La condition primitive de la femme et les conséquences de la chute
La condition primitive de la femme et les conséquences de la chute
Un des enseignements les plus clairs de la doctrine biblique c’est que la condition actuelle de l’humanité n’est pas primitive. Elle a pour origine du côté de Satan une tentation, du côté de l’homme un péché, du côté de Dieu une condamnation. Chaque fois que nous avons à porter un jugement sur l’histoire humaine, nous devons tenir compte de ces trois facteurs auxquels vient s’ajouter la miséricorde divine dont l’expression ultime est le salut de l’homme par Jésus, le Verbe incarné.
La « chute » ne doit pas toutefois être conçue comme l’annulation de la condition primitive de l’homme. Elle a seulement modifié cette condition en laissant subsister ses traits essentiels. On est donc en droit de s’y reporter, comme le fait l’apôtre Paul à plusieurs reprises (1 Tm 2.12-13; 1 Co 11.8-9).
Or, ce qui surprend lorsque l’on considère l’œuvre divine dans sa pureté primitive, c’est que l’homme et la femme n’étaient pas exactement sur le même plan. Il y avait entre eux une inégalité, légère, presque une différence, qui était dans l’intention de Dieu. L’inégalité des créatures, si nettement marquée dans le récit de la création, ne s’arrête pas au seuil de l’humanité. Elle a sa place au plus profond de la nature humaine, et cela indépendamment de toute chute. La conception d’Origène d’une hiérarchie des créatures basée sur des mérites ou des démérites est étrangère à la révélation.
La première mention de l’homme et de la femme, dans le texte biblique, laisse entrevoir cette différence. Nous lisons dans Genèse 1.26-27 :
« Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image : il le créa à l’image de Dieu : Il les créa mâle et femelle. »
Traduire, avec Segond, ce dernier membre de phrase par « il créa l’homme et la femme », c’est voler la pensée de Dieu. Il y a dans le texte un passage brusque du singulier au pluriel (« zakar uneqebah bara ‘otam »; les LXX traduisent : « arsen kai thélu époisen autous »; la Vulgate : « masculum et feminem creavit eos »). Le passage du singulier au pluriel n’indique pas une simple multiplication de l’Adam primitif. Les deux êtres qui apparaissent ne sont pas identiques; ils sont mâle et femelle. Le texte note seulement cette différence sans insister.
Les inégalités que Paul rappellera n’apparaissent qu’au chapitre 2 de la Genèse. Ici, deux choses sont indiquées : d’abord l’unité de l’homme dans la pensée de Dieu; ensuite la distinction des sexes, le premier Adam voulu par Dieu se réalisant dans un couple. Or, nous savons que, dans le second Adam, Jésus, hommes et femmes régénérés seront un, à nouveau, en dehors de toute sexualité (Ga 3.28). Ainsi, dans la pensée de Dieu, la distinction des sexes n’appartient ni au commencement ni à la fin. C’est seulement lorsqu’il est formé que descend la bénédiction divine : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1.28).
Deux choses caractérisent l’Adam primitif : sa ressemblance avec Dieu et la domination sur les vivants déjà créés (Gn 1.26-27a). Quant au couple (Gn 1.27b-28), il est essentiellement un propagateur de vie; il doit remplir la terre de vie et mettre la terre au service de la vie. Il y a donc comme deux moments dans la création : d’abord, Dieu décide la création de l’homme à son image; ensuite, il la réalise dans le couple dont la fonction principale sera de reproduire, dans les limites de la terre, l’homme créé à l’image de Dieu. Les deux moments de la création de l’homme ne se recouvrent pas exactement. Le chapitre 2 de la Genèse reprendra et développera le second. La distinction entre l’Adam primitif, « chef de l’humanité » tel qu’il est conçu par Dieu, et le couple primitif n’est pas simple jeu d’esprit. Elle nous aide à comprendre pourquoi c’est en Adam que tous péchèrent et non en Ève, alors que c’est pourtant la femme qui a été tentée et qui a péché la première; l’Adam primitif s’oppose ainsi au second Adam (Rm 5.12-21).
L’inégalité primitive de l’homme et de la femme, l’apôtre Paul la résume dans trois principes d’une netteté remarquable : la femme a été formée après l’homme; elle a été tirée de l’homme; elle existe pour l’homme.
C’est dans sa première lettre à Timothée que Paul expose le premier de ces trois principes : « Adam a été formé le premier, Ève ensuite » (1 Tm 2.13). L’apôtre, qui vient de régler l’attitude des femmes en face de l’enseignement donné dans l’Église, justifie sa décision en invoquant d’abord l’antériorité de la création de l’homme sur celle de la femme. Simple fait qui ne fonde pas à lui seul une obligation, dira-t-on; simple et directe déclaration, sous l’influence du Saint-Esprit, à propos de la signification typique de l’ordre observé dans la création de l’homme et de la femme; ou encore, exemple de la dialectique juive. Ainsi cherche-t-on à s’évader de l’emprise de la pensée de Dieu. En réalité, le texte paulinien va beaucoup plus loin que ces commentaires ne le voudraient. Paul, écrivant à Timothée qui, dès son enfance, connaissait les saintes Écritures, n’avait pas à lui rappeler toutes les circonstances de la création. La simple mention de l’antériorité d’Adam suffisait, car elle mettait en relief l’opposition entre la priorité de l’homme dans l’intention de Dieu et dans l’œuvre créatrice, et la priorité de la femme dans l’intention de l’Adversaire et dans son œuvre séductrice (1 Tm 2.14). Pour quiconque a été spirituellement éclairé sur la pensée de Dieu et sur la tactique de l’Adversaire, toute tentative de modifier si peu que ce soit les positions relatives de l’homme et de la femme ne peut être que suspecte.
À Corinthe, l’apôtre fut amené à régler l’attitude des femmes chrétiennes lorsqu’elles priaient et prophétisaient. L’Église de Corinthe, recrutée principalement parmi les païens, était une Église riche en charismes (1 Co 1.17), mais pauvre en connaissance (1 Co 3.1-2). Ne soyons donc pas étonnés de voir l’apôtre exposer, d’une façon très explicite, les motifs de son intervention. Partant du thème de la création, il précise que « l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme; car l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme à cause de l’homme » (1 Co 11.8-9). Au verset 9, la présence de l’article devant « homme » et « femme » (« dia tèn gunaika », « dia ton andra ») n’a pas pour effet de particulariser ces noms qui auraient, de ce fait, désigné Adam et Ève et non tout homme et toute femme. L’article générique peut être placé devant un nom au singulier représentant une classe d’individus ou d’objets semblables. Ainsi, la femme tire son origine de l’homme, ce qui implique une dépendance de nature. Le récit de la Genèse, auquel Paul fait allusion, note cette double dépendance, d’existence et de nature, lorsqu’il rapporte les paroles d’Adam : « Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair! On l’appellera femme (“ishah”), parce qu’elle a été prise de l’homme (“ish”) » (Gn 2.23). Le nom féminin « ishah », tiré de « ish », par addition d’une terminaison féminine, exprime, lui aussi, cette double dépendance.
Non seulement la femme est tirée de l’homme, mais elle est créée pour l’homme. Elle n’est pas sa propre fin. Dieu seul existe pour lui-même; toute créature existe pour Dieu. Mais l’acheminement des créatures vers cette fin ultime n’est pas immédiat. Il y a un ordre de dépendance dans la finalité, comme il y a un ordre de dépendance dans l’existence. Ici, nous voyons que la dépendance dans l’existence et la dépendance dans la finalité sont liées entre elles. C’est ce que l’apôtre note lorsqu’il joint sa deuxième affirmation à la première par ces mots : « car en effet » (« kai gar »; Vulgate : « etenim »). La femme a été tirée de l’homme, car elle a été créée pour lui.
Ces principes peuvent sembler abstraits. Il serait toutefois inexact de ne voir en eux que des subtilités de l’exégèse rabbinique familière à Paul. Ils ont été écrits à l’occasion de questions très pratiques et ils étaient destinés à des hommes qui n’étaient certes pas familiarisés avec l’exégèse. Ces principes nous semblent abstraits, parce que nous ne sommes pas assez purifiés dans notre pensée pour recevoir la doctrine très pure et très ferme qu’ils contiennent. Affirmer que la femme ne peut atteindre sa fin qu’en s’ordonnant à l’homme — ce qui explique pourquoi elle a été tirée de l’homme et a fortiori pourquoi celui-ci lui est antérieur — c’était définir clairement les positions relatives de l’homme et de la femme. Quels que soient les problèmes pratiques posés, même les plus spirituels, ils ne pourront recevoir de solution qui s’oppose à ces principes, s’en écarte ou les oublie.
On peut prolonger les lignes ébauchées par l’apôtre Paul et rechercher une doctrine plus explicite sur la condition primitive de la femme en essayant de dire pourquoi elle a été créée pour l’homme. La réponse de Dieu à cette question reste mystérieuse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2.18). Elle fait contraste avec ce qui est dit après l’œuvre du sixième jour (Gn 1.31). Il est vrai que, dans le « tout » que Dieu appréciait ainsi, il y avait non pas « l’homme seul », mais l’homme et la femme, bénis par lui et revêtus de tous leurs privilèges. Pourquoi donc ce jugement dépréciatif porté sur l’homme « seul »?
Certains Pères de l’Église, plus ou moins platonisant, en tout cas hardis dans leurs spéculations, ne surent pas concevoir la création de la femme ni sa position en face de l’homme en dehors de l’hypothèse du péché. Cette hypothèse, qui a une histoire dans la pensée chrétienne, est loin d’être une hypothèse abandonnée. Si séduisante qu’elle soit, elle se heurte aux deux jugements divins que nous avons déjà rappelés, à savoir qu’avant la chute il n’était pas bon que l’homme fût seul et que toute l’œuvre de Dieu, y compris le couple humain, était bonne et même très bonne.
Il ne faut pas projeter dans le passé le principe paulinien : « Il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes un en Jésus-Christ » (Ga 3.28). Même pour la période actuelle, cette formule a besoin d’être bien comprise. L’expression « en Christ » implique déjà une prise de position dans les lieux célestes où le Christ se trouve (Ép 1.3; 2.6). Cette position était présente à la pensée de Paul lorsqu’il écrivait : « Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre; le second homme vient du ciel » (1 Co 15.47). Adam était terrestre, lié à une fonction et muni de privilèges terrestres; c’est dans ce plan qu’il n’était pas bon qu’il fût seul. Il était appelé à dominer sur les vivants. Réalisé dans le couple primitif, il sera source de vie. C’est donc dans la possession de la vie par celui qui était « âme vivante » (Gn 2.7) et qui n’aurait pas dû mourir, c’est dans la transmission de la vie et, en définitive, dans la maîtrise de la vie que l’homme était fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, le Vivant, et qu’il préfigurait celui qui devait dire à Jean : « Je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant » (Ap 1.17-18). Pour la réalisation, dans le plan terrestre, de cette éminente vocation, il n’était pas bon que l’homme fût seul.
Nous comprenons mal ces problèmes, parce que nous n’avons pas la vision de la dignité de l’homme et de sa vocation. Si nous nous rappelions que l’acte de la génération devait aboutir à la formation d’un nouvel être à l’image de Dieu, ce qu’il peut avoir de grossier chez des êtres déchus ne nous voilerait pas sa première dignité. Des sentiments dont nous ne condamnons pas la délicatesse ont faussé, chez les Pères comme chez les théologiens ultérieurs, tous les problèmes liés à la vie sexuelle. La corruption de la chair pèse lourdement sur la pensée de l’homme. De plus, nous ne devons jamais oublier que la « vie » dont il est question ici n’est pas la vie animale, mais la vie à l’image de Dieu, vie en laquelle sont incluses toutes les activités de connaissance et d’amour. Ces activités ne sont que des aspects de la vie et sont, en principe, inférieures à la paternité qui devrait produire une plénitude de vie. C’est dans la « paternité spirituelle », telle que la réalisait l’apôtre Paul, que nous voyons réapparaître l’éminente dignité de la transmission de la vie. C’est à son niveau que la vocation des parents chrétiens retrouve sa pleine signification. Il lui fallait une aide semblable à lui-même, c’est-à-dire participant à sa royauté sur la vie.
Dans la Genèse, l’homme et la femme portent chacun deux noms. Le premier nom de l’homme, Adam, marque son origine, puisqu’il a été tiré de la terre, « adamah »; le second nom, « ish », note sa mission, car « ish » c’est le mâle. Quant à la femme, le nom qui marque son origine, c’est « ishah », car elle a été tirée de « ish », et celui qui exprime sa fonction c’est « Ève » : « L’homme donna à sa femme le nom d’Ève, car elle a été la mère de tous les vivants » (Gn 3.20). Le grec des LXX traduit ce dernier par « Zoé », la Vie.
Cette participation à une même fonction explique l’expression biblique selon laquelle la femme devait être pour l’homme « une aide semblable à lui-même ». Ce mot « aide » (« ‘ezer ») indique que la tâche d’Ève ne lui appartenait pas en propre. La femme devait concourir à l’œuvre d’un autre. L’expression qui suit, une aide « semblable à lui » (« kenegdô »), exprime le rapport de ressemblance qui devait exister entre l’homme et la femme, ressemblance de nature en vue d’une même fonction. Cette expression a été traduite diversement : « selon lui », « conformément à lui », « semblable à lui », ou d’une façon plus littérale, « comme son vis-à-vis ». Nous ne retiendrons que la notion d’aide qui indique si bien la subordination de la femme dans l’ordre de sa finalité.
La déclaration de Dieu, « il n’est pas bon que l’homme soit seul », vise donc dans l’homme une insuffisance radicale par rapport à la fonction éminente que Dieu veut lui confier. Le couple humain n’est pas une réalisation inférieure du plan de Dieu vicié par le péché, comme le voudraient certains, mais le moyen conçu par Dieu dans son infinie sagesse, en dehors de l’hypothèse du péché, pour exhausser la nature humaine au niveau d’une fonction qui la dépassait d’une façon absolue. Il y a évidemment dans la pensée de Dieu à l’égard du couple primitif des profondeurs qui nous échappent.
Qu’on nous permette cependant cette observation. Lorsque Dieu hausse l’homme à la hauteur d’une fonction pour laquelle celui-ci est radicalement insuffisant, il le fait selon un mode qui ne permet pas à l’homme d’oublier sa propre déficience. Dans le couple, l’homme n’est pas cause totale, mais partielle. Quoi qu’il fasse, il est la partie d’un tout qui lui est supérieur; avoir conscience de cette position est un trait fondamental de sa spiritualité. Le couple n’est pas le résultat d’une simple addition. En chimie, la combinaison n’est pas un mélange. Il se passe ici quelque chose d’analogue. C’est le couple, en tant que couple, qui reçoit la bénédiction le rendant capable de faire l’œuvre divine qui lui est confiée. L’homme seul était, aussi bien dans son esprit que dans son corps, inadapté à cette bénédiction.
Il ne faut pas se méprendre sur le sens de l’expression « ils deviendront une seule chair ». Le terme « basar », chair, n’a pas toujours, dans la Bible, un sens péjoratif. Il ne l’a certainement pas dans les paroles d’Adam prononcées avant la chute. Il n’y a donc aucun sens grossier à attacher à ce texte qui régit encore la condition actuelle du mariage, comme nous le verrons plus loin, lorsque nous étudierons la condition de la femme dans l’économie chrétienne. Tout ce passage de Genèse 2.23-24 exprime fortement l’unité du couple homme-femme, unité dans laquelle les inégalités sont comme englouties. Le problème de l’inégalité de l’homme et de la femme ne prend l’allure d’un scandale que pour une conception individualiste. Pour cette conception, toute différence de niveau est insupportable et semble une injustice. Pour le chrétien, au contraire, l’accession à l’unité du couple fait que les différences disparaissent dans l’unité de l’œuvre humano-divine à laquelle le couple est ordonné.
Nous avons dans cette unité et dans la subordination de la femme à l’homme en vue de cette unité une ombre du mystère de la subordination du Fils de Dieu à son Père et de son unité avec lui, ou encore de la distinction des personnes dans la très parfaite unité de Dieu. Cette interprétation du mystère humain en analogie avec le mystère divin n’est pas arbitraire. C’est donc la révélation elle-même qui éclaire les analogies existant entre le mystère humain du couple et le mystère divin. Ces notions peuvent sembler difficiles. Il fallait cependant les rappeler pour laisser entrevoir à quelle hauteur on doit se placer pour comprendre la condition primitive de la femme. À cette hauteur, l’orgueil masculin ou les revendications féminines n’ont plus de place.
Le mystère de l’unité du couple a un autre aspect signalé dans le passage que nous venons d’étudier. Au verset 24, nous lisons que « l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ». À chaque génération, l’homme quitte son père et sa mère et va former un couple nouveau qui devient à son tour un « commencement absolu », dans la transmission de la vie. Les privilèges d’Adam et d’Ève n’étaient donc pas personnels puisqu’ils devaient se reporter sur tous les couples successifs qui, peu à peu, devaient remplir la terre de vie. Remarquons que c’est l’homme qui a l’initiative et qui se détache de ses parents pour s’attacher à sa femme. L’homme cherche son « aide », puis il adhère à ce qui le complète lorsqu’il la trouve. Dans la conception primitive, l’homme et la femme sont deux êtres enchaînés à un même destin. Qu’ils se séparent et ils deviendront des créatures inutiles; unis, ils sont à leur façon ouvriers avec Dieu.
Ainsi, l’unité primordiale de l’homme conçu à l’image et à la ressemblance de Dieu s’explicite en un couple qui tire sa nécessité de l’insuffisance radicale d’Adam pour l’accomplissement de sa tâche. À l’homme, Dieu ajoute un autre être, créé après lui, tiré de lui, fait pour lui en vue de l’œuvre de vie qu’il doit accomplir et qui, à cause de cela, est par nature une « aide ». Cette aide, différente, subordonnée à l’homme dans sa fin, est cependant de même nature que lui, os de ses os, chair de sa chair; elle n’est pas un outil qu’on prend et qu’on laisse, mais l’être auquel l’homme adhère solidement pour constituer le couple sur lequel repose la bénédiction de Dieu. La femme, en définitive, c’est principalement la mère. Telle est la condition primitive de la femme.
La condition primitive de la femme n’a pas été totalement détruite par la chute, puisque Jésus et l’apôtre Paul s’y référeront. La femme restera l’aide donnée à Adam en vue de l’œuvre de vie, mais la condamnation qui pèsera sur elle introduira dans sa position un aspect douloureux. Son titre glorieux de « mère » sera l’occasion de souffrances multipliées; sa dépendance deviendra une indigence qui l’obligera à tourner ses désirs vers l’homme; la priorité de l’homme se changera en domination (Gn 3.16).
La femme est d’abord atteinte dans sa maternité, qui est sa principale prérogative. L’expression employée dans la Genèse est curieuse : « J’augmenterai ta souffrance et ta conception; dans la souffrance, tu enfanteras des fils. » Il ne faut pas se représenter la situation d’Adam et d’Ève en Eden selon l’idée qu’on se forge du paradis d’après les traditions orientales, plutôt que d’après la révélation biblique. Déjà, à l’aube de l’humanité, il y avait autour d’Adam et d’Ève un danger très nettement signalé dans la Genèse lorsqu’il est dit que Dieu plaça Adam dans le jardin pour le garder. L’intervention de Satan, que Jésus appelle « l’homicide dès le commencement » (Jn 8.44), vient confirmer cette première indication. Quoi qu’il en soit, la maternité qui devait être la gloire de la femme deviendra pour elle une racine d’amertume. L’expression « dans la souffrance tu enfanteras des fils » ne doit pas être comprise dans un sens étroit. Le rôle de la mère ne s’achève que lorsque, en son enfant, l’homme est complètement formé.
Pour bien comprendre toute la portée de la condamnation qui frappe la femme, il faut considérer celle-ci aux prises avec sa véritable mission : former un homme à l’image de Dieu. Ève avait encore conscience de la grandeur de sa vocation lorsqu’elle prononçait, à la naissance de Caïn, ces paroles surprenantes : « J’ai formé un homme avec l’aide de l’Éternel » (Gn 4.1). La présence active de Dieu était nécessaire pour une œuvre qui dépassait les limites de l’homme. La femme souffrira donc, parce qu’après la chute elle enfantera des fils, qui, par nature, seront « enfants de la colère » (Ép 2.3). Elle sentira peser sur eux la condamnation qui ne sera ôtée qu’en Christ, et elle en verra les tragiques effets, comme Ève les vit lorsqu’elle contempla le cadavre de son fils Abel. Le vrai drame de la mère, c’est de ne pouvoir achever dans l’enfant l’image de Dieu et de rencontrer à chaque pas le péché, la souffrance et la mort. Le fait qu’elle n’ait plus conscience de ces choses permet de mesurer toute la déchéance de la femme et, en particulier, de la femme moderne.
La femme tirée de l’homme avait été créée pour l’homme. Cette dépendance dans son origine et dans sa fin va devenir, après la chute, une indigence qui l’obligera à tourner ses désirs vers l’homme. Le texte hébreu est clair, bien que les LXX et la Vulgate contiennent des lectures étranges. L’expression « tes désirs se porteront vers ton mari » note un changement d’orientation. Séparée de Dieu, la femme doit se tourner vers l’homme, car elle ne peut se suffire. Sa mission de femme ne peut s’accomplir que dans le couple que Dieu avait béni. Mais que devient l’œuvre de vie, puisque la mort l’annule? Ève contemple la mort dans le cadavre de son fils Abel; elle la sent rôder autour d’elle dans un monde hostile; la terre elle-même refuse de lui donner l’aliment de la vie et il faudra qu’Adam, tous les jours, fasse violence à la terre pour manger son pain. Dans ce travail, dans cette lutte incessante contre la mort, la femme a besoin de l’homme, parce qu’elle est plus faible et que sa maternité l’affaiblit encore.
Il ne s’agit pas seulement d’une faiblesse physique, mais aussi d’une faiblesse spirituelle. C’est dans ce sens qu’il faut entendre l’exhortation de Pierre : « Maris, montrez à votre tour de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible » (1 Pi 3.7). L’homme est non seulement celui qui est appelé à travailler et à lutter pour la femme et les enfants contre les puissances de mort qui les assaillent; c’est lui aussi qui, pour la famille, est aux prises avec les puissances spirituelles et sera son sacrificateur.
Une des caractéristiques du monde moderne, c’est la négation de cette double faiblesse physique et spirituelle de la femme et le refus, souvent de façade, de la femme de tourner « ces désirs vers l’homme ». La priorité de l’homme deviendra, après la chute, un pouvoir de domination : « il dominera sur toi ». Il faut bien comprendre la portée de cette condamnation. Il s’agit d’une domination exercée par un être déchu diminué par tous les affaissements spirituels et moraux que cette déchéance devait entraîner en lui. C’est à l’homme tel qu’il est, disons même tel qu’elle l’a voulu, que la femme sera soumise. Voilà une sentence terrible contre laquelle la femme, surtout la femme moderne, cherchera à s’élever. Un châtiment n’est jamais agréable. Il est naturel que la chair tente de le limiter. Mais Dieu, lorsqu’il prononça sa sentence, n’en limita pas les conséquences. La femme, comme l’homme, devait pouvoir mesurer toute sa déchéance et apprendre ainsi la gravité de sa faute.
Lorsque la femme lutte pour son affranchissement, elle reste dans la logique de la chair et du péché. Le péché est un « non » opposé à Dieu. Dieu a dit : « il dominera sur toi ». La femme répond : « non, il n’en sera pas ainsi ». Certes, la sentence divine n’excuse pas l’homme qui abuse de son autorité, mais l’abus d’autorité n’autorise pas l’émancipation de la femme. La règle chrétienne est de « triompher du mal par le bien », c’est-à-dire par une fidélité plus grande à la volonté de Dieu; le monde moderne prétend triompher du mal par le mal, c’est-à-dire en établissant ses lois en contradiction avec la volonté de Dieu. Un mal peut s’opposer à un autre mal, sans devenir légitime et juste pour cela. Toute la séduction du monde moderne en quête de justice humaine repose sur cette confusion. Et voici que les Églises lui ouvrent leurs portes. Il n’y a en cela qu’un aspect nouveau d’une prostitution qui a été de tous les siècles. Aspect nouveau : l’Église qui craignait de perdre la faveur de César craint maintenant de perdre celle des femmes devenues, en notre siècle, des puissances.
Telle est la condition de la femme déchue. Dans l’économie primitive, nous avons relevé des différences ou des inégalités qui venaient se fondre dans l’unité d’une splendide mission commune. Rien de péjoratif, à l’origine, dans la subordination de la femme. L’homme et la femme étaient parfaitement un dans l’œuvre de vie qu’ils avaient à accomplir et qui était leur plus pure gloire. Maintenant, le péché pèse lourdement sur la destinée de la femme. Dans ce péché, la femme a sa part de responsabilité. Paul ne veut pas qu’elle l’oublie : « Ce n’est pas Adam qui a été séduit, écrit-il, c’est la femme qui, séduite, s’est rendue coupable de transgression » (1 Tm 2.14). Maintenant, les différences sont devenues des inégalités rendant possibles pour la femme toutes les servitudes. Toujours rivée à sa vocation première de mère, elle verra sa mission s’accomplir dans la douleur. L’égalité de l’homme et de la femme devant la vie se changera en égalité devant la mort. L’un et l’autre, après un temps de souffrance et de travaux, iront vers ce terme sur l’au-delà duquel Dieu n’a rien voulu dire (ce n’est que bien plus tard qu’il soulèvera le voile) et qui sera le tourment des hommes et l’occasion de mille folies pour leur imagination inquiète. Tournant le dos au jardin d’Eden gardé par l’ange, l’homme et la femme s’engagent dans un monde où ils vont connaître, sans Dieu, le bien et le mal. La femme qui, la première, a tendu la main vers le fruit défendu, aura sa part bien à elle dans cette tragique expérience.
Ève emporte toutefois le souvenir d’une parole mystérieuse prononcée par Dieu. Cette parole fait partie de ce qui s’est passé entre Dieu et le serpent; mais dans cette parole, il est question de la femme et c’est pourquoi celle-ci en garde le souvenir. Dieu avait dit au serpent : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité; celle-ci t’écrasera la tête et tu lui blesseras le talon » (Gn 3.15). La femme et sa descendance connaîtront désormais cette inimitié qui les opposera aux puissances du mal. Quand ils chercheront le bien, une sorte de fatalité intelligente leur fera trouver le mal. Nous savons comment cette opposition trouvera sa solution en Christ; mais Ève ne pouvait savoir comment ni quand sa postérité frapperait la tête du serpent. Il y a donc un arrière-plan à sa descendance, une inimitié entre elle et Satan. La femme s’avance dans un monde de ténèbres, dans un monde hostile qui la poursuivra d’une façon très particulière. Il ne sera pas possible désormais de comprendre sa destinée sans tenir compte de cette hostilité de choix. Il y a cependant sur son chemin une toute petite lueur d’espoir qui vient d’une parole mystérieuse dite au serpent. Voilà des conditions bien dures; elles ne doivent pas toutefois nous voiler la miséricorde de Dieu qui veillait.