Introduction au livre d'Habacuc
Introduction au livre d'Habacuc
1. Auteur⤒🔗
De l’avis général de tous les interprètes du livre du prophète Habacuc, il est pratiquement impossible d’obtenir de la Bible la moindre information relative à son auteur. Son nom est parfois interprété comme étant celui d’une plante de jardin, mais pas plus que d’autres livres de l’Ancien Testament, il ne dit rien d’explicite sur sa personne ni sur sa vie. Habacuc n’est mentionné nulle part ailleurs. Au quatrième siècle de notre ère, Jérôme donne une certaine interprétation de son nom, qui signifierait « embrasser », soit à cause de son amour pour le Seigneur, soit parce qu’il lutte avec Dieu.
Habacuc est le premier à mettre en cause, si l’on peut s’exprimer de la sorte, non pas Israël son peuple, mais Dieu lui-même. Son livre contient un soliloque entre lui et le Dieu tout-puissant, car Habacuc est désorienté à cause de l’apparente contradiction entre la révélation qu’il reçoit de lui et sa propre expérience. En quête d’une explication, il reste néanmoins sans réponse directe, mais il sera assuré qu’il vivra par la foi seule. Cette foi est merveilleusement exprimée dans Habacuc 3.17-19 et admet qu’en fin de compte Dieu seul est son propre interprète. En son temps, il fera apparaître la clarté sur toutes choses.
Plusieurs légendes ont circulé sur son compte. L’une d’entre elles le fait le fils de la Sunamite qu’Élisée avait promis à cette dernière : « L’année prochaine, tu embrasseras un fils » (2 R 4.16), ce qui correspond à la signification du nom ou à la racine de ce nom que nous mentionnions plus haut.
Une autre légende prétend qu’il fut la sentinelle dont il est question dans Ésaïe 21, que l’on comparera à Habacuc 2.
Une troisième, d’après le livre apocryphe de « Bel et le Dragon », voudrait qu’il fût celui qui arracha Daniel à la fosse aux lions. Il aurait été transporté à travers les airs de Juda vers Babylone pour porter de la nourriture à Daniel et, finalement, pour délivrer son homologue jeté dans la fosse aux lions.
Le chapitre 3 de son livre, qui a la forme d’un psaume, a laissé supposer qu’il a pu être un chantre lévitique servant dans le temple de Jérusalem. Aucune de ces légendes n’a de valeur historique.
« Ce qui est certain, c’est qu’il se donne lui-même le titre de “nabi”, prophète (Ha 1.1 et 3.1), terme qui désigne en général l’exercice habituel du ministère prophétique. En outre, la souscription du chapitre 3, verset 19, ainsi qu’une note placée en tête des fragments apocryphes accompagnant le livre de Daniel dans la version grecque des Septante (LXX), font supposer avec une certaine probabilité qu’il appartenait à la tribu de Lévi. Cette note est ainsi conçue : “Tiré de la prophétie d’Habacuc, fils de Josué, de la tribu de Lévi” » (Bible Annotée, Introduction à Habacuc).
On peut noter ses qualités d’homme cultivé, ce qui est compréhensible s’il fut un chantre ou un fonctionnaire servant dans le temple. Il manie la langue à la perfection, ne reculant point devant des néologismes et des interprétations tout à fait personnelles des événements contemporains.
Selon A. Keller, il possède une culture humaniste au sens israélite du terme. Il s’intéresse à l’homme; son vocabulaire est souvent celui de l’humanisme israélite, comme celui qu’on rencontre dans le livre de Job et le recueil des Psaumes. Israël, Juda ou Jérusalem ne sont pas mentionnés. Pas plus que n’est citée l’Égypte. En revanche, ainsi que le signale Keller, il affectionne des termes comme les humains, les peuples de la terre, les nations, la terre. Il prend également la défense des arbres du Liban et des animaux.
On peut conclure ce paragraphe en reconnaissant que ce que nous apprenons d’essentiel à son sujet, c’est qu’il fut un grand prophète qui nous a donné l’un des écrits les plus nobles de la littérature biblique de l’Ancien Testament.
2. Circonstances←⤒🔗
Pas plus que sur sa personne, le livre du prophète n’indique aucune précision quant à l’époque et aux circonstances de sa rédaction.
Pour bien comprendre le milieu où il exerça son ministère et les événements dont il fut témoin, nous commencerons par résumer l’histoire immédiate, notamment celle en rapport avec l’apparition, ou la réapparition, des Babyloniens, connus également comme les Chaldéens.
Depuis des siècles, l’Assyrie, dont la capitale était Ninive, et Babylone rivalisaient pour la suprématie mondiale. Après une période temporaire de déclin, Tiglath-Piléser (745-727) avait rétabli la suprématie du royaume d’Assyrie sur tout le Moyen-Orient ancien. Il fut suivi de puissants rois : Salmanasar (727-722), Sargon (722-705), Sennachérib (705-681) qui fit brûler Babylone, Assarhaddon (681-668) et Assurbanipal (668-626). Leur empire couvrait tout le Moyen-Orient, du golfe Persique jusqu’en Asie Mineure. Pendant tout ce siècle, l’Empire assyrien était l’ennemi principal du royaume de Juda. En 633, Assurbanipal envahit l’Égypte et pilla la ville de Thèbes à plus de 700 km en amont du Nil. Cette domination temporaire de l’Assyrie sur l’Égypte fut toutefois de courte durée.
En 648, Babylone se souleva contre la domination assyrienne, mais vainement. Ce fut pendant cette période que la civilisation assyrienne connut son développement le plus remarquable. Du sommet de cette gloire fut précipité pour toujours le règne apparemment inébranlable de l’Empire assyrien. Assurbanipal meurt en 626. En 625, le roi de Babylone, le Chaldéen Nabopolassar, obtient son indépendance de l’Assyrie. Seulement treize ans plus tard, les Chaldéens, assistés par les Mèdes conduits par leur roi Cyaxare, attaquent Ninive en 612 et ils la détruisent complètement. En 608, le roi Josias est tué par le pharaon Néco à la bataille de Meguiddo, et ce dernier, sous-estimant la force du nouvel Empire chaldéen, s’avance jusqu’à l’Euphrate afin de porter un coup mortel à Babylone. Il y subit de la part de Nébucadnetsar la défaite définitive de Carkémisch en 605. En vingt ans, les Chaldéens étaient devenus les maîtres du monde.
Ces Chaldéens, des Sémites d’origine asiatique, apparaissent dans l’histoire environ 1000 ans avant J.-C. lorsqu’ils envahissent le sud de Babylone. C’est avec le règne de Nabopolassar en 625 qu’ils parviennent à dominer de nouveau Babylone. Et c’est cet Empire chaldéen et non celui des Assyriens qui, sous Salmanasar en 721, déporta le royaume d’Israël et en 586, sous Nébucadnetsar, prit Jérusalem et déporta le royaume de Juda à Babylone. En 586, l’Égypte fut envahie et assujettie par les Chaldéens. Mais l’Empire de Babylone fut de courte durée, car, en 538, il fut renversé par Cyrus, roi de Perse.
Voici en bref l’histoire de l’empire des Chaldéens que Dieu utilisa pour châtier le royaume infidèle et impénitent de Juda (d’après J.-P. Berthoud, Actualité du prophète Habacuc).
Selon Bruno Baltscheit :
« L’indépendance que le royaume de Juda croyait posséder, depuis qu’il s’était mis sous la protection de l’Égypte, menaçait alors de lui être enlevée par cette nouvelle grande puissance dont l’empire, en pleine formation, présenta d’ailleurs dès le début certains signes de faiblesse. Mais une tout autre hypothèse est possible : l’expression “les Chaldéens” peut avoir été utilisée ici comme dans un sens extensif; d’où l’idée peu vraisemblable de l’auteur allemand selon laquelle l’époque put être beaucoup plus tardive, celle d’Alexandre le Grand! » (L’alliance de grâce, p. 221).
Keller, quant à lui, écrit :
« Deux faits pour commencer : d’une part, le langage du prophète trahit son époque : la fin du septième et le début du sixième siècle; de l’autre, la mention des Chaldéens en Habacuc 1.6 est un point de départ capital. Les Chaldéens ont déjà fourni la preuve de leur vitalité et de leur efficacité militaire, […] mais ils n’ont pas encore atteint la Palestine ni essuyé encore de revers graves. En outre, ni les Assyriens ni les Égyptiens ne sont mentionnés. Voilà les éléments dont nous disposons. »
La raison principale qui incite plusieurs commentateurs à placer la prophétie sous le règne de Manassé ou de Josias est l’affirmation que l’invasion chaldéenne était une chose absolument extraordinaire, voire incroyable.
« Le prophète n’indique pas le temps où il a vécu, et malgré les sérieuses recherches auxquelles on s’est livré, on est arrivé sur ce point à des résultats probables plutôt que certains. Quelques commentateurs ont fixé comme époque de la composition du livre le règne de Jojakim (610-599); l’argument qu’ils font valoir en faveur de cette époque tardive est l’expression “en ces jours” de Habacuc 1.5. Mais cette preuve ne saurait suffire, car, dans le style prophétique, l’espace de temps que suppose cette expression peut embrasser non pas seulement dix ou quinze années, mais tout un âge d’homme. […]
Ce sont les dernières années du règne de Manassé qui paraissent cadrer le mieux avec le contenu du livre d’Habacuc. En effet, dans 2 Chroniques 33.11-13, il y est raconté que Manassé, emmené captif à Babylone pour y expier un long règne chargé de crimes de toutes sortes, se repentit dans l’Exil et put revenir dans son royaume, où il se mit en devoir de rétablir le culte de l’Éternel auquel il avait substitué jadis celui des faux dieux. […] La réforme, essayée par le roi repentant dans les dernières années de son règne, fut sans doute bien peu profonde. […] Cependant, le sanctuaire fut entièrement purifié de ses idoles et rendu au culte de l’Éternel (2 Ch 33.15 ss). C’est ce qui expliquerait la souscription d’Habacuc 3.19. […] Le livre d’Habacuc rappelle en outre, d’une manière frappante, les discours de ces prophètes du temps de Manassé (2 R 21.12) dont les prédictions annonçaient des événements si terribles que les oreilles de ceux qui les apprendraient devaient “en tinter”. Les événements annoncés par Habacuc étaient bien de nature à produire un semblable effet » (Bible annotée, Introduction à Habacuc).
Contentons-nous de ces diverses hypothèses relatives à l’époque d’Habacuc et la date de composition de son livre, sans nous fixer catégoriquement sur aucune d’elle.
Calvin à son tour fait noter qu’il est absolument impossible de parler avec précision de la date de la composition du livre et des circonstances dans lesquelles il fut rédigé.
3. Plan←⤒🔗
La série de méditations que nous présentons ailleurs suit approximativement l’ordre que voici :
1. La plainte du prophète - 1.1-1
a. Jusques à quand?
b. Je vais susciter les Chaldéens
c. Pourquoi ce châtiment?
2. La vision - 2.1-20
a. Attente
b. Le conquérant arrogant
c. Une ère nouvelle
d. La connaissance de Dieu répandue
e. L’apparition de Dieu dans son sanctuaire
3. La prière - 3.1-20
a. Requête
b. Dieu le Juge
c. L’effet : confiance et joie
4. Message←⤒🔗
Le livre consiste en grande partie en un dialogue entre le prophète et Dieu. Plusieurs questions troublent l’homme de Dieu :
Jusqu’à quel point Dieu tolérera-t-il la corruption de son peuple? Pourquoi son silence devant le succès des iniques? Pourquoi Dieu tolère-t-il l’iniquité? Pourquoi Dieu se sert-il d’une nation païenne pour châtier son peuple?
Le but du livre est de traiter la question de la théodicée, c’est-à-dire la justification des actes de Dieu en face du mal. Déjà, la souscription du début parle d’oracle au sens de fardeau, oracle prophétique spécifique d’après une vision ou une expérience révélationelle cherchant à expliquer la manière dont les desseins de Dieu seront manifestés au cours des affaires humaines. Tandis que le prophète se plaint de la désolation de la terre, Dieu lui répond que celle-ci est causée par l’effet de sa volonté et qu’il veut établir les Chaldéens comme maîtres sur la terre.
« Un drame se joue dans la communauté des croyants. Les circonstances nationales et internationales mettent en cause les fondements mêmes des rapports entre Dieu et son peuple. Le témoignage de la prophétie de Habacuc est d’abord celui du désemparé qui en appelle à Dieu contre Dieu lui-même, dont l’action dans l’histoire est devenue incompréhensible. La réponse est donnée et propose le maître mot de foi, fondement de la justification du croyant » (TOB).
Il est profondément troublé par les convulsions sociales et politiques de son époque. Il a le sentiment que l’ordre social s’écroule et que le chaos menace. Pareille situation incite à se réfugier dans des sectes et des groupuscules. Rien de cela chez lui.
Cette réponse va susciter chez le prophète l’attitude de la foi patiente. Il admettra que Dieu se sert des Chaldéens comme d’une verge pour châtier et corriger son peuple rebelle. Ainsi, la victoire ne sera pas le fait d’un accomplissement humain, mais sera procurée par l’intervention divine. Aussi fait-il preuve de patience et de confiance même si, autour de lui, tout est désolé. Il donne les signes de la foi, ce qui est loin d’être une résignation devant la fatalité, mais au contraire, une joyeuse reconnaissance de la présence et de la puissance du Dieu Sauveur.
Habacuc vit dans l’intimité de Dieu. Il lui parle sur le ton des confidences. Il le connaît et sait discerner sa voix, mais il sait aussi attendre et guetter le moment de la révélation. Tout cela lui confère la liberté à l’égard des circonstances. Ses certitudes les plus chères le font vivre dès maintenant le moment où les réalités empiriques auront cédé devant la manifestation lumineuse de l’Éternel, quand la terre sera remplie de la connaissance de celui-ci et viendra, tout entière, se recueillir devant lui dans le silence.
Habacuc publie la révélation que Dieu lui a accordée. L’homme juste sera secouru, tandis que l’inique sera châtié.
« Habacuc est le plus lyrique de tous les petits prophètes, celui chez lequel les sentiments personnels occupent la plus grande place. Aucun ne nous livre comme lui le fond de son cœur et ne nous fait lire si bien dans ses tristesses et ses doutes, ses espérances et ses joies. Ce trait profondément subjectif de son caractère le prédisposait mieux que tout autre à exprimer les sentiments des pieux Israélites et à être pour eux un chantre de consolation. L’âme fidèle, après avoir souffert avec lui en contemplant le triomphe de la violence, l’invasion menaçante des Chaldéens, devait partager d’autant plus sa joie à l’annonce du châtiment des adversaires et de la victoire définitive de l’Éternel sur les ennemis de son règne. La note dominante du livre entier est donc bien celle de la consolation.
Au point de vue littéraire, ce livre est un chef-d’œuvre. La langue en est absolument classique, pleine d’expressions rares et choisies; […] la pensée et l’exposition portent le sceau de la force et de la beauté. […] Dans Habacuc se trouvent réunies en quelque sorte la force d’un Ésaïe et la tendre sensibilité d’un Jérémie » (Bible annotée, Introduction à Habacuc).
5. Histoire et foi selon Habacuc←⤒🔗
Vivre des temps historiques apparemment précurseurs de révolutions n’est facile pour personne. Nous le savons par expérience, et les problèmes nombreux et variés auxquels nous nous heurtons mettent parfois notre foi en question. La foi n’est pas artificielle, elle ne fait, à aucun moment, l’économie de l’épreuve; elle ne pourra jamais se soustraire au trouble, parfois même à l’agression du doute. Il existe une adversité profonde et violente, qui semble s’acharner parfois sur nous pour nous décourager et pour saper les fondements mêmes de notre foi. Le prophète Habacuc vivait en des temps difficiles, à une période de l’histoire extrêmement troublée, chargée de menaces, qui le jetaient sans cesse dans la plus grande perplexité.
Ce livre bref, mais profond et intense dépeint une sombre réalité, aussi bien politique que sociale et religieuse. Les autorités auxquelles était confié le gouvernement de son pays étaient inactives et indolentes. À l’application de la loi religieuse s’opposait une immoralité croissante. Quiconque s’aventurait à protester contre cette situation inique, comme le prophète, risquait d’être la cible d’une opposition haineuse, acharnée, massive. Le déclin moral et social avait atteint son paroxysme.
Le lot quotidien du croyant, en l’occurrence du prophète, était une condition précaire, alarmante et sans issue à vue humaine. Or le prophète ne semblait pas saisir les raisons de cette situation. Pourquoi Dieu l’avait-il permise? Pourquoi tolérait-il le désordre? Pourquoi ne mettait-il pas fin à cette anarchie? Il l’avait prié, mais il lui semblait que Dieu demeurait sourd à ses incessantes requêtes… Sa perplexité ne pouvait que s’aggraver. « Jusqu’à quand, Éternel, appellerai-je au secours sans que tu écoutes? Te crierai-je : Violence! Sans que tu sauves » (Ha 1.2).
Mais ce n’était là que le début des malheurs! Aussitôt après sa complainte à cause du silence de Dieu, celui-ci répondra par un message inattendu, déroutant : « Regarde, lui dira-t-il, je ferai une œuvre merveilleuse; je ferai venir les Chaldéens. » Dieu dévoile donc ses projets. Il semble répondre à son fidèle serviteur par un discours comme celui-ci : J’ai écouté ta prière et voici ce que je me propose de faire : Je vais susciter des Chaldéens… Ces derniers ne sont pour l’heure qu’un peuple insignifiant par rapport à d’autres puissants voisins, tels les Assyriens, les grands contemporains d’Israël.
Le fait que l’idolâtrie et l’immoralité soient largement répandues au milieu du peuple élu n’empêchera pas Dieu de se servir d’un peuple plus inique et de mœurs plus redoutables encore. Il aura recours à la violence de celui-ci pour éduquer son peuple, pour redresser ses élus. Le Maître de l’histoire renverse la situation; une fois de plus, il prouve que ses desseins n’ont rien de commun avec les desseins des hommes et que ses voies sont extraordinaires. Le prophète souffrait de voir que son peuple, celui de l’alliance, oubliait Dieu et que, renégat et impatient, il courait après des idoles muettes et vaines. Pourtant, il est informé qu’une calamité apparemment encore plus grande va survenir en ces temps troublés.
Ce petit livre de l’Ancien Testament contient, sans aucun doute, quelques-unes des pages les plus exceptionnelles de toute la révélation. Ce qui en rend la lecture particulièrement passionnante est le fait qu’elles ne relatent pas simplement une histoire du passé, mais qu’elles sont une leçon sur l’histoire, nous fournissant une clé pour la lire et pour déchiffrer ainsi notre propre histoire.
Si la toile de fond est tissée par l’expérience personnelle du prophète, elle laisse deviner, par moments, son découragement. Elle jette aussi une lumière sur sa foi. La foi nous apparaît ici, sur ces pages, comme une sorte de philosophie de l’histoire, le seul moyen de comprendre le sens des événements qui nous touchent de près et de résoudre le grave problème que suscite la lecture de l’histoire.
Vu et lu sous cet angle-là, Habacuc nous adresse un message d’une brûlante actualité concernant notre situation dans les temps particulièrement difficiles que sont les nôtres et au milieu des conflits qui nous agitent. Car ce qui inquiétait Habacuc, cet ancien Israélite, a la même cause que nos propres inquiétudes. Pris dans le tourbillon de la vie nationale et internationale, nous restons frappés par l’identité des problèmes propres à l’époque du prophète, près de six siècles avant Jésus-Christ.
Qu’elle est cette cause? La grande préoccupation de notre époque, partagée sans doute par les croyants et les non-croyants, est celle qui concerne l’histoire. La situation historique présente accule les uns et les autres à un grand désarroi. Tel n’était pas le cas il y a moins d’un siècle. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et jusqu’aux alentours des années 1914, la principale difficulté surgissant sur le chemin de la foi semblait être la question des rapports entre celle-ci et la science. Les progrès scientifiques, les théories nouvelles, la philosophie de la connaissance semblaient incompatibles avec la foi en la révélation, car elle se trouvait en contradiction avec les nouveaux dogmatismes, considérés comme infaillibles par des savants imbus d’eux-mêmes, se considérant comme les détenteurs de la vérité.
Peut-être y a-t-il encore des chrétiens qui s’alarment devant une hypothétique opposition entre la foi chrétienne et la science moderne? J’aimerais les rassurer, en leur rappelant tout au moins que ce conflit est dépassé et périmé. Des savants et des penseurs d’autrefois ont contribué au malentendu entre la foi et la science, et ils étaient pourtant des croyants. Je songe à René Descartes, Francis Bacon, Johannes Kepler et très certainement John Newton. Ces hommes ont souvent donné des preuves de leur piété, qui ne semblait pas aller contre leur grand savoir.
Leur science ne contredisait pas nécessairement les grandes affirmations bibliques. On peut affirmer aujourd’hui, avec la même conviction, que des savants modernes, même s’ils ne sont pas croyants, refusent une explication purement matérialiste de l’univers. D’autres vont jusqu’à affirmer, sans pour autant confesser une foi précise, que derrière cet univers merveilleux se trouve nécessairement une raison et un organisateur. Hormis quelques ennemis acharnés de la foi biblique, et hormis surtout quelques vulgarisateurs de mauvaise foi, nul ne saurait affirmer que la science et la foi biblique sont irréductiblement opposées.
Autre est, à mes yeux, le problème moderne, et celui-ci est de même nature que celui évoqué dans le vieux livre du prophète de l’Ancien Testament. Quel est le rapport entre la foi en Dieu et l’histoire des hommes? Si au début du siècle nos pères et grands-pères s’attendaient à un monde meilleur, nous savons depuis que George Orwell et bien d’autres ont décrit l’histoire future plutôt sombre. Le « choc du futur » est ressenti aussi profondément que le choc du présent. Notre siècle a témoigné du déchaînement de la violence et la société contemporaine a été ébranlée jusque dans ses entrailles.
Les chrétiens eux-mêmes se posent des questions troublantes : ils estiment inadmissible que Dieu, celui de la Providence, permette des hécatombes, des massacres, des génocides et des misères insoutenables. Comment réconcilier le message de l’amour de Dieu et l’affirmation de son autorité transcendante avec l’injustice et les atrocités? Ces pensées ont vagabondé dans nos esprits et peut-être même rongé notre âme. Serait-ce parce que nous avons saisi le message biblique imparfaitement? Or, l’Écriture s’occupe précisément de ces questions. Elle, qui relate des événements, nous offre, oui, nous offre clairement, une philosophie de l’histoire en même temps que l’irréfutable preuve de l’action salvatrice du Dieu souverain.
L’Écriture n’est pas un simple traité de salut individuel. Au cœur de chacune de ses affirmations réapparaît son thème central et dominant : Au-delà des relations que Dieu a nouées avec nous d’une manière personnelle, il veille sur tous les événements; il met notre salut individuel dans un contexte immense, celui de sa création.
Sa révélation commence par l’affirmation : « Au commencement Dieu a créé. » C’est ensuite que viennent l’homme et ses problèmes. Si nous l’oublions, ce sera la presse écrite ou orale qui deviendra décisive dans notre réflexion et nos décisions. Nous serons sans cesse troublés, déroutés, voire désespérés. Si la Bible n’était rien d’autre qu’un condensé offrant une sélection de textes favoris, elle ne serait plus la révélation de Dieu, tout au plus une merveilleuse anthologie littéraire ou religieuse. Mais elle est la révélation de Dieu, et celle-ci se trouve pleinement et clairement dans le livre du prophète Habacuc. Cet homme, comme le reste des témoins de Dieu, nous informe et nous persuade que le Seigneur est présent, non pas comme un Dieu pantin, une victime impuissante des aléas de l’histoire, mais en tant que celui qui la domine.
Il appartient alors à l’Église de Dieu de transmettre et de proclamer ce message à notre époque, au milieu de nos débandades. L’Église, qui ne saurait partager l’euphorie des uns, ne peut pas non plus communier à l’angoisse des désespérés. Elle n’a pas à écouter les mots d’ordre des anarchistes ni à écrire l’histoire dans la panique ou l’excitation. Elle doit œuvrer, certes, pour une meilleure société, à la guérison des civilisations malades en dénonçant le culte des biens matériels, les fausses nourritures psychiques ou spiritualistes, les idéologies et dogmes politiques, la société de gaspillage ou les sociétés de famine due avant tout à la corruption et au laisser-aller humains. Elle doit dénoncer les modes de vie ineptes, secouer des torpeurs et des conformismes, analyser avec courage et lucidité les situations et les malaises. Mais elle discernera surtout le doigt de Dieu, se réjouira de ses interventions et travaillera à convertir à lui toute pensée.
C’est de cette mission-là dont Dieu charge son Église en ces temps troublés, celle d’édifier, de panser et de guérir. Elle est la seule à apprendre, à devoir apprendre, la grande leçon sur l’histoire, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas s’écrire comme un brouillon, qu’elle n’est pas l’affaire des amateurs de graffitis ni des gribouilleurs. C’est parce que Dieu demeure Maître de l’histoire et de tous les événements qui s’y déroulent qu’il nous invite à la lire avec des yeux neufs, remplis d’espérance; mais ce n’est pas Dieu tout seul qui écrit l’histoire. Il nous appartient à nous, Église de Jésus-Christ, de l’écrire avec lui, sous sa dictée, selon ses règles, d’après le modèle que nous trouvons sur les pages de sa divine Parole.