Jean 2 - La purification du Temple
Jean 2 - La purification du Temple
« Après cela, il descendit à Capernaüm, avec sa mère, ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours. La Pâque des Juifs était proche, et Jésus monta à Jérusalem. Il trouva établis dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs. Il fit un fouet de cordes et les chassa tous hors du temple, ainsi que les brebis et les bœufs; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa les tables et dit aux vendeurs de pigeons : Ôtez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. Ses disciples se souvinrent qu’il est écrit : Le zèle de ta maison me dévore. Les Juifs prirent la parole et lui dirent : Quel miracle nous montres-tu pour agir de la sorte? Jésus leur répondit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Les Juifs dirent : Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce temple, et toi, en trois jours, tu le relèveras ! Mais il parlait du temple de son corps. Quand il fut ressuscité d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait dit cela et crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant que Jésus était à Jérusalem, à la fête de Pâque, plusieurs crurent en son nom, à la vue des miracles qu’il faisait, mais Jésus ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous, et parce qu’il n’avait pas besoin qu’on lui rende témoignage de quelqu’un; il savait de lui-même ce qui était dans l’homme. »
Jean 2.12-25
Célébrée au printemps de chaque année, la fête de la Pâque appelait à Jérusalem autant de Juifs venant de tous les coins de la Palestine que ceux dispersés autour du bassin méditerranéen. C’était la fête de la joie et du souvenir, commémorant la délivrance d’Égypte; chacun se retrouvait héritier et bénéficiaire de ce geste du Dieu de miséricorde. En célébrant le repas pascal en un temps où Israël avait de nouveau perdu sa liberté, chacun confessait sa foi au Dieu rédempteur et trouvait des raisons d’espérer et d’attendre une nouvelle libération. Le passé devenait gage d’avenir.
Les pèlerins affluaient et, selon leurs moyens, présentaient sacrifices et offrandes. Les plus fortunés offraient un bœuf ou une brebis, les pauvres une colombe. L’offrande devait être faite en devises juives, car il ne convenait pas de payer le tribut en monnaie étrangère à cause des effigies de l’empereur ou des dieux païens. Cela nécessitait provisoirement un grand marché qui avait pris l’habitude de s’installer dans l’enceinte même du Temple, dans la cour dite des païens. Le sol était pavé de mosaïque et, sur les quatre côtés, le long des murailles, s’élevaient de superbes colonnades de pierre (portiques) recouvertes de bois de cèdre ouvragé à l’intérieur. C’est là que se tenaient probablement les marchands de bétail et les changeurs munis de leur petite table. Le trafic allait bon train et chacun y trouvait son avantage; le pèlerin avait à portée de main l’objet de son sacrifice, et le marchand et le prêtre étaient assurés d’une source intéressante de revenus. Les abus étaient, semble-t-il, fréquents.
Au sein de ce brouhaha général, facile à imaginer, Jésus apparaît muni d’un fouet confectionné avec des cordelettes et se met à chasser tous ces trafiquants qui avaient donné à l’entrée du sanctuaire proprement dit l’allure d’un bazar oriental ou d’un souk nord-africain. « Ôtez cela d’ici, leur dit-il, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic » (Jn 2.16).
La comparaison des récits des Évangiles synoptiques avec celui de Jean pose dès l’abord une sérieuse question de chronologie. Les trois textes synoptiques, parallèles à la première partie de celui de Jean (Jn 2.13-17), situent la purification du Temple au jour des Rameaux ou au lendemain, donc à la fin de la vie de Jésus, alors que le quatrième Évangile place cet épisode au début de son ministère. Quelques commentateurs, s’appuyant sur les différences entre les récits (dans Jean, Jésus s’arme d’un fouet de cordes, il accuse les Juifs d’avoir fait du Temple non une « caverne de voleurs », mais « une maison de trafic »), pensent que Jésus aurait purifié le Temple deux fois, d’abord au début de son ministère (rapporté par Jean), puis une autre fois à la fin (rapporté par les synoptiques).
Plusieurs commentateurs estiment que cet épisode n’aurait pu se renouveler sans laisser une double trace dans la tradition. Les uns le placent, avec le quatrième Évangile, au début du ministère et supposent que si les synoptiques le mentionnent lors de la semaine sainte, c’est qu’ils ne connaissent pas d’autre séjour à Jérusalem de Jésus adulte. Les autres croient qu’il s’est bien passé à l’entrée de la semaine sainte, mais que Jean, plus préoccupé de mettre en valeur la signification profonde des actes du Seigneur que de les situer dans leur ordre chronologique, l’a transporté au début de sa vie publique afin d’affirmer que tout son ministère doit être compris à la lumière de sa mort et de sa résurrection.
À noter que ce passage contient une importante indication chronologique : l’affirmation qu’à ce moment même on travaillait depuis quarante-six ans à la construction du Temple (Jn 2.20). C’est ainsi qu’il faut comprendre, en effet, cette remarque des Juifs, car le Temple ne fut réellement achevé qu’en 62-64, peu de temps avant sa destruction. Or, on sait que la construction en fut entreprise en l’an 20 avant notre ère. On peut donc en conclure que la purification du Temple eut lieu en l’an 26 ou 27 de notre ère et, selon l’époque de la vie de Jésus où cette purification eut lieu, dater sa mort en 27 ou 28 si la scène eut lieu durant la semaine sainte, en 29 ou 30 si ce fut pendant la première Pâque du ministère de Jésus, l’Évangile de Jean faisant allusion à trois de ces fêtes (Jn 2.13, 6,4; 11,55) et peut-être quatre (Jn 5.1).
Quoi qu’il en soit, que la purification du Temple ait eu lieu avant ou après, qu’elle ait été répétée ou non, cela ne fait aucune brèche à notre foi. Et c’est bien à cette signification profonde de l’acte que nous songerons, notamment en ce qui concerne la purification que le Christ, notre Seigneur, entreprend pour purifier son Église actuelle. Car la fustigation divine ne commence pas n’importe où, mais dans le Temple et ainsi que le déclarera plus tard saint Pierre, le jugement de Dieu commence par sa maison. L’Église est la première à recevoir les coups du fouet, afin d’être purifiée. Ce n’est donc pas pour humilier et détruire ni pour blesser que le Fils divin se sert du fouet, mais afin de rétablir l’ordre et de restaurer le culte « en esprit et en vérité », ainsi qu’il le déclarera plus loin à une femme de Samarie. Le Christ, le fouet à la main, entre dans son Église pour la nettoyer de ses souillures. Car il la veut comme un ustensile utile, qui sert l’honneur de Dieu et se soumet à son service, telle une fiancée vierge et pure la veille de son mariage.
Actuellement, nos regards se portent, avec quelque prédilection parfois, je crains, sur le monde qui nous entoure et où semble siffler le fouet divin. Certes, Dieu frappe de nouveau notre société; des hommes et des peuples n’échappent pas à son œuvre de discipline. Inquiets, craintifs, voire angoissés par toutes les tempêtes qui, tel un fouet, sillonnent le dos de l’humanité, nous nous interrogeons : N’est-ce pas le jugement dernier? Ne sont-ce pas là les signes des temps et la fin de l’histoire? Comment expliquer autrement les orages qui grondent et foudroient, les tempêtes qui sévissent et déracinent les structures les plus solides, les maux innombrables et innommables qui torturent des corps et des âmes de millions d’êtres humains? Dieu ne serait-il pas de nouveau en colère contre le monde, la société post-moderne, l’humanité rebelle?
Parfois, nous endossons un peu trop vite le rôle du procureur général de la société non chrétienne, oubliant avec complaisance que les fouets de Dieu frappent tout d’abord les siens. L’Église aussi est touchée par l’ire du Très-Haut.
Certes, rarement l’Église a connu des époques aussi sombres et des heures aussi sordides que lors du moment de la visitation du Temple de Jérusalem par le Christ. On peut évoquer aussi les épaisses ténèbres spirituelles dans lesquelles avait sombré l’Europe avant le renouveau apporté par la Réforme, même s’il n’y avait pas de pigeonniers ni d’étables à bœufs sous les absides des cathédrales et autres basiliques. Mais l’Église — et j’entends ici toutes les Églises et confessions confondues — n’a-t-elle pas, à sa manière, cherché prestige et avantages matériels, poursuivi une coupable conformité au monde? Or, le Christ visitant le Temple jadis ou aujourd’hui nos sanctuaires, qu’ils soient protestants, catholiques romains, grecs orthodoxes ou autres baptistes et méthodistes, nous demande ce que nous cherchons dans son Église. Est-ce le Royaume de Dieu et sa justice, ou bien notre propre gloire ou notre bien-être, même spirituel?
Le Christ nous visite encore aujourd’hui et nous appelle à la repentance. Une fois de plus, il nous exhorte au renoncement, à l’oubli de nous-mêmes. Car il nous offre le seul trésor impérissable, qui est sa Parole, son Évangile; et rien d’autre à côté de celle-ci, si ce n’est l’eau du Baptême et le pain et le vin de la Cène. Celui qui ne s’en contente pas, qu’il la quitte, à moins d’en faire une fois de plus à sa manière une caverne de voleurs ou un bazar de pacotilles religieuses…
Vous avez remarqué lors de la lecture du passage biblique comment les hommes ont reculé d’eux-mêmes. Sa parole a suffi; comme lorsqu’il chassera des démons, purifiera des lépreux, ressuscitera des cadavres, apaisera des tempêtes…
Mais si le Christ prend son fouet pour frapper, cette Église-ci ou cette confession-là peuvent se dire l’une et l’autre heureuses. Car dans son geste, il nous faut discerner et accueillir la promesse et l’espérance de la purification. Une question devra inévitablement se poser à nos esprits : Mon Église (confession) et la vôtre, ont-elles été atteintes et frappées par le fouet du Sauveur? Existe-t-il encore des marchands du Temple parmi nous?
Hélas!, reconnaissons que jusqu’à la fin l’ivraie et le bon grain y resteront présents. Seule la moisson finale révélera ce qui a été paille et ce qui a été fruit mûr pour être cueilli. Cependant, jusque-là, le Christ demeure présent dans son Église; présent non d’abord pour manier l’outil de la colère, mais afin de la subir lui-même sur son propre corps. Le fouet le frappa à mort sur le Calvaire, où il alla purifier son Église par le sang qu’il y versa, afin de changer son Église et la rendre pure, sans tache et immaculée. C’est ce qu’il entendait lorsqu’il annonçait la destruction du Temple en trois jours. Il prédisait sa propre mort, bien que les Juifs ne le comprirent pas et y trouvèrent un prétexte de plus pour l’accuser et le condamner lors de son procès.
L’acte de Jésus chassant les vendeurs du Temple n’est pas seulement un geste de prophète voulant purifier le sanctuaire, prolongeant ainsi le ministère d’un Amos ou d’un Jérémie, mais l’acte souverain du Fils qui s’indigne de voir profaner la maison de son Père. Bien plus, lorsqu’on lit cet épisode à la lumière des paroles que Jésus va bientôt prononcer devant la Samaritaine (Jn 4.21-23), on comprend qu’il annonce la fin du culte juif avec ses sacrifices d’animaux, car le moment est proche où le Christ, en devenant la victime expiatoire, accomplira ce qu’annonçaient les rites sacrificiels qu’il supprimera pour toujours.
Si les Juifs sont loin de soupçonner toute la signification de ce geste, ils ne s’y trompent pourtant pas : c’est bien là un acte de Messie, qui agit en Maître souverain. Ils demandent donc à Jésus de faire un signe miraculeux qui prouve la légitimité de l’autorité qu’il s’arroge. Mais il s’y refuse, car il connaît leur cœur incrédule, comme en une autre occasion (citée par Mt 12.39), où une requête analogue lui est présentée, il ne voulut pas leur donner « un autre signe que celui du prophète Jonas » (qui demeura trois jours dans le ventre du grand poisson). Ainsi, il leur dit : « Détruisez ce Temple, et en trois jours je le relèverai » (Jn 2.19). Une fois de plus, la parole de Jésus est à double sens : elle prophétise la destruction de « ce Temple » qui était son corps, par lequel Dieu habitait parmi nous (Jn 1.14), et sa résurrection au bout de trois jours. Les Juifs entendirent cette affirmation dans son sens littéral et ils y virent un sacrilège et une absurdité. Les disciples eux-mêmes ne comprirent le sens réel de la prédiction que lorsqu’elle eut été accomplie.