Habacuc 1 - Sa force à lui, voilà son dieu
Habacuc 1 - Sa force à lui, voilà son dieu
« Voyez, regardez parmi les nations, soyez dans la stupéfaction et la stupeur! Car quelqu’un est en train d’accomplir en votre temps une œuvre que vous ne croiriez pas si on la racontait. Voici! Je fais surgir les Chaldéens, ce peuple impitoyable et impétueux qui traverse des étendues de pays pour s’approprier des demeures qui ne sont pas à lui. Il est terrible et redoutable, il établit de lui-même son droit et sa suprématie. Ses chevaux sont plus légers que des léopards, plus mordants que les loups du soir; ses cavaliers se déploient, ses cavaliers viennent de loin, ils volent comme l’aigle qui fond sur sa proie. Tout ce peuple arrive pour la violence; le visage tendu vers l’avant, il entasse des captifs comme du sable. C’est lui qui se moque des rois, les princes lui sont un jeu. C’est lui qui se joue de toute forteresse : il amoncelle de la terre et la prend d’assaut. Puis son ardeur se renouvelle, il passe et se rend coupable. Sa force à lui, voilà son dieu. »
Habacuc 1.5-11
Il a choisi, comme son dieu, sa propre force, sa puissance militaire inouïe; il fonde sa souveraineté sur la force brutale; il est source de sa propre loi, d’une loi placée au-dessus de celle de Dieu. C’est cette loi qui est devenue la puissance incontestable de l’heure. Sa logistique militaire étonne ses contemporains, tout comme nous étonne actuellement la logistique des superpuissances, engagées dans des guerres justes ou injustes ou encore lorsqu’elles se préparent à « préserver la paix ».
Le prophète décrit successivement la rapidité et le mordant des chevaux, la vitesse des attelages et la discipline de l’armée chaldéenne, sa totalité arrive, la totalité de ses visages est en avant. Et tel un robot mis en branle par un constructeur invisible, elle avance en bloc et réussit immanquablement ses coups. Puisqu’elle n’obéit qu’à sa propre loi, son apparition instaure partout un régime de violence. Le prophète met l’accent sur sa méprisante insolence à l’égard des souverains de la terre et sur le brio avec lequel les Chaldéens enlèvent les obstacles. Voilà la réponse à Habacuc : « Tu n’es pas encore au bout de tes peines : il y aura, certes, un nouvel ordre, mais ce sera celui de la terreur et du sang. »
La cavalerie chaldéenne est aussi agile que le léopard quand il saute sur sa proie, plus âpre et plus féroce que le loup affamé après avoir en vain cherché un gibier introuvable; rien ne l’arrête lorsqu’elle se précipite sur les villes afin de les saisir; elle ravage les nations avec la rapidité de l’aigle fondant sur sa proie; elle avance avec la violence du vent sur les dunes, qui brûle tout sur son passage et ne laisse derrière qu’un désert aride… Sa puissance irrésistible pousse la Chaldée à un orgueil effréné. Elle rit des souverains et des princes des nations qui se liguent contre elle, et même des villes fortifiées comme Ninive ne sont, pour elle, qu’un château de cartes.
Les Chaldéens étaient jadis le peuple d’Abraham, dont Dieu l’avait fait sortir; l’émigration s’était faite en deux étapes : d’abord d’Ur en Chaldée à Charan, et de là plus loin encore, jusqu’à Canaan. La seconde fois que nous entendons parler des Chaldéens c’est dans le premier chapitre du livre de Job, dans l’Ancien Testament. Ils y apparaissent comme un peuple de brigands. Lorsqu’un messager vient annoncer à Job l’épouvantable nouvelle, il dit : « Des Chaldéens, formés en trois bandes, se sont précipités sur les chameaux, les ont enlevés et ont passé les serviteurs au fil de l’épée » (Jb 1.17).
Selon l’interprétation ancienne, il faut voir en eux les Babyloniens; certains ont voulu les identifier aux Grecs d’Alexandre le Grand, plus tardif que ces premiers. Nous estimons que ceux dont Habacuc annonce la foudroyante et dévastatrice avance, ce sont bien les deux célèbres monarques Chaldéens ou Babyloniens bien connus de l’histoire profane : Nébupalassar et Nébucadnetsar.
Un autre prophète contemporain d’Habacuc parle aussi d’eux : le prophète Daniel. Il a interprété le songe de Nébucadnetsar, terreur des peuples. Daniel s’adresse à lui dans les termes suivants :
« Ô roi, tu es le roi des rois, car le Dieu des cieux t’a donné le royaume, la puissance, la force et la gloire. Il a remis entre tes mains, en quelque lieu qu’ils habitent, les fils des hommes, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel, et il t’a fait dominer sur eux tous » (Dn 2.37-38).
Daniel attribuait à Dieu la source de la puissance et de la gloire du roi. Mais telle n’était pas la pensée du monarque babylonien. S’établissant comme la propre source de sa force, il alla jusqu’à déclarer, dans son orgueil : « N’est-ce pas ici Babylone la grande que j’ai bâtie comme résidence royale, par la puissance de ma force et pour l’honneur de ma gloire » (Dn 4.27).
Daniel avait prédit que la royauté de Nébucadnetsar lui serait enlevée, avec la raison, à cause de son orgueil, mais que plus tard, quand il reconnaîtrait « que celui qui domine est dans les cieux » (Dn 4.23), elles lui seraient rendues. Tout cela arriva comme prédit et le cœur du grand roi fut changé. Il s’humilia et reconnut dans un hymne à Dieu qu’au-dessus de lui il y avait un Roi qui tenait toutes choses entre ses mains souveraines :
« Après le temps marqué, moi, Nébucadnetsar, je levai les yeux vers le ciel, et la raison me revint. J’ai béni le Très-Haut, j’ai loué et glorifié celui qui vit éternellement, celui dont la domination est une domination éternelle, et dont le règne subsiste de génération en génération. Tous les habitants de la terre sont comme s’ils n’avaient pas de valeur; il agit comme il lui plaît avec l’armée des cieux et avec les habitants de la terre, et il n’y a personne qui résiste à sa main et lui dise : Que fais-tu? […] Maintenant, moi, Nébucadnetsar, je loue, j’exalte et je glorifie le roi des cieux, dont toutes les œuvres sont vraies et les voies justes et qui peut abaisser ceux qui marchent avec orgueil » (Dn 4.31-34).
L’annonce de l’invasion chaldéenne est donc la réponse que Dieu accorde à la prière plaintive de son prophète. Au « Jusques à quand? », Dieu réplique : « Voici, je ferai une œuvre stupéfiante. » Il insiste par ce « Voyez, regardez », « soyez étonnés ». Ce sont là des répétitions qui doivent accroître la tension et amplifier l’alarme. Vous n’aviez pas prêté attention à la loi de Dieu; voici que les Chaldéens arrivent avec leur dieu, qui n’est autre que leur force brutale. Vous avez refusé d’apprendre la leçon salvifique que je vous dispensais; à présent, subissez le châtiment barbare qu’un tyran sans pitié vous infligera.
Je vous ai appelé à moi, moi qui suis votre Roi et votre Père, et vous avez fui ma protection et vous vous êtes sottement privés de mon affection; à présent, vous plierez sous la pesante main de fer et d’acier qui vous sera imposée. Si vous aviez reçu mes instructions, vous vous porteriez bien. Or, voici ce n’est pas demain, mais durant vos jours que vous verrez ce qui est incroyable, soyez donc dans la stupeur! Vous avez renié la foi; goûtez donc à l’implacable dureté de celui qui va vous écraser. Vous avez méprisé mes oracles; désormais, vous gémirez sous un traitement impitoyable.
Jésus-Christ avait reproché aux Juifs leur incrédulité :
« Comme il approchait de la ville, Jésus en la voyant pleura sur elle et dit : Si tu connaissais, toi aussi, en ce jour ce qui te donnerait la paix! Mais maintenant, c’est caché à tes yeux. Il viendra sur toi des jours où tes ennemis t’environneront de palissades, t’encercleront et te presseront de toutes parts; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas connu le temps où tu as été visitée » (Lc 19.41-44).
Saint Paul, de même, adressait aux Juifs un avertissement solennel rappelant celui du Christ, qui est en réalité une citation du prophète Habacuc (Ac 13.40-41).
Dieu déclare qu’il sera l’auteur d’une dévastation inouïe. Pour cela, il se servira des Chaldéens. C’est moi qui les excite; c’est moi qui vous terrorise! Il ne loue, certes pas, les « vertus » et les « bontés » de ces barbares; mais il se sert d’eux pour l’exécution de ses justes desseins.
Est-ce dire qu’il est la source du mal, voire l’auteur du péché des hommes, responsable d’exactions que le prophète dénonçait plus haut? Non, mille fois non! Pourtant, il régit par sa providence le moindre événement sur la scène mondiale. L’homme, en l’occurrence les Chaldéens, est seul coupable du mal accompli. Pourtant, c’est Dieu qui les propulse sur l’arène internationale, fraie leur passage à travers villes et déserts; c’est bien sa main toute-puissante, sa volonté transcendante qui règlent toutes les relations internationales en dépit de diplomates hypocrites ou de stratèges imbus de leur pouvoir.
Dieu donne la réponse sans prendre l’avis de personne pour savoir si la mesure qu’il a prise va plaire ou non. Alors le prophète ne protestera pas; il ne contredira pas Dieu; il ne se plaindra pas de cette mesure; il a été mis au courant des causes et il perce le rideau, la surface des événements. Il reconnaît dans les Chaldéens l’exaucement, certes caché, de ses cris et de ses soupirs. Ce que ses contemporains sont enclins à considérer comme un fragment d’histoire insensée lui y reconnaît la main du Dieu très saint. Ce jugement ne lui paraît pas insondable et incompréhensible, il ne lui est que trop compréhensible. Lui qui pendant des années intercéda pour son peuple, il ne convoque pas à la hâte une réunion de prière pour arrêter l’inéluctable, pour éloigner le malheur… Il n’est pas recommandable de souhaiter prématurément l’éloignement des calamités que Dieu envoie pour châtier et pour discipliner, comme moyen d’inciter à la repentance et d’engendrer la foi en lui.
Le prophète se tient dans une position d’attente pour voir ce que le Seigneur accomplira, mais il ne s’incline pas devant l’ennemi oppresseur; il se courbe uniquement en la présence de son Seigneur, dans l’attitude humble et prostrée de la foi qui accepte et qui se confie. Son Dieu est plus grand que les armées les plus puissantes et les plus aguerries. Il attendra devant celui qui lui a confié une charge, celui que, dès le début, il avait confessé et imploré. Cette attitude le rend capable de ne pas fuir, mais de comprendre la raison d’un si terrible jugement.
J’espère qu’à nos propres yeux il devient clair que le Dieu d’Habacuc, celui de l’Ancien Testament, le Père de Jésus-Christ, n’est pas, n’a jamais été spectateur neutre devant les événements qui se produisent sur la scène nationale et internationale. Il souffre quand les siens souffrent. Il juge aussi quand les hommes s’obstinent dans la révolte. Déjà sur cette page du Vieux Testament nous voyons dessinée l’ombre de la croix du Christ, cette croix qui est à la fois le témoignage de la douleur indicible que Dieu ressent devant le mal des humains, et la manifestation de sa justice qui va, sans tarder, briser l’orgueil démesuré des hommes. Dieu lui-même s’est incliné devant son propre jugement, le jugement qu’il porta sur nos crimes.
Le monde ne connaît point cela; et s’il le connaît, il ne le supporte pas. Le monde est assez lâche et résigné pour admettre qu’il existe un destin, un « fatum », et que l’on doit bien recevoir les coups inévitables du sort… Il est disposé à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le prophète, lui, comme le chrétien d’aujourd’hui, est appelé à supporter le jugement de la main divine.
Nous estimons peut-être que tout ceci ne constitue pas la réponse de Dieu à notre quête d’explication, à notre exigence de justice. Nous disons sans doute qu’Habacuc, comme le chrétien actuellement, doit protester de tout son cœur contre les oppressions. Dieu, lui, fait comprendre par son discours prononcé expressément à la première personne : « Oui, je fais surgir les Chaldéens. » Il peut ainsi parler en tant que le seul Maître de l’histoire universelle. Il est celui qui « produit son œuvre », en ces jours-là comme en n’importe quelle autre période de l’histoire. C’est lui qui met chaque fois en jeu les puissances, qu’elles en soient conscientes ou non. À l’angoisse du prophète, il annonce son œuvre inimaginable. Il l’accomplira maintenant. Il provoquera le renversement de la situation.
Il est important de saisir l’actualité de la réponse faite par Dieu en cet événement précis du passé et de comprendre que cette catastrophe survenue au cours de l’histoire sainte, celle d’Israël dans l’Ancien Testament, est l’accomplissement de sa sainte justice. Reconnaissons aussi que la réponse de Dieu a un sens plus large et dépasse les événements d’alors. Cette œuvre est véritablement une entreprise qui englobe toute l’histoire universelle. Tous les hommes, là où ils se trouvent et dans le cadre de leur époque, participent décidément à cette œuvre unique, qui est celle de Dieu, soit dans leur condamnation, soit dans la grâce qui leur est faite, par leur incrédulité ou par leur foi. Toutefois, il ne faut pas dire que ce qui est supratemporel ne participe pas au temps; au contraire, il se mêle à la succession des moments du temps et il les inclut. Il faut le considérer comme ce qui le qualifie et ce qui leur donne une détermination concrète.
N’est-ce pas le contraire de ce que nous espérons voir se produire, lorsque nous prions Dieu de réaliser enfin sa justice sur la terre et de délivrer les opprimés? Pourtant, que cela nous plaise ou non, nous sommes bien obligés de reconnaître avant tout que c’est ainsi que se déroulent les événements vengeurs de l’injustice, qu’il s’agisse de guerres ou de révolutions. Le renversement des puissances est salué par les opprimés comme une libération; il réalise de prime abord un juste jugement en démolissant ce que l’iniquité avait édifié. Mais voilà que, bien trop tôt, cette juste cause est souillée à son tour par du sang versé et par de nouvelles injustices. La force trouve son but en elle-même et tous les moyens deviennent bons pour servir à ses fins! Ceux qui détiennent le pouvoir croient en eux-mêmes, leur force devient leur dieu.
La révélation de cet état de fait est effrayante. Dieu répond à celui qui prie pour la justice; il a l’intention de donner cette réponse-là à ceux qui, dans ce monde, réclament le triomphe de sa justice, afin de leur faire comprendre que le mal étant ce qu’il est ici-bas, tout ne peut aller que de mal en pis; les méchants sont remplacés par d’autres méchants, parfois pires, jusqu’à ce qu’ils périssent tous dans leur méchanceté, jusqu’à ce que Dieu vienne les anéantir.