L'amour de Dieu le Père
L'amour de Dieu le Père
Il n’existe pas d’aspect plus remarquable et plus clairement énoncé dans le Nouveau Testament que celui de l’amour de Dieu le Père. Un amour rédempteur s’offrant à notre foi, si toutefois celle-ci ne réclame ou ne s’imagine un amour autre que celui-ci. Il est l’amour qui élit le pécheur au salut, lui adresse l’appel de la grâce et le sanctifie après l’avoir pardonné. Finalement, il le réserve et le destine à sa gloire éternelle. Notre salut a exclusivement sa source en l’amour du Père.
Certes, le Nouveau Testament rend un témoignage éloquent et persuasif à l’amour de Dieu le Fils aussi. Mais du fait de l’immense malentendu qui entoure le rôle du Père, vu par certains comme un Dieu sévère, si ce n’est cruel, il est urgent de méditer sur son rôle dans la conception et la réalisation de notre salut, pour nous rendre compte qu’il n’est nullement en contradiction avec l’amour du Fils incarné, le Seigneur Jésus-Christ.
Jésus-Christ a prouvé son amour en aimant son Église; il a donné sa vie pour elle (Ép 5.25). Toutefois, d’une manière très spéciale, c’est l’action de Dieu le Père et son amour qui sont soulignés, là même où nous nous imaginions que le Fils de Dieu était l’auteur exclusif de notre salut.
Or, l’amour du Père devient éclatant à la croix. La croix est le drame que lui-même a conçu et actualisé. « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même », écrit saint Paul (2 Co 5.19); et : « Lui qui n’a pas épargné son Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par grâce? » (Rm 8.32). Dieu n’épargne pas; au contraire, il livre pour nous ce qu’il possède d’unique, de plus précieux. Comment ne pas évoquer, une fois de plus, le célèbre texte de l’Évangile selon Jean : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3.16).
Dieu a aimé, Dieu a donné. Bien plus, notons-le, « il a tellement aimé ». Il a aimé d’une manière et dans une mesure que nous pourrions qualifier d’extravagante, si nous osons nous exprimer de la sorte. C’est-à-dire qu’il a aimé excessivement, au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. Le don qu’il a fait est immense; là réside la preuve principale de l’amour que le Nouveau Testament, et à sa suite l’Église chrétienne, célèbrent avec jubilation. Dieu le Père n’a pas sacrifié un être choisi parmi les myriades angéliques qui peuplent le ciel, l’entourent et le servent sans cesse. Il n’a même pas sacrifié le Saint-Esprit, qui n’a pas le statut de Fils, mais c’est son propre Fils qu’il a sacrifié.
Nous aussi, chrétiens, nous sommes des enfants de Dieu. Mais nous ne le sommes que par adoption; nous ne le sommes pas de manière naturelle, par naissance… Christ seul est le Fils engendré de Dieu. Toute la nature, toute l’essence divine, l’habite sans mesure : l’infinité, l’éternité, l’immutabilité, la gloire de Dieu sont les siennes. Il est l’image parfaite du Père; il en est le rayonnement éblouissant. Tout ce que le Père est, le Fils l’est également. Comme le Père, il existe en soi. Car, Fils éternel, il n’a pas été créé, mais engendré de toute l’éternité.
Non seulement la nature de Dieu est la sienne, mais il est encore aimé du Père. Un lien spécial et indissoluble unit le Père et le Fils. Notre amour humain n’est qu’une image pâle de l’amour du Père pour le Fils et celui du Fils pour le Père. Saint Jean commençait son Évangile par ces mots qui nous sont familiers : « Et la Parole — celle de Dieu — était avec Dieu » (Jn 1.1). Cette préposition marque un accompagnement, mais dans le cas du Fils, elle n’est pas simple proximité spatiale. La Parole n’est pas à côté de Dieu, autour de lui. Elle — c’est-à-dire, le Fils — est Dieu comme le Père est Dieu. Actuellement, pour reprendre les mots de l’apôtre dans sa première lettre, dans son état de glorification, le Fils est notre Avocat auprès du Père.
Il existe cependant un degré de profondeur bien plus grand encore; car le Fils vit auprès de Dieu et le Père auprès du Fils, et ce rapport n’étant pas purement spatial, il n’est pas statique, au contraire : il annonce une relation dynamique entre les deux. Le Père et le Fils existent totalement, complètement, éternellement l’un face à l’autre; ils existent simultanément. Leurs cœurs s’appartiennent mutuellement. L’être divin de l’un est l’existence même de l’autre.
Il importe de nous rappeler cette nature des rapports entre Dieu le Père et le Fils incarné, qui se soumit dans sa passion. Derrière l’amour du Père pour le monde se trouve simultanément son amour pour le Fils. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, jamais l’amour du Père n’a été aussi certain qu’au moment où le Fils gravissait le Calvaire et s’offrait en sacrifice expiatoire pour les péchés du monde. En le livrant aux mains des bourreaux, le Père n’a pas cessé d’aimer le Fils. En cette circonstance où se déroule le drame de notre rédemption, exigeant un sacrifice de cet ordre, un prix tellement exorbitant, Dieu le Père s’est soumis lui-même à l’épreuve à laquelle il avait jadis soumis Abraham, le Père des croyants; « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac; va-t’en dans le pays de Moriya et là, et offre-le en holocauste », ordonnait-il au vieux patriarche (Gn 22.2).
Dieu a donné sans réserve et sans mesure. C’est là le deuxième élément de son amour. Son don a été illimité. Lorsqu’il impose un sacrifice aux humains, il le leur demande avec mesure, même lorsqu’il s’agit d’une souffrance qui nous semble insupportable. Il ne permettra pas que son peuple soit éprouvé au-delà de ses forces. Mais dans le cas du sacrifice auquel il consent de son propre gré, en offrant le Fils en holocauste, il ne trace aucune limite. Son Fils unique sera exposé au mal, sans défense, et livré totalement entre les mains des rebelles et des apostats. Tel est le sens biblique du mot grec holocauste, « olos kautoma », c’est-à-dire brûlé entièrement. Personne ne pourra faire propitiation pour lui. C’est au moyen de son offrande qu’il prendra aussi bien la défense de sa propre personne que celle de son peuple, l’Église. Pour le Père éternel et pour le Fils éternel, aucune voix ne se fera entendre, comme ç’avait été le cas d’Abraham : « Retiens ta main et épargne l’enfant. »
Imaginez que la mission rédemptrice du Christ dans le monde eut été planifiée par nous-mêmes. Nous nous serions énergiquement opposés à l’exécution d’un plan aussi redoutable. C’est absurde, aurions-nous dit, que le Fils divin s’engage en vue d’une telle mission et qu’il aille jusqu’au bout! Le terrible traitement qui lui est infligé nous paraît injuste et cruel à l’extrême. Même son incarnation nous paraît une grave atteinte à sa divinité, et sa présence sur la terre des hommes un véritable cauchemard…
Mais même dans le cas où nous aurions été persuadés de la nécessité de son incarnation, quelles voies et quelles méthodes aurions-nous préconisées pour la réaliser? Certainement rien qui put le mettre dans l’embarras, aucun incident humiliant, et surtout pas de risques sérieux… Nous aurions sans doute préparé un Avent et prévu un Noël sans les circonstances pénibles de la pauvreté, et certainement sans la crèche dans une étable… Nous l’aurions entouré de tellement de soins que le divin Enfant n’aurait eu point à souffrir. Nous lui aurions évité toute tentation et l’aurions protégé du moindre incident désagréable… Sa mort eut été impensable dans notre projet, et la malédiction des hommes et l’horreur de l’abandon divin n’y auraient eu aucune part. Nous aurions refusé avec indignation l’idée de laisser crucifier le Fils de Dieu, peine à laquelle le plus banal citoyen romain n’était jamais condamné. Comment aurions-nous pu envisager un tel supplice pour le Fils de Dieu?
Mais lorsque Dieu donne son Fils unique, il le livre totalement, sans demi-mesure. Il va aux extrêmes limites de cette offrande gratuite. Il accomplit ce qui pour nous est impensable et achève ce qui est impossible. « Car vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ qui pour vous s’est fait pauvre de riche qu’il était » (2 Co 8.9). « Les renards — disait-il à celui qui avait quelques velléités de devenir son disciple — ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme [et le Fils de Dieu] n’a pas où poser sa tête » (Mt 8.20). Il éprouva la faim et la brûlante soif, la fatigue physique et la lassitude morale… Il fut livré à la tentation démoniaque; il dut souvent livrer un terrible combat, corps à corps, directement, ou de manière détournée, mais tout aussi réelle, avec les forces de ténèbres. Tristesse et larmes nourrirent son âme…
Finalement, il fut l’objet de la redoutable colère de Dieu. La coupe qu’il but jusqu’à la lie devint insupportable; aussi, dans une mortelle angoisse implora-t-il d’en être délivré. Il supplia son Père « d’être délivré de cette coupe », c’est-à-dire que le dessein divin de sauver le monde, si possible, ne s’accomplisse pas par son intermédiaire… Pourtant, il accepta « cette heure », celle d’être livré à la mort, une mort ignominieuse. Il mourut en gardant toute sa lucidité, en connaissant parfaitement quel était l’enjeu de son sacrifice : malédiction pour lui, mais rédemption pour ses élus. Aucune anesthésie ne soulagea ses douleurs physiques ni n’atténua sa souffrance morale. Durant ce temps, il sentit que Dieu n’était pas avec lui, qu’il n’existait pas face au Père comme il existait dans l’éternité.
Souvenons-nous de nouveau du récit d’Abraham et d’Isaac. Le vieux père et son fils adolescent gravissant ensemble le mont Moriya pour apporter, dans une soumission sans réserve, l’offrande exigée par Dieu. La même histoire se répétait — sur une échelle infinie — pour Dieu le Père et son Fils unique. C’est ensemble que le Père céleste et le Fils incarné graviront à leur tour les pentes de la mission rédemptrice : depuis la naissance à Bethléem jusqu’au supplice du Calvaire. Le Père n’aima pas moins le Fils durant le temps de son incarnation que dans sa gloire céleste. Au contraire, le Fils restait « l’objet de son affection » — selon sa déclaration au moment du baptême de Jésus — aux heures les plus difficiles et douloureuses du ministère terrestre de celui-ci.
Déjà à l’ombre de la mort, durant sa terrible agonie au jardin de Gethsémané où il transpire des gouttes de sang, le Père lui envoie un ange pour le réconforter et pour le soutenir, mais ce sera le dernier signe de sa présence. À chaque instant, à l’heure de la tentation démoniaque ou face à l’hostile et aveugle opposition des hommes, le Père s’était tenu auprès du Fils comme au ciel, lors de leur relation éternelle. Peu avant l’heure qui le submergera dans une douleur infinie, indicible, Jésus déclare : « Moi et le Père nous sommes ensemble, je ne suis pas seul. » Est-ce correct de penser que durant les heures de la crucifixion, insoutenables pour un mortel, le Père se tînt auprès du Fils? Durant son agonie, lorsqu’il s’adresse à son compagnon crucifié repentant, il pense au paradis, c’est-à-dire à la communion céleste avec Dieu son Père, et les dernières paroles qu’il prononcera avant de rendre l’âme s’adresseront encore à lui : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23.46).
Mais — et la conjonction « mais » sonne terrible à cet endroit, car elle annonce, indique la direction de l’enfer — mais pendant un moment, dont nous ignorons la durée, le Père ne fut pas là. Et c’est là le mystère insondable de notre rédemption, dont seuls Dieu le Père et Dieu le Fils peuvent connaître l’incommensurable profondeur. Le Seigneur Jésus-Christ, désigné comme l’Agneau pour le suprême sacrifice, comme le Sauveur des siens, fut abandonné.
Si nous étions abandonnés, la chose serait fort compréhensible et même normale; n’avons-nous pas délibérément passé des années, toute une vie peut-être, à végéter loin de Dieu comme des étrangers, sans nous soucier de lui, et même sans l’idée qu’il put se soucier de nous? Un tel abandon serait naturel. Mais le Fils éternel! Lui, qui n’avait jamais fait auparavant une telle expérience, car jamais le Père et le Fils n’avaient été séparés… Durant toute l’éternité, ils étaient face à face, la faveur de l’un étant sans réserve et sans répit pour l’autre. Lorsque les nuages chargés de l’orage final s’accumulent menaçants, le Père se tient encore près de lui. Mais à présent, soudain, il n’est plus là; au moment où son agonie devient insoutenable, le Sauveur des hommes est délaissé par Dieu; il crie à son Père, mais le Père ne l’entendra pas; il ne l’exaucera pas. À la croix, il ne dépêchera pas d’ange à son secours…
Pas le moindre signe de l’amour du Père. Pas le moindre témoignage rendu à son identité de Fils bien-aimé de Dieu. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46). Il est renvoyé « au pays lointain », vers le désert le plus terrifiant de l’existence humaine… Un désert glacé, noyé dans les ténèbres, où la face de Dieu n’est pas clémente; où durant le jour il n’y aura pas de colonne de nuée pour guider, et la nuit ne sera pas éclairée de la colonne de feu pour orienter les pas. Et au-delà de ce désert, que va-t-il trouver? Nous le savons : ce sera l’enfer. L’Église chrétienne annonce cela dans sa Confession de foi : « Il est descendu aux enfers. » Tel est le sens de cette mystérieuse parole du credo. Sur la croix, le Christ Rédempteur a été moralement et physiquement abandonné par le Père; c’est cela, l’enfer.
Le message que nous nous sommes proposé de transmettre aujourd’hui est, en tout premier lieu, ce que Dieu le Père entreprit et consentit en notre faveur. Tout en tenant compte du prix payé par la victime offerte, nous avons voulu souligner l’amour et le sacrifice de celui qui l’offre, c’est-à-dire Dieu le Père. Aurait-il aimé son fils moins qu’Abraham aimait Isaac? Oh non!, il l’aimait infiniment plus! Aurait-il été dépourvu d’émotions? Comment l’imaginer un seul instant? Les sentiments d’Abraham disposé à sacrifier son fils sont multipliés ici à l’infini chez le Père céleste qui n’épargne pas son Fils. Ne ressent-il pas de pitié pour lui? Oh oui!, et comment! Tout l’Évangile tourne autour de ce message : Le Calvaire est la preuve que Dieu a vraiment aimé les hommes, et la croix le prix que Dieu a consenti pour notre salut.
Dieu a voulu ce sacrifice et en a porté le poids; il a brisé la vie de son unique, le traitant comme la condamnation du péché de l’humanité, depuis ses origines jusqu’à sa fin. Il a accepté de fermer ses oreilles au cri de déréliction de son Fils, durant l’heure où celui-ci avait le plus grand besoin de sentir sa présence, d’être en communion avec lui. Mais le Père n’a pas répondu. Et cela par amour pour vous et pour moi. Combien il aurait voulu le secourir, le délivrer, lui épargner cette mort maudite, l’arracher à l’enfer! Or, il le laissa devenir malédiction, anathème.
La grandeur de l’amour de Dieu nous offre encore un signe supplémentaire : celui de la simplicité de la demande : « Afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3.16). Vous et moi nous estimons peut-être que nous avons suffisamment de mérites pour avoir droit à l’amour de Dieu. Sans doute, nous sommes des citoyens consciencieux et nous observons scrupuleusement la loi du pays; notre conscience intime ne nous reproche aucun déficit moral. Tout juste il nous faudrait, dirions-nous, à la suite d’Henri Bergson, « un supplément d’âme », et tout serait parfait… Certes, nous reconnaissons n’être pas parfaits; d’ailleurs, qui dans ce bas monde le prétendrait-il? Nul n’est tenu à l’impossible, quand même!
Et en apprenant que Dieu le Père a sacrifié son Fils unique, son bien-aimé, afin que nous devenions des créatures nouvelles, nous sommes choqués sinon scandalisés. Croire, accepter, semble trop simple et même humiliant pour notre dignité humaine parvenue à sa maturité… Croire à son amour, accepter d’être au bénéfice du sacrifice du Fils, faire table rase de tous nos mérites, effacer d’un revers de main toute cette générosité du cœur qui nous caractérise… Or, c’est bien cela que Dieu attend et demande de nous, à cause de l’amour dont il nous a aimés. Il nous faut croire et accepter. Nous n’avons d’autre contribution à apporter que celle de la foi.
Dieu a tant aimé le monde… Il a prouvé son amour au Calvaire, dans le sacrifice de la croix. Cherchons les preuves de son amour en cet unique endroit, pas au-dessus ni en dessous, ni à gauche ni à droite, mais uniquement en Christ. Vous qui cherchez des preuves autres que celle-ci, vous qui réclamez qu’il déchire les cieux et qu’il en descende, vous vous égarez… L’amour de Dieu pour vous s’est manifesté de cette manière, à ce prix, à cette condition. C’est au Calvaire que Dieu vous attend, c’est là où le Fils s’est offert.