ont attendu de lui des choses qu’il n’a jamais faites. Il les a donc déçus plus tard. Les miracles ont quelquefois conduit à une telle mauvaise interprétation de ce que Jésus veut faire qu’ils pouvaient aussi mener des incrédules à la confiance en Jésus pendant une certaine période (Mc 6.52). Christ n’est vraiment compris en son œuvre royale que par les seuls croyants qui le connaissent par sa prédication.
Aussi Jésus peut-il dire que sa prédication est plus importante que les miracles (Mc 1.38). Les miracles confirment seulement ce qui est enseigné par l’Évangile qui montre, non une puissance quelconque, mais la puissance que Christ a de délivrer le monde par sa mort. Les miracles doivent donc mener à la conversion (Mt 11.20-24). C’est pourquoi Christ demande la foi quand il fait des miracles (Mt 8.2,10; 9.2,22,28; 13.58; Mc 5.34; 6.5-6; 9.23-24; Lc 5.20; 18.42). Ce n’est que celui qui reconnaît que notre culpabilité est la cause de toute la misère de notre monde qui peut vraiment comprendre la nature de la victoire et de l’œuvre royale de Christ. Même Jean-Baptiste pouvait difficilement reconnaître Christ le Roi, promis par les prophètes, car il ne comprenait pas suffisamment le caractère spécial de l’œuvre royale de Christ (Mt 11.2-6). Cela explique pourquoi Jésus dit : « Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute » (Mt 11.6). On ne peut reconnaître l’œuvre de Christ comme une œuvre royale si on ne reconnaît pas sa culpabilité comme la cause de l’absence de la paix sur la terre.
Nous avons vu que la conception de l’œuvre de Christ en tant qu’une victoire sur le diable a eu beaucoup d’influence dans la première période de l’Église. Cette influence a beaucoup diminué par la conception d’Anselme et de Thomas d’Aquin, qui considèrent l’œuvre de Christ surtout du point de vue d’une œuvre sacerdotale. Chez Irénée, la pensée de la victoire que Christ a remportée sur le diable et de la rédemption qui en est la conséquence eut une très grande place. Irénée considérait la domination du diable comme une domination illégitime. D’autres ont cependant remarqué que le diable avait une position légitime dans le monde à cause de la culpabilité de l’homme. Cette pensée a donné à la conception de l’œuvre rédemptrice une forme que nous devons réfuter ici. Origène et d’autres ont dit que Christ nous a délivrés du diable en lui payant la rançon dont la Bible parle en rapport avec notre affranchissement. Origène lie cette pensée erronée avec une autre idée également fausse selon laquelle Christ aurait détrôné Satan par une ruse : Christ aurait offert son âme comme rançon à Satan. Satan aurait accepté cela sans avoir remarqué qu’il ne pouvait pas retenir l’âme de Christ. Satan pensait avoir remporté la victoire définitive quand Christ est mort. Mais Christ l’a trompé en ressuscitant le troisième jour, de sorte qu’il a perdu définitivement justement quand il croyait avoir triomphé pour toujours. Nous trouvons cette pensée du diable trompé même chez saint Augustin et elle avait une grande place dans l’idée populaire du Moyen Âge.
Aulen a voulu revenir à ce qu’il considère comme la doctrine classique de la réconciliation, c’est-à-dire cette conception selon laquelle l’œuvre de Christ en premier lieu est une victoire. Il oppose cette conception énergiquement à ce qu’il appelle la christologie latine ou la christologie d’Anselme. Aulen considère Luther comme un représentant de la doctrine classique qu’il aurait encore approfondie considérablement en comptant la colère de Dieu et la loi parmi les puissances dont Christ nous a délivrés. L’objection d’Aulen à saint Anselme est que ce dernier considère la relation entre Dieu et l’homme comme une relation juridique et qu’il insiste partiellement sur la nature humaine de Christ qui aurait souffert à notre place.
Aulen considère la victoire de Christ comme une victoire divine. Selon lui, la majesté et l’amour divins se manifestent en Christ pour vaincre la colère divine par une puissance divine. Il ne s’agissait pas du fait que Christ a pris notre place, mais de sa force divine supérieure à la force de la colère.
Notre objection n’est pas que Aulen veut considérer l’œuvre de Christ comme une œuvre triomphante, mais qu’il ne tient pas assez compte du caractère spécial de ce triomphe, qu’il ne rend pas justice au fait que les puissances de destruction sont venues dans notre vie par notre péché et que Christ nous en délivre en expiant le péché pour nous. Aulen a raison de refuser de concevoir la relation entre Dieu et nous comme une relation juridique sans amour. Cependant, il est également incorrect de la concevoir comme une relation d’amour qui serait indifférente à l’injustice. Parce que Aulen ne voit pas cela suffisamment, il considère l’œuvre de Christ partiellement comme une œuvre divine sans rendre justice à ce que la Bible dit de la nécessité de l’incarnation du Fils de Dieu.
Dodd défend une position opposée : les Évangiles synoptiques ne parleraient que du Royaume de Dieu déjà venu (« realised eschatology »). Le Royaume ne serait pas, selon Jésus, un objet d’attente, mais un objet d’expérience. Dodd reconnaît que les Évangiles dans leur forme actuelle comprennent aussi des affirmations qui concernent l’avenir, mais même en leur forme actuelle les Évangiles ne parleraient nulle part de l’avenir du Royaume. Cette idée de Dodd découle de sa pensée selon laquelle Jésus aurait conçu le Royaume des cieux comme un Royaume spirituel. Il y a donc une grande ressemblance entre la conception de Dodd et celle de Ritschl et de l’école libérale en Allemagne. Sa conception du Royaume de Dieu a eu beaucoup d’influence dans les pays anglo-saxons.
Bultmann et K.L. Schmidt sont les promoteurs de la conception « surhistorique » du Royaume de Dieu. Ils ne nient pas que les Évangiles synoptiques contiennent des affirmations dans lesquelles le Royaume de Dieu est considéré comme une réalité qui sera réalisée à la fin de l’histoire du monde. Mais il s’agirait dans ce cas d’une forme mythologique qui ne serait pas essentielle. Jésus ne se serait pas intéressé à un royaume à la fin de l’histoire, mais d’un royaume qui est réalisé sur la terre. Jésus aurait voulu dire que chaque temps est le dernier temps et que chaque heure l’appel vient à nous : le Royaume est proche! Le Royaume serait selon Jésus l’événement qui nous place devant la décision. Le gouvernement divin ne se réaliserait pas dans le monde, mais il appellerait des hommes à un choix vis-à-vis du monde.
C’est surtout Cullmann qui a beaucoup contribué au fait que cette conception de Bultmann et de K.L. Schmidt a perdu beaucoup de son influence. Cullmann a montré que la notion du temps a une place essentielle dans le message du Nouveau Testament. Il dit que l’idée linéaire du temps est caractéristique de la sotériologie et de l’eschatologie du Nouveau Testament.