Daniel 5 - Compté... compté... pesé!
Daniel 5 - Compté... compté... pesé!
Daniel 5
Une nuit noire, sans la moindre lueur, vient d’envelopper irrémédiablement le roi Belschatsar de Babylone, successeur de Nébucadnetsar. Plus que des heures nocturnes, ce sont des ténèbres d’épouvante qui s’abattent sur le palais royal. Le jour va-t-il se lever? Les ténèbres seront-elles chassées pour faire place à la lumière? C’est un tableau de profonde dépravation, celui qui se dévoile à nos yeux dans ce récit du chapitre cinquième du livre de Daniel où, dans une énorme beuverie, le roi et ses grands s’enivrent de vin et de femmes. Le mal s’est développé démesurément, il n’y a plus aucune retenue. Le péché est à son comble, il a mûri et il doit subir son châtiment. Les signes de putréfaction remplissent tous les recoins de la vie et de la demeure impériales. L’orage gronde; le moment suprême, celui qui précède l’écroulement final, est arrivé.
« Les gens mangeaient, buvaient, se mariaient, étaient donnés en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche; le déluge vint et les fit tous périr » (Lc 17.27). Ce sont là les propres paroles de Jésus à propos des contemporains de Noé. Le vent pestilentiel qui souffle à présent dans cette grande métropole déclenchera à nouveau les flots dévastateurs de la colère divine et précipitera sa ruine. Les constructions grandioses érigées durant les quarante-cinq années du règne puissant et glorieux de Nébucadnetsar chancellent; elles vont s’écrouler d’un instant à l’autre, comme un château de cartes. La colère de Dieu brisera et balayera, une fois de plus, l’orgueil humain.
Nous n’en sommes pas encore là. La patience de Dieu envers les buveurs et les débauchés est grande. Elle ne frappe jamais sans avertir, sans prévenir, sans inviter au repentir, même les profanateurs de son nom. Et cette patience sait toujours placer, là où il le faut, son ange ou son messager. Ici, c’est la reine mère, qui vient auprès de son fils dévoyé; elle cherche à le tirer d’affaire lui prodiguant un sage conseil.
Au milieu de toutes les abominations, la patience de Dieu est encore à l’œuvre aujourd’hui en la présence et dans la mission de l’Église chrétienne. Infime en nombre, insignifiante à vue humaine, elle dénonce hardiment et sans relâche les idolâtries modernes pour annoncer l’oracle de Dieu et proclamer son pardon. La patience de Dieu se déploie même là où les Belschatsar s’assemblent pour se vautrer dans la débauche et se corrompre dans la profanation. Qui ose accuser Dieu? Pourquoi le tenir pour responsable lorsque les vannes du grand fleuve s’ouvrent pour immerger définitivement un monde qui a préparé sa propre ruine? Dieu a usé longtemps de sa patience divine, car il a voulu que là où le péché abonde, sa grâce surabonde.
Dans l’excitation de l’ivresse, Belschatsar donne à ses serviteurs l’ordre de le servir dans les vases d’or et d’argent rapportés par les troupes de son grand-père. Le motif et l’inspiration religieux du festin apparaissent aussitôt. Belschatsar n’est pas un ivrogne ordinaire! Il est roi et prêtre, et buvant dans les vases sacrés du temple juif, il prononce la condamnation officielle de cette religion, ainsi que du Dieu qu’elle adore. Sacrilège délibéré, affirmation d’une contre-foi, proclamation de la centralité de l’homme et de ses œuvres. La religion de Babylone prétendait détenir l’unique pouvoir et l’exercer à son gré. Qu’est-ce que le Dieu d’un peuple écrasé? Pourrait-il empêcher Belschatsar de s’affirmer et de le défier? Pourtant, il aurait dû savoir, par l’expérience du passé, que les jugements de Dieu sont terribles et que ceux qui lui résistent ne manquent jamais d’en payer le prix. Toujours et partout, Dieu se réserve le rôle prépondérant et définitif.
Faussement rassuré par la victoire remportée contre ses ennemis, confiant en son destin, le roi n’hésite pas à lancer son défi sacrilège à la face de Dieu. Roi-prêtre, il professe son indépendance et affiche son mépris pour le Tout-Puissant. « Tel est l’homme, écrit Walther Lüthi, fêtard et impie à la fois. Chacun de ces êtres frivoles peut absorber la boisson infâme et aucun d’eux n’est frappé sur le champ par une crise d’apoplexie… » Dieu attend même là où l’ivresse insensée a balayé toutes les limites. Dieu attend dans les lieux de débauche, mais aussi dans les lieux décents. Les vases de Dieu ne cessent d’être souillés dans l’enceinte même des Églises chrétiennes. C’est là où des profanes pénètrent sans prendre garde, où des renégats s’y trouvent à l’aise, où des escrocs de la grâce et des profanateurs de la sainteté abusent de l’insondable patience de Dieu.
Ce catéchumène qui s’est moqué de Dieu, lors de sa première et dernière communion; ce membre d’Église qui, en cachette, mène une vie scandaleuse, mais s’approche quand même de la table sainte; ce mécréant qui fera baptiser son enfant pour faire « comme tout le monde »; ces jeunes et moins jeunes qui, tout en fréquentant l’Église, forniquent tant et plus sans repentir ni confession de péchés… Et pourtant, Dieu reste patient. Il fait entendre son appel jusqu’à la fin, le dernier appel à la vie. Car le bon Berger n’est-il pas venu chercher les brebis perdues? N’est-il pas descendu au plus profond de l’abîme pour les arracher à leur perdition?
Mais le programme du festin des sacrilèges ne se déroule jamais selon les prévisions. Une main sans corps vient écrire sur le mur et jette un effroi glacé sur les participants, signe avertisseur avant la destruction finale. Le temps presse, mais l’on peut encore observer les signes de la présence de Dieu et profiter de la dernière offre de la grâce. C’est l’appel de la onzième heure, la dernière invitation aux noces de l’Agneau. « Belschatsar, arrête-toi, le temps presse, minuit approche, l’heure avance à pas de géant sur le cadran de ta vie… Cette même nuit, ton âme te sera redemandée. »
Le roi s’effraie à l’apparition du signe extraordinaire. Ailleurs, l’homme sans Dieu s’effraie aussi lorsqu’il est confronté à des signes qui, sans être aussi spectaculaires, le troublent quand même profondément. Lorsque, par exemple, la maladie le cloue sur le lit et le précipite, rapidement ou lentement, dans l’abîme de la mort. Ou encore lorsque son économie s’effondre, que sa politique est incapable d’enrayer la progression du mal et quand ses meilleurs alliés, la science et la technique, ne peuvent résoudre ses problèmes ni le protéger contre la montée des périls. Pourtant, Dieu n’effraie personne pour le plaisir; il attend, jusqu’à la onzième heure, le retour, le repentir et la conversion des coupables.
Mais qu’il est insensé, ce roi! Voyez son endurcissement! Il entend encore jouer son rôle, distribuer des faveurs, tendre des mains qu’il s’imagine pleines… Il ne se rend pas compte qu’il doit à présent supplier. Il se croit encore riche, alors qu’il n’est plus qu’un misérable dépossédé.
À la longue, Dieu ne se laisse pas bafouer. Du haut du ciel, il voit le sacrilège. C’en est assez, cette fois. Il y a un moment où la porte de Dieu se referme. Car comme le dit un vieux proverbe, « les moulins de Dieu moulent lentement, mais sûrement ».
Un homme, apparemment oublié, se trouve à proximité du palais royal, pas bien loin de la salle où se déroule le festin inique : c’est Daniel, le captif de Juda, autrefois ministre d’État, mais surtout témoin de Dieu.
Il est présent à l’heure fatidique où sonne le glas. Il fait partie de cette immense « nuée de témoins », de confesseurs et de martyrs qui jalonnent l’histoire du peuple de Dieu depuis les origines du monde. Ils ont marché sur le chemin de l’obéissance sans éclat ni triomphalisme, dès le début de l’histoire et jusqu’à nos jours. Il sait de toute évidence qu’il ne peut escompter sur un succès facile. Mais, quoiqu’il arrive, il est prêt à rendre témoignage au Maître qu’il sert et à annoncer sa Parole, la seule qui compte.
L’Église fidèle, souvent pauvre, certainement sans pouvoir, a pris le relais de Daniel. Cette Église si mal à l’aise dans sa condition d’oubliée, souvent d’exilée, parfois de persécutée… Pourtant, qu’elle ne se lasse pas d’attendre, qu’elle ne se décourage pas de son apparente inefficacité. Lorsque l’heure viendra, elle saura prononcer une Parole vraie. Tout au long du chemin qu’elle parcourt, il y aura des Belschatsar. Il y aura des sociétés de buveurs et de débauchés; elle vivra au milieu de civilisations constamment agitées par la recherche frénétique du plaisir, lorsqu’elles ne sont carrément enfoncées dans la débauche la plus répugnante. Elle devra témoigner au milieu de gens sursaturés qui n’ont besoin de rien, dans un monde marqué par le retour perpétuel de Dionysos, dieu de l’ivresse et de la débauche. L’Église sait que les jours de cet homme et de cette société sont comptés. La nuit va descendre sur les Belschatsar qui oublient Dieu ou pis, qui le méprisent. Ceux-ci seront jetés dans les ténèbres extérieures, là où il y aura « des pleurs et des grincements de dents ». Mais L’Église est invitée à un autre festin : celui que Dieu a préparé pour elle.
« Cette même nuit, Belschatsar, roi des Chaldéens, fut tué » (Dn 5.30). Dieu a jugé le roi impie selon ses propres conceptions : compté, pesé, divisé. La religion babylonienne, comme celle de l’ancienne Égypte, de la Grèce classique ou de la Rome impériale, avait la balance comme symbole de la justice. À présent, Dieu aussi pèse et compte les œuvres futiles de l’homme rebelle. Et il le trouve léger comme une paille, comme une passion inutile. Le chrétien véritable et l’Église fidèle de Jésus-Christ savent que la balance ne compte plus pour eux. Ils vivent en Christ. Ils vivent par la grâce. La croix du Fils de Dieu les a arrachés à leurs œuvres et à leur vaine manière de vivre. Ils ont la consolation et l’assurance : « Celui qui croit au Fils de Dieu a la vie éternelle » (Jn 3.36).