Essai sur théologie et prédication
Essai sur théologie et prédication
- Définition des termes
- Affirmer les distinctions
- Éviter la séparation
- Expliquer le rapport entre prédication et théologie
Quel est le rapport existant entre théologie et prédication? Selon notre thèse, l’une doit être distinguée par rapport à l’autre, sans toutefois que soit établie une séparation entre les deux.
1. Définition des termes⤒🔗
Trois idées principales se trouvent soulignées dans notre thèse : la théologie, la prédication et la conjonction qui les assemble, le et nous offrant un large éventail de définitions. Selon les uns, la prédication devrait être thématique, d’après les autres, elle devrait servir d’exemple-modèle (paradigmatique), d’autres encore la définissent comme exposition biblique ou encore comme discours de nature historico-rédemptrice. Parfois, la définition s’étend jusqu’à l’ensemble des activités exercées par la communauté chrétienne considérées comme la proclamation de la Parole prophétique. Toutes les formes du ministère chrétien, les canaux par où passe le témoignage chrétien (tant en actes qu’en paroles) seraient des proclamations. Comment saisir dans ce large éventail la nature précise de la prédication? Notre intention est de prendre pour point de départ les paroles de l’apôtre Paul qui se trouvent dans Romains 10.14-15 : La foi dépend de ce qu’on entend, il faut écouter la prédication qui est le moyen de l’action missionnaire. Nous considérons par conséquent que la prédication est la proclamation officielle de l’Évangile par l’Église institution désignée par le Seigneur pour cette tâche.
Comment définirons-nous la théologie? En examinant cette question, nous nous rendrons compte que la littérature qui s’en occupe offre à son tour un autre éventail de réponses véritablement déroutant. Les définitions scolastiques traditionnelles, depuis Thomas d’Aquin, s’appuient fortement sur le sens étymologique du mot théologie. Theo-Logos, discours ou science de Dieu (concernant Dieu).
Emmanuel Kant, le fondateur de l’esprit moderne, relégua la théologie dans le domaine de la raison pratique, qui s’occupe exclusivement des postulats au sujet des idées nouménales, telles que par exemple Dieu, liberté, immortalité. Friedrich Schleiermacher, le père du libéralisme théologique du 19e siècle, a réduit la théologie à l’étude de l’expérience religieuse, celle d’une certaine dépendance en Dieu. Dans l’usage courant, le sens du terme est terriblement confus. Il contient toutes sortes de connotations hautement spiritualistes.
Influencée par la dichotomie moderne entre le soi-disant secteur privé sacré de la vie et celui appelé domaine public sécularisé, la théologie est devenue totalement privatisée et rigoureusement en dehors de toutes les affaires publiques. Elle appartient donc exclusivement à l’intimité de l’Église, aux classes d’enseignement de la « religion », à la piété familiale, au domaine intérieur et privé. Ainsi le terme sert de slogan pour toutes sortes de discours prononcés au sujet de Dieu. Toute référence à la Bible, à la prière, aux confessions de la foi, aux sermons, au culte dans l’Église, au témoignage, au catéchisme, etc., forme un amas indistinct dans une masse amorphe portant le nom de « théologie ». D’après cette vision nébuleuse des choses, il n’y a pas de sens à parler de théologie et de prédication comme étant deux activités distinctes, quoiqu’étroitement reliées.
Une autre confusion des catégories s’est produite durant les dernières décennies : à l’exception de la théologie, toutes les autres « sciences » comme la politique, l’économie et la sociologie fonctionneraient d’après une position prétendument neutre, au point de vue « religieux ». Ainsi toute tentative de développer une discipline scientifique dans une perspective chrétienne sur un problème, à l’intérieur de ces mêmes disciplines, sera tenue comme de nature théologique puisqu’on aura affaire avec la religion et avec les principes bibliques. Cette mentalité a fait naître de fausses appellations telles que « théologie politique », « théologie de la révolution », « théologie de la libération », etc. Il n’est pas étonnant alors que ce soient les théologiens qui finissent par inventer des théories socioéconomiques ou sociopolitiques. Nous avons là d’une part l’absence totale d’une philosophie chrétienne dans les disciplines scientifiques mentionnées et d’autre part des tendances expansionnistes dans les rangs des théologiens.
Au début du 20e siècle, les théologiens néerlandais Abraham Kuyper et Herman Bavinck, suivant les orientations fondamentales de la pensée de Jean Calvin, rejetèrent toute notion scolastique de Dieu en soi et de l’essence divine comme objet de la recherche théologique. Ils ne tombèrent pas dans le piège des idées théologiques modernes, que ce soit de tout envelopper dans un langage scientifique ou, au contraire, dans un langage populaire. Leur pensée représente une authentique alternative. Dieu est d’après eux le grand sujet : par conséquent, la théologie devient l’étude de la connaissance de Dieu venant à nous dans sa révélation. Fidèle à cette tradition philosophico-chrétienne et dans la ligne de Kuyper développée par Herman Dooyeweerd et d’autres, nous chercherons à travailler dans le cadre d’une compréhension réformée de la théologie, dont voici les éléments fondamentaux : la théologie constitue l’une des voies pour travailler à notre salut « avec crainte et tremblement » (Ph 2.12) tout en étant une « science heureuse ». Elle est l’une des nombreuses voies nous permettant de parvenir au sens de la vie.
En se plaçant aux côtés des autres spécialistes scientifiques chrétiens, le théologien réformé observe avec plaisir que récemment le mythe de « l’objectivité des sciences » — y compris la théologie — s’est finalement désintégré. On constate simultanément le phénomène du « pendule » basculant vers une théologie radicale, sécularisée, avec une poussée incontrôlée vers l’historicisme, l’humanisme, le relativisme situationniste, etc. Rejetant l’idée d’une norme immanente, la théologie réformée considère la Parole de Dieu comme sa norme suprême, sa source exclusive et son seul guide infaillible. En outre, il faut noter que la théologie se différencie de la religion comme le fruit de la plante et de sa racine. Elle est différente des autres disciplines scientifiques, non parce qu’elle n’est pas ancrée dans un engagement « religieux » (car toutes nos œuvres sont fondées dans une sorte d’engagement religieux), mais uniquement dans le sens qu’elle opère dans un champ spécifique d’investigation et de recherche qui est l’Écriture sainte.
Comme toutes les autres sciences, elle est une forme indirecte de connaissance, venant de la connaissance profondément religieuse qui trouve son point de concentration dans le « cœur », au sens biblique du terme. Elle implique la pensée théorique. Par conséquent, la théologie est une activité humaine, réponse donnée à la révélation par ceux qui choisissent la pensée théologique comme la vocation essentielle de leur existence. Tandis que tous « pensent » de manière religieuse, tous ne « pensent » pas de manière théologique. La théologie est une analyse rigoureuse et une réflexion sur une dimension spéciale de la vie. Cette dimension unique est la clé de notre connaissance dans la foi, comme de notre vie dans la foi; elle conduit à l’ouverture des intentions les plus profondes de nos cœurs.
La tâche du théologien et le thème des études théologiques se présentent de deux manières : de manière herméneutique (interprétation), la théologie accordera une attention toute particulière à l’interprétation des Écritures qui sont le livre de la foi, de la certitude et de l’obéissance; de manière institutionnelle, la théologie s’occupera d’abord de l’Église qui est l’instrument désigné par Dieu pour maintenir et développer la vie dans la foi de la communauté chrétienne. Au point de vue confessionnel, la théologie réformée est liée aux confessions de foi de l’Église, sur lesquelles elle se développe : elle cherche à les expliquer ou à les expliciter. C’est sur ce point-là que réside précisément sa liberté; non pas une liberté par rapport à l’Écriture et aux confessions de foi, mais plutôt à l’intérieur de celles-ci, en vue du service qu’elle doit rendre au peuple de Dieu. Au point de vue du programme à proprement parler, pour rester dans la grande ligne de ce chapitre, l’activité théologique reste au service de la prédication. Elle agit telle une servante et doit soutenir la prédication par ses compétences et son actualité. Ainsi, elle n’est pas « la reine des sciences » devant laquelle tous doivent s’incliner, car là où le Christ est Roi, il n’y a pas de place pour une reine terrestre dont le rôle serait de pontifier. Il y a uniquement de la place pour les théologiens et les prédicateurs qui œuvrent ensemble, comme des serviteurs égaux qui se rendent mutuellement service.
La règle biblique tient bon ici comme ailleurs. Celui qui veut devenir le plus grand doit s’abaisser et servir les autres (Mt 23.11). Dans un véritable esprit réformé, tandis que l’Église accepte la règle (le canon) de l’Écriture en un sens ultime, les confessions de foi n’attribuent aucun caractère canonique à la théologie, qu’il s’agisse de celle de Jean Calvin ou de celle de G. C. Berkouwer ou d’autres.
Un dernier mot au sujet de la théologie : comme toute autre science et toute autre œuvre poursuivie par les chrétiens, la théologie aussi est une activité totalement humaine. Elle n’est jamais normative pour la vie chrétienne, bien qu’elle puisse aider à fortifier la foi et la connaissance du peuple de Dieu et qu’elle puisse l’aider dans la réponse que celui-ci doit accorder à la seule norme, à savoir la Parole de Dieu. Parce qu’elle représente les travaux de savants qui restent quand même des hommes pécheurs, la théologie n’est pas à l’abri de l’erreur. Elle restera donc toujours ouverte à toute révision et à toute réforme. Ainsi que « l’ecclesia reformata quia semper reformanda » (l’Église réformée qui doit toujours se réformer), il est aussi certain que la « theologia reformata » sera elle aussi « semper reformanda » (toujours en train de se réformer). Un renouveau continuel de la théologie requiert non seulement le discernement de l’esprit du temps, mais laisse encore une certaine place à une forme d’expérience — l’épreuve ou le test — sur une idée nouvelle, à l’examen de nouvelles hypothèses et à une certaine liberté avec des idées créatrices. La loyauté envers l’Écriture et envers la confession de la foi, ainsi qu’une critique responsable des hérésies anciennes ou nouvelles peuvent marcher ensemble avec une activité théorique bénéfique, ce qui doit être une humble tentative dans le dur labeur théologique.
À présent, nous nous tournons vers le troisième terme du titre de notre exposé, la conjonction et (théologie et proclamation). Ceci nous rapproche davantage du cœur de l’affaire. Cette petite conjonction est un mot qui engendre des embarras parce qu’il ouvre des accès à des significations divergentes.
Il doit être clair dans le contexte de notre discussion que cette conjonction implique une certaine différence entre la théologie et la proclamation. Lorsque nous traitons de cette différence, nous devons établir une distinction claire entre elles, sans pour autant suggérer un divorce. Il est donc nécessaire de nous prononcer de manière positive au sujet de leur relation.
2. Affirmer les distinctions←⤒🔗
Avec un tel arrière-plan, nous sommes en mesure de clarifier et de concrétiser la distinction entre la théologie et la proclamation. Chacune occupe une place propre et accomplit sa tâche spécifique au sein de la communauté chrétienne. La théologie appartient au domaine académique, non pas à celui de l’Église. La prédication, elle, est du domaine de l’Église et non de l’académie. Celle-ci n’est pas le lieu où se prononce le sermon et la chaire n’est pas faite pour les conférences théologiques. La théologie est conçue pour les étudiants et la prédication pour l’assemblée chrétienne dans sa totalité. La théologie n’est pas l’affaire de tous les chrétiens, mais la proclamation est l’affaire de tous. Tous les chrétiens ne seront pas appelés à être des théologiens, mais ils sont tous appelés à devenir des auditeurs de la Parole qui doivent la mettre en pratique.
La prédication et la théologie se concertent sur la vie de la foi du peuple de Dieu, mais elles opèrent à des niveaux différents. La prédication est plus proche du cœur. En tant que réponse kérygmatique (proclamation) donnée à la Parole de Dieu, elle est simultanément la proclamation de celle-ci et elle cherche à obtenir la réponse de l’auditeur. Elle vient comme un appel urgent à s’abandonner, à se convertir et à consacrer sa vie tout entière à Christ le Seigneur. Elle se concentre sur cet engagement du cœur exprimé dans la connaissance de la foi, par laquelle les hommes se mettent au service du Royaume qui est proche. Elle est un appel urgent à la repentance, à la foi et à l’obéissance sans tarder : « Aujourd’hui, si vous entendez sa voix… » (Hé 3.7), sans réserve aucune. Ainsi, la prédication s’oriente vers la connaissance de la foi au sens biblique profond de connaître. « C’est ici la vie éternelle, qu’ils te connaissent… » (Jn 17.3).
Par conséquent, la chaire sera considérée comme un poste de recrutement, comme un centre de mobilisation, comme un terrain d’entraînement en vue de l’équipement des saints (Ép 4.12). Cette conception du ministère de la prédication établit une relation étroite entre l’homme dans la chaire et les fidèles assis sur les bancs. La prédication n’est pas une fin en soi. Elle est le moyen pour atteindre une fin plus large, elle est conçue en vue de la pratique. Les sermons seront prêchés pour mettre le peuple de Dieu en mouvement dans sa vie quotidienne, pour mettre en pratique ce que les fidèles ont entendu de la Parole : le dimanche conduira au lundi… le culte au service. La prédication ouvre les larges portes et les fenêtres de l’Église vers le monde. Elle peut alors prendre sa place à l’intérieur du large horizon et des profondes perspectives de l’œuvre de l’homme dans le monde de Dieu. L’Église a donc le devoir d’inviter les hommes à venir entendre la Bonne Nouvelle, de leur inculquer une solide conviction pour traduire le culte d’aujourd’hui en l’œuvre de demain et d’en témoigner devant le monde.
En contraste avec le travail de la théologie, la prédication ne sera pas académique ou théorique, mais immédiate, concrète, directe, avec un langage de cœur à cœur, adressé à l’homme de la rue, exhortant de manière pratique, formant dans un bon sens, sanctifié par la foi de l’assemblée des fidèles. Le prédicateur est appelé à présenter l’Évangile tellement clairement et avec une telle conviction, que ses auditeurs ne peuvent manquer de comprendre les droits que Christ exerce sur eux et sur toute leur vie. L’une de ces vocations s’appelle la théologie.
Voyons plus clairement à présent les liens normatifs entre prédication et théologie. Au point de vue structurel, la relation est la même qu’entre la prédication et les autres activités « théoriques », telles que la biologie, la psychologie, la sociologie… Il en de même entre elle et les professions non théoriques, telles que le journalisme, les travaux de construction, le travail ménager, etc.
L’Évangile doit être proclamé dans la diversité de tous nos champs d’activité. La théologie ne fait pas exception à cette règle. La seule différence étant que les autres branches de la connaissance s’adressent à des aspects variés de l’existence, tandis que la prédication comme la théologie insistent sur la même dimension de l’expérience, à savoir la connaissance de la foi. Néanmoins, la proclamation est primordiale aussi bien pour les théologiens que pour les biologistes, pour les psychologues comme pour les sociologues et les autres hommes de science. La prédication précède la théologie de même que la confession de la foi précède la théorie sur la foi. La théologie comme la prédication insistent sur la foi, mais chacune le fait à sa manière et à un niveau différent. La théologie est une autre manière de traiter la vérité. Elle le fait comme en arrière-plan par rapport à l’immédiateté et à l’urgence qui caractérisent la confrontation avec la Parole proclamée. L’activité théologique permet une certaine distance entre le théologien et la confession chrétienne de la foi que nous partageons avec le reste des croyants. Elle nous permet de mesurer la dimension de nos vies et nous engage dans une analyse sérieuse des travaux et de la foi de ceux qui nous ont précédés, sur les confessions de l’Église (les symboles œcuméniques et réformés), sur la proclamation de l’Évangile et sur la pratique de la foi.
Dans le culte, nous confessons sans cesse le Symbole des apôtres avec le cœur et avec les lèvres. En théologie, nous soumettons cette confession à un examen, afin de mieux la comprendre (par exemple son origine, sa formulation historique, sa structure et son contenu). Pour donner un exemple concret, rappelons que Jean Calvin s’était senti obligé de réviser l’interprétation traditionnelle de la « descente aux enfers » de Jésus-Christ. La théologie nous permet de poser des questions théoriques au sujet de la situation qui caractérisait le 16e siècle et au sujet des lacunes du Catéchisme de Heidelberg, lequel ne parle pas avec suffisamment de force de l’autorité des saintes Écritures, du Royaume de Dieu, de la prédestination, des missions, etc., tandis qu’il met l’accent sur la justification par la foi et sur les sacrements.
La prédication est existentielle dans le sens qu’elle s’occupe de l’existence dans sa totalité et de toutes les activités et relations courantes, le tout du point de vue de la foi et de sa confession publique. La théologie est une activité plus théorique dans ce sens qu’elle élève plus haut la dimension de la foi en tant que confession, et elle fait un pas en arrière et l’assujettit à un examen approfondi pour mieux la comprendre, pour voir plus clairement le rôle que chacun de ses aspects exerce sur son ensemble. Il appartient à la nature même de la théologie de peser les questions en suspendant momentanément tout jugement, et en n’écartant pas les décisions ultimes dans l’intérêt même d’une recherche scientifique. Elle n’agit pas pour briser la confiance de la foi et sa confession publique, mais dans l’intention précise d’y revenir avec des connaissances améliorées et plus claires.
À partir de ce point de vue, nous nous rendons compte de la manière dont la théologie peut offrir un arrière-plan valable à la prédication, c’est-à-dire en approfondissant et en enrichissant la compréhension du prédicateur sur la tâche qui l’attend et qui, à son tour, approfondira et enrichira la confession de la foi de l’Église. Par conséquent, le prédicateur apparaît comme l’homme d’avant-garde. Le théologien, lui, œuvre à l’arrière-plan, mais pas forcément dans une tour d’ivoire. Son travail peut se comparer à l’intendance qui suit l’armée. Il est absolument indispensable que théologiens et prédicateurs maintiennent intactes les lignes de communication.
Pourtant, la prédication aura la priorité sur la théologie, de même que la vie pratique précède la théorie qui la soumet à un examen critique; de même que la connaissance pratique d’un arbre est fondamentale pour la bonne connaissance scientifique de l’arbre (par exemple, la photosynthèse dans le fonctionnement organique de celui-ci). Le travail théorique est une tentative pour rendre compte et pour évaluer de manière critique les données de l’expérience pratique. L’Église devrait-elle — et pourrait-elle — se passer de théologiens, même de « bons théologiens »? (Avouons que ces derniers sont souvent bons pour soulever des problèmes plutôt que pour les résoudre!). Mais elle ne peut pas se passer de prédicateurs, et surtout pas de bons prédicateurs (Rm 10.14-15).
La question se pose légitimement : l’Église a-t-elle vraiment besoin de théologiens? Se porterait-elle mieux sans eux? Peut-être la meilleure réponse est la suivante : la prédication appartient à l’être même de l’Église (à son essence), signe de l’Église véritable d’après la Confession de foi des Pays-Bas, tandis que la théologie appartient au bien-être de l’Église et non à son essence. Cette affirmation ne cherche pas à jeter le discrédit sur la théologie ni sur les théologiens, mais simplement à les tenir à la place qui leur revient. L’importance de la théologie est indéniable. Que resterait-il de l’histoire de l’Église si nous en arrachions les pages qui contiennent les contributions des théologiens? Plusieurs d’entre eux sont les auteurs des confessions œcuméniques et réformées. Certains d’entre eux furent également de très grands prédicateurs. Néanmoins, une Église dont la vie de la foi dépend de la spécialisation de ses théologiens, au lieu de s’appuyer sur le pouvoir de la prédication, est en danger de perdre « son premier amour », son sens intuitif de la fidélité envers l’Évangile et l’obéissance qu’elle doit à son Seigneur.
Les choses premières devront toujours être maintenues en priorité. La prédication est première, tandis que la théologie reste seconde. La réflexion théologique présuppose la connaissance pratique. Ainsi, la théologie s’appuie sur la foi, la confession de celle-ci est renforcée par la prédication biblique. Si nous perdons de vue cette particularité, tout problème théorique en théologie tendrait à créer une crise de la foi parmi le peuple de Dieu.
3. Éviter la séparation←⤒🔗
Cette distinction entre théologie et prédication ne devrait cependant jamais permettre un quelconque divorce entre elles. L’une a besoin de l’autre. Très souvent, la prédication et la théologie se trouvent réunies en la même personne. Sans les ressources fournies par la théologie, la prédication serait superficielle, incapable d’envisager les complexités de la société technologique. Et sans les aboutissements pratiques de la prédication, la théologie risquerait aisément de dégénérer en une entreprise aride et isolée, sans rapport avec les réalités de la vie du chrétien dans le monde moderne.
Nous ne devrions donc pas séparer ce que Dieu a uni, depuis le commencement, dans ses ordonnances de la création, comme les deux côtés d’une vocation culturelle permanente, à savoir la praxis et la théorie, l’action et la réflexion. L’enseignement ne peut être séparé de la théorie du savoir, sinon à notre propre détriment; de même, il existe de nombreux points de contact entre la science politique et la pratique de la politique : il serait aussi désastreux pour l’ingénieur de construire un pont sans tenir compte des connaissances théoriques de la physique des matériaux; la connaissance juridique est essentielle pour la pratique du législateur. De même, nous ne devons pas amoindrir l’interaction mutuelle entre la prédication et la théologie : spécialement celle des branches de cette dernière appelées herméneutique (science de l’interprétation) et homilétique (étude et connaissance de l’art du discours religieux). Ainsi, les (bons) prédicateurs ne méprisent pas la (bonne) théologie parce qu’elle serait « trop théorique », de même, les (bons) théologiens ne méprisent pas (la bonne) prédication comme étant « trop pratique ». Car les deux sont conçues pour collaborer harmonieusement, comme les membres d’un même corps (Rm 12.5).
Toutes les deux sont ancrées dans le cœur, car c’est de lui que jaillissent les sources de la vie (Pr 4.23). Dans l’Écriture, nous rencontrons quelque huit cents références au « cœur » considéré comme le centre unificateur de la totalité du moi (Pr 23.7). En sa qualité de point de concentration « religieux », il oriente nos fonctions, y compris celle de la foi et de sa confession, à la fois au niveau pratique (prédication) et au niveau théorique (théologie). Par conséquent, nous sommes en droit de nous attendre à une grande uniformité entre ces deux activités. Pourtant, des choses étranges se produisent : « notre cœur est trompeur, qui pourrait le comprendre? » (Jr 17.9). Un théologien réformé aurait dit : « Dans mon étude (lorsque je fais de la théologie), je suis partisan de la doctrine supralapsaire, mais quand je prêche, je deviens infralapsaire. » Une telle contradiction intérieure produira nécessairement des tensions importantes. Un modèle cohérent de vie appelle à une unité intégrale plus grande entre le pratique et le théorique que ne le laisse supposer la référence ci-dessus.
Il y a cependant une schizophrénie spirituelle qui, depuis peu, a affligé la théologie elle-même. Certains théologiens souhaitent apparemment maintenir au niveau confessionnel, dans leur prédication, un semblant de cohésion orthodoxe avec la foi de l’Église. Cependant, au niveau de la réflexion théorique, ils semblent fortement attirés par la méthode historico-critique dominant la pensée moderne. Ils déclarent en tant que chrétiens « pratiquants » que les enseignements principaux de la révélation biblique (par exemple, la résurrection du Christ) sont d’importance trop cruciale pour qu’on envisage un seul instant de les abandonner. Mais en tant que théologiens exerçant une méthode critique et s’occupant de théologie historique, ils affirment dans leur méthodologie que la réalité historique de tels événements, clairement attestés dans l’Écriture, dépasse l’affirmation théorique. Une telle ambivalence brise l’unité entre la foi et la théorie : ainsi, une barrière est placée entre l’engagement qui confesse la foi dans la prédication et les principes théoriques opérant dans les recherches scientifiques. En dernier ressort, un tel divorce ne peut que miner la santé de l’Église et celle de la faculté de théologie. L’intégrité confessante exige qu’on aille directement de la prédication à la théologie et de la théologie à la prédication, sans opérer de séparation. Implicitement, toute théologie doit être fondée sur une base confessionnelle. Toute théologie valable et fidèle montrera ses engagements confessionnels de manière totalement explicite (sans hypocrisie).
4. Expliquer le rapport entre prédication et théologie←⤒🔗
Tout ceci revient à dire que les prédicateurs et les théologiens sont appelés à participer à une œuvre et à une cause commune. Cette cause commune se manifeste dans le service loyal de la confession de la foi de l’Église. Mais les partenaires n’ont pas besoin d’être identiques à tout point de vue. Chaque partenaire aide à sa façon (avec ses dons particuliers) à montrer le sens biblique des réalités, l’un plus concrètement, l’autre de manière plus abstraite. Chacun a sa propre audience; les prédicateurs : l’assemblée ecclésiale; les théologiens : des étudiants, les prédicateurs et certains autres membres de l’Église. Le premier groupe a l’Église comme cadre, le second l’académie. Les prédicateurs font l’exégèse de l’Écriture de manière pratique; les théologiens explorent l’herméneutique.
Prédication et théologie sont donc étroitement liées, mais fonctionnent comme des offices distincts. De même que la connaissance théorique est ancrée dans la connaissance pratique, de même la théologie présuppose la proclamation. De manière directement proclamative (kérygmatique), les prédicateurs sont des serviteurs de la Parole de Dieu. Les théologiens sont les serviteurs des prédicateurs qui, eux, restent aussi les serviteurs de tous les serviteurs de Dieu occupant les bancs de l’Église. C’est de cette manière-là que les théologiens restent au service de la communauté chrétienne. Les matériaux qu’ils travaillent ne sont pas qualitativement différents de ceux des prédicateurs. C’est seulement dans la façon de travailler qu’ils ont des différences : la connaissance pratique qui caractérise la prédication et la connaissance théorique qui caractérise la théologie sont toutes les deux ancrées dans un terrain profondément biblique.
Il y a donc une espèce de continuité autant que de discontinuité entre l’œuvre des prédicateurs et celle des théologiens. La théologie cherche à sa manière à rendre claires nos expériences quotidiennes dans le monde créé par Dieu et sous l’autorité de sa Parole, les choses mêmes qui constituent le programme du prédicateur : celles avec lesquelles, journellement, le peuple de Dieu est en prise. La prédication biblique et la théologie biblique doivent par conséquent travailler la main dans la main. Toutes deux sont appelées à expliciter la foi dans laquelle elles sont ancrées et que chacune explicite à sa propre manière, mais elles doivent se rejoindre. Chacune doit examiner les implications de l’Évangile selon son point de vue propre. Mais leurs différentes approches doivent toujours tendre à s’accorder sur tous les points. Ensemble, dans une interaction mutuelle, elles insistent sur la foi de la communauté chrétienne comprise à la fois comme un acte humain (Hé 11.1) et comme article de la foi (Jude 1.3).
Peut-être sommes-nous en position de résumer, même de façon un peu trop simple, ces deux activités de l’Église : par sa Parole, Dieu opère le renouveau dans les cœurs de son peuple et offre une direction nouvelle à leurs vies. Ce renouveau acquiert la réalité que Dieu lui donne dans la foi de la communauté chrétienne, dans ses actes et dans la ferme expression du contenu de la foi.
L’Église comme institution est fondée pour être témoin du Christ, édifiée sur le témoignage qui lui est rendu par les prophètes et les apôtres afin de nourrir la foi du peuple de Dieu. À travers les âges, les articles de la foi ont été codifiés et sont devenus confession de la foi. La proclamation de l’Évangile est la tâche centrale de l’Église. La théologie sert à renforcer et à enrichir la prédication et à fortifier et à approfondir la connaissance de la foi au moyen de la réflexion théorique. Un lien intime et une relation opérante se développeront entre les théologiens en tant que chercheurs et les prédicateurs en tant que proclamateurs qui rendent aussi accessible à tous — même aux moins instruits — l’Évangile; l’Église s’attache alors à une confession de foi orthodoxe et orthopraxe, en parole et en acte.
Le prédicateur se tient entre le théologien et l’Église. Sa tâche consiste à rendre accessible et à communiquer la meilleure connaissance théorique acquise par la théologie à son troupeau, en la traduisant en idées pratiques et en mots compréhensibles. Il doit appeler et rappeler l’assemblée à la connaissance de la foi et à l’obéissance pour qu’elle soit constamment fidèle.
Le théologien et le prédicateur se trouvent souvent être la même personne : les prédicateurs font de la théologie et il y a des théologiens qui prêchent. Les deux ne peuvent sans doute jamais être réellement séparés. Il y a de nombreux liens qui les relient, une grande partie de ce qu’ils auront appris au séminaire sera utilisée par les ministres dans leur ministère paroissial. Mais la distinction entre les deux doit être clairement maintenue. Quand le prédicateur ferme la porte de son bureau et qu’il monte en chaire, l’heure de la réflexion théorique est passée. En se tenant devant l’assemblée qui l’attend, le prédicateur fait face au moment décisif de vérité. Quand sonnent les cloches du temple, le temps est arrivé pour le discours kérygmatique, confessant et biblique, qui répond aux besoins du peuple de Dieu. En réponse à la question de l’assemblée : « Veilleur où en est la nuit? » (És 21.11), la seule réponse du prédicateur prononçant son sermon sera : « Ainsi parle le Seigneur. »