Le temps et l'éternité Message du Nouvel An
Le temps et l'éternité Message du Nouvel An
Nous avons appris avec étonnement, d’autres l’ont appris peut-être avec soulagement, que le 20e siècle est le plus court parmi tous les siècles de l’histoire de l’humanité. Il aurait commencé, paraît-il, en 1914. D’autres penchent même pour une date plus tardive; il aurait seulement débuté en 1918, après la fin de la Première Guerre mondiale…
Ce siècle s’est achevé, précise-t-on avec un empressement inhabituel, en 1990, et d’autres (plus perspicaces?) soutiennent que ce fut en 1989, lors de l’effondrement du mur de Berlin…
S’il est le plus court de l’histoire, le 20e siècle est également réputé pour être l’un des plus cruels. Il débuta, on s’en souvient, avec la balle assassine qui tua l’archiduc Rodolphe d’Autriche dans la ville de Sarajevo, en l’actuelle Bosnie-Herzégovine — cette région de l’Europe devenue, une fois de plus, le foyer de luttes sanglantes et sans merci — et cette balle, dit-on avec un humour noir, aura tué six millions de personnes en Europe ou en dehors du vieux continent.
Ce siècle a été celui du premier génocide, le génocide arménien. Il a été le siècle d’Auschwitz et des Goulags, des bombardements monstrueux contre des populations civiles sans défense, dont celui de la ville de Dresde, en Allemagne nazie, est resté le symbole, puis le largage des premières bombes atomiques, encore sur les populations civiles d’Hiroshima et de Nagasaki, au Japon… Il a vu les atrocités commises durant la Deuxième Guerre mondiale; il a témoigné des abominations des Amin Dada et autres Bokassa, des Pol Pot et de ses Khmers rouges, et, pour finir, il a vu les tanks et bulldozers occidentaux ensevelir vivants des milliers de soldats iraquiens dans les déserts du Moyen-Orient…
À la fin de ce siècle et au début du 21e siècle, les esprits les plus lucides et aussi les plus perplexes de l’Occident s’interrogent d’une manière aiguë, dramatique, sur le sens des siècles, la signification du temps, la fatalité qu’enveloppe l’histoire et ce qu’elle véhicule d’inexorable… « Espère-t-on encore, alors qu’on désespère? » Molière avait déjà posé la question insolite. Rien n’est moins sûr.
Il y a moins de vingt ans, le français Edgar Morin titrait l’un de ses écrits : Pour sortir du vingtième siècle. Tel le cadavre d’Amédée, dans la pièce de théâtre bien connue d’Eugène Ionesco, nos contemporains cherchent à se débarrasser d’un siècle morbide, exhalant une puanteur insoutenable, et, vaille que vaille, s’efforcent avec une touchante impuissance d’établir le diagnostic du mal qui les ronge, d’effectuer des analyses sur leur situation, de disséquer les faits et, par moments, ils osent avancer quelques pronostics hardis.
Remarquons que cette recherche épuisante ne se cantonne pas dans l’abstraction; pragmatiques à défaut d’être réalistes, pris dans une panique de fin de siècle, nos contemporains évoluent autour du sujet qui fait fortune : « fin de l’histoire », « temps arrêté », « la crise », « le dernier homme », etc. Et cette panique irraisonnée les force, dans une éperdue fuite en avant, à refuser le temps, à renoncer à sa réalité, à désespérer, au milieu de leur activisme fiévreux, de pouvoir échapper à cette terrible et décourageante condition humaine…
Je mentionnerai deux signes qui, à mon avis, trahissent de manière flagrante l’attitude exacerbée des modernes devant la question du temps, signes qui attestent leur irrationnelle obsession avec le siècle présent. Ils ne sont certainement pas les seuls.
Voici par exemple celui de l’information moderne. Vous conviendrez que la surenchère, la surévaluation et même la saturation de nouvelles dont nous sommes gavés à longueur de journée trahissent sans le moindre doute une nouvelle version de démission devant la réalité; elle a pris la forme de l’exagération d’un aspect isolé des choses visibles. Nous sommes quotidiennement les témoins de l’excès — de la débauche, faudrait-il dire — des informations, étalées devant nos yeux affligés comme une vulgaire obésité journalistique.
On a parfois la nausée à la vue de la masse de papier imprimé qui nous submerge, ou encore en écoutant des animateurs ou présentateurs (trop souvent manipulateurs de l’opinion publique) de la radio ou de la télévision, qui essayent de vous donner l’impression que plus ils nous donnent des nouvelles, plus nous avons de pouvoir… Ayant atteint le degré zéro de la réflexion, « l’informé » gobera toute cette masse comme une drogue, s’accoutumera sans réagir aux faits et gestes de la scène nationale et internationale… La vacuité existentielle de nos contemporains s’étoffe avec l’inflation des nouvelles, et, au milieu des prouesses techniques qui environnent les médias de masse, la communion humaine, elle, reste la grande exilée…
L’autre signe de l’obsession de nos contemporains, avec ce côté fragmentaire et fracturé de l’existence, me paraît être leur infatuation avec leurs œuvres, avec leurs faire agités. Jadis, la paresse était l’un parmi les sept péchés capitaux. Aujourd’hui, un travail enfiévré pourrait figurer sur la liste des péchés mortels, au sens propre comme au sens figuré. Le travail moderne, accompli dans la frénésie, dans un faire démentiel, nous épuise, et comme le dit mon ami le professeur Jean Brun, « nos œuvres nous dévorent ».
Les choses en sont au point où nous pourrions corriger William Shakespeare, l’auteur britannique du 16e siècle et lui faire réviser le dilemme qu’il plaçait sur les lèvres de son immortel Hamlet : être ou ne pas être? Il me semble que la question moderne devrait se poser autrement : être ou faire? That is the question! Un faire qui est plutôt une agitation frénétique qui n’a aucune parenté avec l’accomplissement d’une œuvre belle, utile, créatrice et bienfaisante. Nos œuvres modernes, elles aussi, nous propulsent dans une éperdue fuite en avant.
Telle est la situation de nos contemporains, qui n’ont retenu qu’un seul aspect de la réalité créée par Dieu. En définitive, ne compte à leurs yeux que le « ici et maintenant », l’impératif obsédant et infantile du « tout et tout de suite ». C’est le temporaire qui m’importe et l’historique qui me séduit…
La terre des modernes est plate et l’histoire, telle qu’ils la perçoivent, ne dépasse pas la ligne étriquée d’un horizon très bas qui les étouffe. Le temps épuise et asphyxie les hommes, au sens propre comme au sens figuré.
Je tenais en ce début d’une nouvelle année, d’une nouvelle année de grâce, à partager avec vous ma joie de savoir que ce qui est visible, l’histoire et son cours tortueux, les siècles longs ou courts, les jours qui se succèdent enchevêtrés et noyés dans d’innombrables misères, les heures qui fuient, ne sont pas la seule réalité humaine.
Voici l’une des plus profondes paroles que Blaise Pascal ait dite et qui me revient à l’esprit; elle servira à éclairer mon propos : « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien touchant les deux extrémités à la fois et remplissant tout l’entre-deux. »
La question importante est de savoir si nous restons à une extrémité. Pascal renverse les philosophies simplistes qui s’accrochent désespérément à une seule extrémité, celle du temps sans l’éternité, des siècles écourtés, de l’histoire sans signification.
L’extrémiste est l’homme qui semble jouir de sa position. Il a beau se dire progressiste ou conservateur, s’afficher libéral ou radical, il est incapable de se lancer dans cette aventure qui consiste à se tenir aux deux extrémités de la réalité réelle! « Prière de ne pas trop me déranger », protestera-t-il en affichant sur sa porte sa pancarte, comme dans une chambre d’hôtel. « J’y suis bien et j’y reste! » J’ai mes aises et conserve mes habitudes. Si jamais il devait traverser son Rubicon, il attendrait que les eaux baissent jusqu’à ce qu’il puisse le passer à sec! Telle est la psychologie de l’extrémiste.
Le chrétien, lui, est l’homme des deux extrémités. Il ne se conformera pas au siècle présent. Si avec ses contemporains il se voit pris dans l’engrenage d’une position extrême, il sait aussi qu’il n’y est pas rivé inexorablement. Il appartient également à cette autre extrémité qui s’appelle éternité. Bien qu’il partage un sort commun avec tous les autres mortels, il se sait également, puissamment, fidèlement et mystérieusement emporté dans un chariot qui l’amènera immanquablement vers l’autre extrême.
Ce chariot avance sur des roues, ces roues énigmatiques dont parle un prophète de l’Ancien Testament, Ézéchiel. Elles se trouvent, écrivait le visionnaire hébreu, les unes dans les autres, une multitude de roues, avec des yeux au-dehors et au-dedans (Éz 1).
L’image est saisissante; pour le chrétien, les roues en question peuvent signifier l’élection éternelle, la providence divine, la grâce suffisante… Elles ne dérailleront point; les yeux mystérieux et le regard majestueux, pleins de sollicitude, voient et contrôlent tout; rien ne leur échappe, pas le moindre détail, ni dans ma vie personnelle, pour l’instant fragile et misérable, ni dans les grands événements dont l’histoire est le théâtre agité.
Mon être tout entier se trouve à l’intérieur de ce véhicule. Mes faiblesses, mes manquements, mes plus graves péchés comme ceux qui restent invisibles à mon entourage, ceux que je dissimule au regard d’autrui, tout s’y trouve… En un sens, je ne devrais pas dire que j’ai laissé mon passé derrière moi, car je le porte indélébilement avec moi. Je suis mon passé. Un passé certes encombrant, mais qui fait partie de mon présent. Un passé qui comme mon présent et mon avenir est scruté par ces yeux mystérieux, mais aussi transformé au fur et à mesure que le chariot du temps progresse promptement vers l’autre extrême, vers l’éternité de Dieu. Mes relations, mes ennuis de travail, les maux du corps, les chagrins du cœur, les conflits conjugaux, tout ce qui est facteur de trouble, tout événement de quelque envergure, même au sein de l’Église, se trouvent emportés dans ce chariot historique vers l’autre bout du parcours appelé éternité.
Le véhicule n’est pas confié à ma direction; sa course ne dépend pas de l’aptitude des conducteurs humains, maladroits et médiocres; elle dépend encore moins de mes rivaux, de la jalousie des uns ou des autres, du froid jugement des juges ou des critiques venimeuses des opposants. Amis comme ennemis ne sauraient en changer la direction ni en ralentir la course. Il n’est pas guidé par une fatalité aveugle et ses rênes ne se trouvent pas entre les mains du rusé prince de ce monde.
Les modernes sont, hélas, des êtres unidimensionnels. Alexandre Soljenitsyne rappelait il y a quinze ans, dans son célèbre discours à l’Université de Harvard : « Nous avons, nous autres modernes, oublié Dieu! » Le célèbre auteur russe nous dirait aujourd’hui avec la même flamme et la force de ses accents prophétiques : « Nous avons oublié l’éternité. »
Souvenons-nous de l’éternité; avec tous les pèlerins de l’histoire, avec tous les voyageurs emportés dans le navire du temps, avec tous les témoins de l’autre extrémité, rappelons-nous qu’en définitive, ce 20e siècle déjà fini, les feuilles du calendrier que je déplace chaque jour, les aiguilles de l’horloge faisant constamment le tour du cadran, comptent peu. La seule chose qui importe est de savoir que la course indéfectible, joyeuse, sereine et confiante me mène vers l’autre extrémité de mon existence, vers l’éternité de Dieu; elle est le seul fait décisif.
Voulez-vous, pour conclure, écouter les lignes suivantes de saint Paul?
« C’est pourquoi nous ne perdons pas courage. Et même lorsque notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Car un moment de légère affliction produit pour nous au-delà de toute mesure un poids éternel de gloire. Aussi nous regardons, non point aux choses visibles, mais à celles qui sont invisibles; car les choses visibles sont momentanées, et les invisibles sont éternelles » (2 Co 4.16-18).