Cet article a pour sujet le vaudou qui ne peut pas apporter épanouissement ni liberté, car il est associé à l'esclavage depuis le Danxomê (Bénin), d'où sont partis les esclaves qui ont peuplé Haïti. Ils ont gardé l'héritage dévastateur du vaudou, force de terreur qui produit détresse, violence et ruine et qui garde les gens sous l'emprise de la peur des pouvoirs occultes.

Source: Discerner les esprits. 10 pages.

Le vodun disqualifié

Les Retrouvailles Amériques-Afrique au premier Festival mondial des arts et cultures Vodoun ont pour fondement la tragédie que Barthélémy Adoukonou évoque en termes de :

« la plus terrible histoire des temps modernes, à côté de laquelle la bagatelle du nazisme ne sera qu’un jeu d’enfant. Comparés aux 6 millions de Juifs livrés au four crématoire, que dire des 100 millions d’esclaves déportés en Amérique par la même hybris de l’homme, et dont les trois quarts mouraient dans les bateaux négriers?1 »

Le parallélisme s’impose en effet de lui-même parce que les deux holocaustes juif et noir se donnent naturellement la main et s’enlacent sur le même versant de l’Europe chrétienne et diabolique. Mais il est hors de propos d’appliquer à l’une ou l’autre de ces tragédies le terme de bagatelle. Car celui qui a commis un meurtre n’est pas moins coupable que celui qui en a commis dix. Pour ce qui est donc de savoir lequel des deux holocaustes fut le plus performant, nous pensons qu’il vaut mieux s’abstenir de toute évaluation macabre pour se consacrer uniquement à la recherche des causes profondes du crime, crime contre l’humanité, afin d’éviter qu’il se reproduise ici ou ailleurs à grande ou petite échelle, aujourd’hui encore ou demain.

Pour prévenir une telle récidive, Akuété Assévi écrit :

« Le plus dangereux adversaire de la cause des peuples africains aujourd’hui est sans doute le mutisme, le manque de courage de nos chefs d’État devant les problèmes qui se posent à notre continent.2 »

Car de la Somalie au Togo en passant par le Zaïre, soumis aujourd’hui à des régimes de pillage, de massacre et de gangstérisme éclatants sous le regard indifférent et vaguement désabusé de voisins et frères qui seront peut-être soumis demain au même sort sanglant par un quelconque troufion devenu « timonier national » par le bon vouloir de ses compagnons troufions maniant la gâchette comme dans ces films westerns dédiés à la gloire de ceux qui, dans la terrible aventure du Far West, découvrirent et dépouillèrent le Nouveau Monde de ses hommes et de ses biens, l’histoire interpelle le Nègre sur la part personnelle prise par lui-même à ses propres malheurs. Car le 29 et 30 décembre 1992, le capitaine Valentine Strasser a exécuté sommairement 26 personnes sans que l’Afrique ait élevé la moindre protestation, pas plus l’Afrique de l’OUA que celle de la CEDEAO.

« Et les chiens se taisaient », se serait peut-être indigné Aimé Césaire, fils d’esclave et qui connaît donc par cœur et par science infuse les pogromes auxquels conduit inéluctablement la somme des petites lâchetés heureuses des hommes et des femmes de cette terre, de toutes les couleurs et de toutes les conditions. Et c’est pourquoi de la Somalie au Togo en passant par le Zaïre et la Sierra Leone, l’histoire interpelle toujours et déjà à propos de ses silences et de ce que le 23 juin 1992, Boubakar Joseph N’Diaye, conservateur émérite de la Maison des Esclaves sur l’île de Gorée, appelait d’un air infiniment las « notre collaboration ».

Notre collaboration est attestée par le LO à deux énoncées qui, chez les Fon du Danxomê, raconte l’histoire en raccourci saisissant, sans fioriture ni censure, pour stigmatiser les travers de la société et montrer quel est le chaos social et moral qui se trouve au bout de nos déviances et de nos égoïsmes. Or donc le proverbe dit : « E gbo ba do xo kannumon do Aguda ma xo ê wu. — Hwê cè dé wê ka nyi à?3 » (= « On bâtonne l’esclave pour le punir de n’avoir pas été acheté par le Portugais : — Suis-je vraiment coupable pour cela? »). Il est d’autres LO à deux énoncées qui révèlent que le Danxoméen fut en amont esclave du Danxoméen avant de le devenir en aval du Blanc. Mais aucun ne montre aussi clairement que celui rapporté ici la collaboration entre le Portugais esclavagiste et le Danxoméen esclavagiste.

Notre collaboration est attestée par Paul Hazoumê, intellectuel danxoméen de l’époque coloniale, parfois soupçonné d’indulgence pour les vues du maître. Paul Hazoumê rapporte qu’une fois élevé sur le trône d’Abomey, le roi Guézo investit du titre de gouverneur de Gléhoué le puissant négrier Francisco de Souza. « Il s’engageait en outre à ne vendre qu’à lui seul les captifs de guerre destinés à la traite.4 » Ce à quoi il convient d’ajouter que les dirigeants danxoméens ne vendirent pas que « les captifs de guerre » pris du reste chez les peuples voisins plus ou moins cousins, plus ou moins frères; ils vendirent à peu près tout le monde et leur âme. Et le roi Guézo lui-même devra, une fois sur le trône, « essayer de retrouver sa mère, la reine Agontimê, vendue aux négriers par Adanzan5 », son prédécesseur.

Et Justin Fakambi de révéler à son tour que :

« Le prince Gbagoué, de la dynastie royale d’Allada, ayant désobéi à son père, fut vendu. Et c’est lui qui fut le grand-père de Toussaint Louverture. En 1888, l’esclavage était supprimé; cependant, Béhanzin trafiquait des hommes contre des fusils par l’intermédiaire des commerçants blancs de Ouidah qui livraient ces gens aux chefs chantiers du chemin de fer Congo-Océan alors en construction.6 »

Notre collaboration est attestée par Barthélémy Adoukonou, intellectuel danxoméen postcolonial, que ses écrits ne permettent point de soupçonner d’indulgence pour les vues du maître. C’est donc la seule honnêteté intellectuelle qui l’oblige à reconnaître, fût-ce entre parenthèses, que l’esclavage du Noir résulta d’un « pacte d’exploitation des faibles par les forts (rois et chefs d’un côté, traitants européens de l’autre).7 »

On ne fera pas ici le procès du traitant européen ni de l’idéologie qui lui permit, Évangile en main, d’esclavagiser, de coloniser ou d’aparthéiser indifféremment le Nègre et de poursuivre la série en gazant le Juif. Que chacun batte sa coulpe. Nous voulons ici battre la nôtre en nous demandant quelle est la nature, quel est le fondement de l’idéologie ou de la mentalité qui permit à nos rois et à nos chefs de prêter main-forte à l’esclavagiste, d’aider le Blanc à dépouiller le Noir au sens le plus radical et le plus cruel du terme, en ne laissant aux pauvres hères jetés à la mer que l’héritage ou le souvenir du vodun.

Ce vodun qui constitue depuis lors, entre les survivants et nous, le commun cordon ombilical sur lequel, de part et d’autre, nous ne tarissons pas d’éloge, au point d’en faire le socle, l’âme et le fanion de « Ouidah 92 ». En vérité, c’est qu’il est toujours et déjà le socle, l’âme et le fanion de Ouidah tout court et, par conséquent, de ceux qui partirent de Ouidah pour le voyage sans retour.

L’authentique fils de Ouidah, comme il se nomme lui-même avec un réel plaisir (« Gléxwévidjidji »), Olympe Bhêly-Quenum, n’hésite pas à écrire que :

« Gléxwé est une ville régentée par le Voudou avec un V majuscule : le nombre des couvents y est considérable.8 »

Ce qui est vrai de Ouidah l’est aussi d’Abomey et d’Allada également hauts lieux du vodun et qui furent autant que Ouidah les hauts lieux danxoméens du « plus grand déménagement humain » et qui a déménagé avec soi les œuvres et les pompes du vodun. C’est donc sans surprise que l’on entend l’haïtien Guérin Montilus faire écho à Olympe Bhêly-Quenum en rappelant opportunément :

« l’étonnante corrélation entre l’activité du vaudou et l’état des structures sociales d’Haïti, cela depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours… Cette corrélation est sans nul doute la raison jusqu’à nos jours… Cette religion a si bien pénétré dans les moindres interstices des structures que tous les efforts pour la détruire ont été voués à l’échec.9 »

Mais pourquoi voudrait-on détruire un phénomène aussi bénéfique et aussi cher au cœur des hommes et des femmes dont il a investi la vie, un phénomène dont Olympe Bhêly-Quenum est si fier et dont Laënnec Hurbon, un autre Haïtien, dit que :

« Sous le nom de vaudou, c’est la cohérence d’une religion, d’une culture, propre à un peuple conscient de partager une même histoire, qui sera exprimée.10 »

Pourquoi voudrait-on détruire un tel phénomène, si le phénomène ne s’avérait au bout du compte une vaste illusion et un mirage dangereux susceptible de provoquer les pires carambolages et les blocages les plus sinistres? Laënnec Hurbon ne se prive pas de dire tout le bien qu’il pense du vaudou, notamment comme « mode de résistance des Noirs 11 ». Ici et là cependant et sans le faire exprès, il dévoile sous nos yeux ahuris le cloaque où le vodun fait son lit. C’est par exemple lorsque :

« un esclave originaire de Guinée, nommé Makandal, prit la tête d’une bande d’esclaves marrons, utilisa les croyances vaudouesques dans un sens prophétique et porta les esclaves à l’extermination des Blancs par le poison ».

C’est aussi lorsqu’« un pacte dans le sang fut scellé entre les esclaves pour l’extermination des Blancs et la création d’une communauté autonome12 ».

Et l’on dira, la conscience nette et propre, que ce poison et ce sang pour la cause de la résistance sont les bienvenus et qu’on en redemande. On le dira avec jubilation en feignant d’oublier que si résistance il y a, elle est parfaitement justifiée à s’appliquer en amont aux vendeurs d’Abomey, d’Allada, de Ouidah et d’ailleurs, qui ont fait la courte échelle aux Blancs et qui, de ce fait, méritent autant que les acheteurs portugais, hollandais, anglais et français de boire cent fois la ciguë et d’être catapultés autant de fois sur toutes les chaises électriques du monde, si tant est que la peine de mort n’ait jamais contribué à l’amélioration de l’humanité.

Sur sa terre d’origine en tout cas, le vodun effraye plus qu’il ne rassure. Résistance ou pas (à quoi résistaient les esclavagistes d’Abomey et d’ailleurs?), la réalité du vodun est de poison et de sang, de mort étale et violente, de pieux qu’on enfonce pour déclencher le malheur, de crânes humains qu’on déterre et d’animaux vivants qu’on enterre pour acquérir force et puissances occultes. L’usage habituel que le Danxoméen fait du vodun rend celui-ci parfaitement méprisable. « Nu vodun » (boire le vodun) ou « kpé vodun nu mê » (faire boire le vodun à quelqu’un), c’est contracter le pacte de sang qui, seul, instaure la confiance, sans lequel il n’est point de parole donnée, et dont Paul Hazoumê dit qu’il crée « l’esprit de solidarité pour le bien et pour le mal13 ». « Do vodun mê » (appliquer le vodun à quelqu’un) ou « so mê do vodun » (livrer quelqu’un au vodun), c’est assouvir une vengeance en appelant sur le présumé coupable tous les malheurs y compris le plus fort, celui de la mort. De l’enfant ponctuellement irascible et insupportable ainsi que de celui qui vient d’entrer dans une colère autant incompressible que répréhensible on dira « vodun ton wê fon » (son vodun s’est réveillé, son vodun s’est emparé de lui). Ces expressions courantes et d’autres connotent négativement le vodun et n’incitent pas à lui faire confiance pour le bien et le progrès des peuples.

Malgré sa révolte d’esclave dépouillé de tout et prompt pour cela à réhabiliter jusqu’à un héritage dévastateur et à l’origine de ses malheurs, Laënnec Hurbon semble en convenir puisqu’il écrit :

« Sans doute le vaudou représente actuellement un monde refuge pour les masses paysannes, un effort pour dire leur misère et non une résolution effective de leur misère.14 »

Le cercle vicieux en somme. Vicieux et vicié. Tout aussi révélatrice est l’observation de Guérin Montilus à la suite des victoires que le vodun aurait fait remporter à des chefs de bandes haïtiens :

« Cependant, chose surprenante, les indigènes prenant finalement le gouvernement de l’île, tinrent en suspicion cette religion qui pouvait si bien armer ses adeptes d’audace. Dès lors, ces chefs traquèrent le vaudou par crainte de résurgence de mouvement révolutionnaire. La force de mobilisation de cette religion a dû les terrifier.15 »

Laënnec Hurbon lui-même ne dit pas autre chose :

« Certains Haïtiens se demandent aujourd’hui avec inquiétude pourquoi les chefs d’État d’Haïti ont dès l’Indépendance manifesté une si grande intolérance vis-à-vis du vaudou. Au dire de Madiou, même Toussaint Louverture poursuivait les “superstitions africaines”, en 1861. Dessalines comme Christophe interdisaient de façon non moins systématique la pratique de vaudou.16 »

L’inquiétude de « certains Haïtiens » à propos de la désaffection (le mot est faible) de leurs dirigeants les plus renommés à l’égard du vaudou ne saurait empêcher la grave question qu’impose cette désaffection : le vodun est-il force de mobilisation ou force de terreur tout court?

L’attitude de ces chefs armés, victorieux grâce au vodun et qui s’en détournent aussitôt après, n’est pas sans rappeler celle de certaines personnes âgées de Ouidah ou d’Abomey, qui, sentant venir l’heure de la mort, et sous la pression des leurs ou de leur propre gré, se détournent précipitamment du vodun qu’elles ont servi toute leur vie, pour s’orienter ailleurs avant l’appel final du destin, et, pour ainsi dire, avant qu’il ne soit trop tard. Du comportement pour le moins curieux de ces chefs de guerre et de ces personnes âgées, on est autorisé à inférer que les adeptes du vodun ne sont pas des hommes et des femmes libres et qu’on ne va au vodun ni de gré ni de gaîté de cœur. On sait en tout cas que ceux des Béninois qui, sans être ses adeptes, ont recours ponctuellement et nuitamment à lui, le font sous l’empire de la peur, pour essayer de se protéger contre le mal ambiant auquel il n’est pas étranger, pour tenter d’acquérir des pouvoirs occultes et donc inavouables qu’il est censé procurer.

Le vodun est force de terreur avant d’être force de mobilisation, et c’est pourquoi après l’avoir servi et s’être servi de lui on peut encore se détacher de lui comme on s’éloigne d’un volcan dont on sait qu’il peut se réveiller à tout moment pour ravager sans rémission les terres qu’il a pourtant fertilisées. Force aveugle et sauvage, dont on est enclin à penser qu’elle est responsable du bien par omission ou par distraction et que le mal est son domaine de prédilection. Les Haïtiens d’aujourd’hui savent par cœur l’usage de fer et de feu, de sang et de poison que fit du vodun Papa Doc, l’inventeur des Tontons macoutes.

À propos du vodun, force de terreur, voici ce qu’écrit Alfred Métraux :

« Les présidents qui se sont succédé pendant et après l’occupation américaine (1915-1933), appartenaient presque tous à la bourgeoisie cultivée et ne donnaient que peu de prise aux accusations de voudouisme. La malignité publique ne leur a pas moins reproché des accointances avec les houngans et s’est gaussée de leur peur de la magie noire. Rappelons que le petit peuple haïtien est toujours tenté d’établir un lien de cause à effet entre sorcellerie et succès. Il y a quelques années, on disait fort ouvertement dans les quartiers populaires de Port-au-Prince que le président en exercice (le sinistre dictateur Duvalier) devait son ascension à un de ses oncles qui était réputé grand magicien.17 »

Intellectuels sourcilleux et soucieux de la dignité de nos peuples dont nous nous sentons comptables au surcroît du désir d’émerger de la misère, nous ne pouvons pas nous enfermer dans nos tours d’ivoire et faire indéfiniment la sourde oreille aux voix des quartiers populaires, du petit peuple et même de la malignité publique, les voix de ceux qui, forts de leur vécu quotidien, tiennent les vodunon en suspicion, associent le vodun à la sorcellerie, à la magie noire, à la violence et même à l’obscurantisme, puisqu’en principe « la bourgeoisie cultivée » devrait être tenue à l’écart des « accusations de vodouisme ». Et il n’y a pas que la voix des « petites gens » pour dénoncer le vodun, il y a aussi celle des grands comme on l’a vu avec Toussaint Louverture, Dessalines et Christophe, et comme on peut le voir avec les dignitaires de la République populaire du Bénin.

Le code pénal colonial « Bouvet et Hutin » est encore et toujours celui qui est en usage dans le Bénin de 1993. Sous le titre Pratique de sorcellerie, magie ou charlatanisme, il énonce en son article 264 ce qui suit :

« Sera puni des peines prévues à l’article 405, premier alinéa, du présent code, quiconque aura participé à une transaction commerciale ayant pour objet l’achat ou la vente d’ossements humains ou se sera livré à des pratiques de sorcellerie, magie ou charlatanisme susceptibles de troubler l’ordre public ou de porter atteinte aux personnes ou à la propriété. »

On a souvent dit que le colonisateur n’a jamais eu que mépris pour les valeurs et les coutumes respectables du colonisé. Ceci explique-t-il l’article cité? Pas forcément, puisque le 21 août 1987 « l’Assemblée nationale révolutionnaire a délibéré et adopté » la loi numéro 87-011 du 21 septembre 1987 qui aggrave en ces termes les dispositions du colonisateur :

« Article 264 bis : Sera puni d’un emprisonnement de trois (3) mois à un (1) an et d’une amende de 50 000 francs à 2 000 000 de francs ou de l’une de ces deux (2) peines seulement, quiconque se sera livré ou aura participé à toutes pratiques tendant à perturber le cycle pluviométrique. »

Suit la reprise presque mot pour mot des dispositions du colonisateur rapportées plus haut, avec cette fois-ci la précision des peines encourues. Le Parti de la Révolution populaire du Bénin (PRPB) aura ainsi pris une longueur d’avance sur le colonisateur et rejoint les grands dirigeants haïtiens dans la détestation et la condamnation sans appel des intentions et des pratiques liées au vodun. Les griefs que les Béninois du Renouveau démocratique ont contre le PRPB sont nombreux, graves, et justifiés. Mais ils ne sauraient lui reprocher, pas plus qu’au colonisateur, d’avoir pris une loi antimafia. Mais où est la mafia et pourquoi la mafia et où sont les mafieux? Nuit et brouillard! Car à l’intérieur du système de terreur instauré par le vodun, le silence est de plomb et le crime parfait.

Quand le peuple, toutes tendances confondues, tient pour suspect le vodun, dans ses œuvres et ses pompes, nous ne pouvons pas continuer à soutenir contre lui la théorie du vodun, ferment de liberté et d’épanouissement. Le vodun ne peut pas remplir cette fonction parce qu’il n’est pas transparent. Après avoir établi admirativement « Ouidah, creuset du vaudou », voici ce qu’écrit Olympe Bhêly-Quenum :

« Observez bien cette ville : même l’administration coloniale n’avait pas réussi à faire éclairer ses rues : pas d’électricité ni lampadaire. Gléxwé la nuit aime vivre dans l’opacité de Zanxoxo, la nuit profonde où chacun est supposé détenteur des secrets et des mots appropriés pour éloigner les esprits méchants ou pour faire face à tout adversaire éventuel. Les non-natifs ne se sentent guère à leur aise.18 »

Le bien peut-il se cacher de la lumière? Quel est ce phénomène, ami des ténèbres et dispensateur de malaise? Quant à l’« adversaire éventuel », chacun sait à Ouidah qu’il peut s’agir tout simplement de celui-là qui a « réussi » un peu mieux que la moyenne des gens et qui a conçu l’idée de se construire un abri décent. On lui réglera son compte dans l’opacité d’une mentalité rétive à tout changement et à tout progrès, encline au pillage et au nivellement par le bas. Ce n’est pas pour rien que la ville est peuplée de maisons inachevées que la ruine vient surprendre dans leur inachèvement.

Le vodun ne peut pas être ferment de liberté et d’épanouissement parce qu’une telle prétention est aux antipodes de sa nature. Avec lui, le débat hoquette au ras des pâquerettes quand il ne vagit pas carrément dans la fange et les basses fosses. Ses adeptes le cantonnent en tout cas à des tâches parfaitement ridicules quand elles ne sont pas directement nocives et génératrices de mort. Cyprien Gbemasse constate ainsi avec satisfaction que : « le Vodun au Bénin constitue la meilleure religion contre l’adultère des femmes. » Et tout en s’insurgeant contre ceux qui « considèrent les adeptes de Vodoun comme des sorciers et des malfaiteurs », il écrit : « Il y a certaines contraintes liées aux couvents qu’il faudra revoir. Par exemple l’internement prolongé qui frise un peu l’esclavage primaire.19 »

Malgré toutes les circonlocutions et malgré la peine qu’il éprouve de devoir trouver un défaut à ce phénomène qu’il tient pur vénérable, le mot est lâché. L’âpre vérité, l’incontournable vérité est que le vodun n’a pas empêché l’esclavage tout court.

Chacun sait comment le vodun a traversé la mer. Non point sur les ailes de la conviction de quelque ouidanier transfiguré en apôtre inspiré et transporté par la beauté lumineuse du phénomène un jour qu’il revenait de son champ, mais sur les ailes de l’ignominie et de la laideur, doublement orchestrées par l’Afrique païenne et satanique et par l’Europe chrétienne et diabolique. Elles ont réalisé la jonction des forces du mal pour broyer l’homme. S’il n’y avait pas eu l’esclavage, c’est-à-dire la réduction de l’homme à moins que rien, s’il n’y avait pas eu ce que Barthélémy Adoukonou a appelé l’« hybris de l’homme », s’il n’y avait pas eu l’odieux perpétré de sang-froid par le Nègre sur le Nègre, le vodun n’aurait pas connu la moindre diffusion hors de ses couvents où l’on distille « l’esclavage primaire ». Car s’il n’était pas porteur d’un virus corrosif et destructeur, une telle « hybris de l’homme » ne se serait pas produite sous son règne.

Toute idéologie capable d’« esclavage primaire » est capable d’esclavage tout court. Et d’avoir permis cela, d’avoir généré cette culture mortifère, d’avoir informé cette mentalité qui autorise le crime contre l’humanité et autorise les criminels vendeurs à ne jamais rougir de leur crime, de n’avoir pas empêché cela discrédite à tout jamais le vodun et le rend inapte à toute réhabilitation dans sa forme d’hier et d’aujourd’hui. Il ne peut pas être réhabilité dans sa forme d’hier parce qu’hier il a pactisé avec le crime. Il ne peut pas être réhabilité dans sa forme d’aujourd’hui parce qu’aujourd’hui il refuse de reconnaître qu’il a pactisé hier avec le crime. Ce refus coupable est manifesté par l’existence du fameux « Comité des réparations dues au titre de l’esclavage », comité auquel les Danxoméens apportent leur soutien.

Les Danxoméens qui feignent de ne pas se rappeler qu’il y avait au quartier Zoungbodji, à Ouidah, l’arbre de l’oubli autour duquel les vendeurs faisaient tourner superstitieusement ceux qu’ils s’apprêtaient à livrer à la mer, afin qu’ils s’en aillent en n’emportant point avec eux le souvenir du pays. N’est-il pas enfin temps que quelque grand Danxoméen, figure emblématique de son peuple, ait le geste immense du chancelier fédéral Willy Brandt, à genoux à Varsovie, la tête baissée, pour demander que l’on pardonne à son peuple? Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un « Comité de pardon et de réconciliation ».

Le vodun est disqualifié parce qu’il n’aime pas l’homme. Car c’est mépriser l’homme et travailler à sa mort que de le solliciter constamment par le bas et jamais par le haut. Et il en est ainsi parce que le vodun ignore la transcendance et s’y refuse dans son essence même. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter ses adeptes le définir : « numêsen » — chose que l’on sert ou adore. De façon plus précise, ils disent encore : « mê wê non do ni nyi vodun b’ê non nyi vodun » — est vodun ce que l’homme dit être vodun. En d’autres termes, il s’agit de la dimension horizontale dont on sait la tendance à la dérive et à la déclive. Le terre à terre littéral de la « chose » vous surprend et vous inquiète.

Sentant donc que tout un peuple est sur la voie de l’enlisement par défaut de transcendance, vous le pressez d’aller ailleurs, de s’élever, d’aspirer vers le haut. C’est alors que, pour ne pas vous décevoir et même pour vous rassurer, il vous répond que « Mawu wê do vodun lê » — c’est Dieu qui a créé les vodun. Ce qui vous ramène au point de départ, c’est-à-dire à la créature décrétée adorable, c’est-à-dire au plancher des vaches avec, en prime, ce pluriel qui fait du vodun une véritable auberge espagnole sans le bonheur des belles harmoniques de la guitare et du flamenco. Ici, en effet, le python répugnant, l’iroko tentaculaire, la variole qui ronge, la foudre qui terrasse, l’océan rugissant, tout ce qui fait peur et frémir est décrété vodun, doté d’un autel et arrosé de sang ou de son substitut l’huile rouge pour être sollicité à des fins obscures. Et les calebasses et les gourdes (« ka kpo go kpo ») de nos sombres libations, et les plantes et les lianes (« atin kpo kan kpo ») que nous mâchouillons en des rites incantatoires non moins sombres émettent sons et senteurs propres à nous empêcher à tout jamais de sortir de la nuit.

Il n’y a plus à s’étonner dès lors que Ouidah végète dans ses ruines. Olympe Bhêly-Quenum se plaint que « La politique lui avait été préjudiciable et l’avait relégué comme au dernier rang des objets d’art nègre20 ». Cette relégation n’est pas l’effet de la politique, mais bel et bien l’effet de la nuit dans laquelle Ouidah se complaît du fait du vodun; cette relégation est l’effet du vodun et non de la politique, à moins d’admettre, hypothèse vraisemblable, que la politique menée l’a été sous le signe du vodun et donc de la nuit. Sur le même registre des ruines, peut-on douter qu’Haïti doive au vodun d’être une terre de détresse et de violence? L’on ne connaît pas en tout cas un seul coin de terre au monde où les Noirs de la diaspora vivent heureux et prospères sous le règne du vodun de leurs pères.

Il est en revanche symptomatique que ceux de Harlem à la révolte flambante ne se recommandent jamais du vodun. Et l’on ne sache pas que les da Costa, da Mata, da Silva, de Souza et autres afro-brésiliens du « retour au pays natal » soient des adeptes à tout crin du vodun. À travers les brumes d’une mémoire choquée, mais apaisée ou encore brûlante, les Afro-Brésiliens et ceux de Harlem auront conservé ce qu’il faut de lucidité pour savoir qu’ils ne peuvent que rejeter de leur vie un phénomène qui non seulement n’a pas empêché, mais a causé positivement leur perte. Ils auront compris que toute l’agitation vaudouesque au-delà des mers ressortit à l’opium d’un peuple fourvoyé entre ailleurs et nulle part, venu et abandonné sans boussole par des gens sans cœur du fait précisément du vodun.

Quand on parle de la traite et qu’on aborde de façon lyrique la grande question du Souvenir avec « S » majuscule, on feint d’ignorer que le dernier souvenir emporté de la terre ferme danxoméenne par nos Nègres de la diaspora est celui des bas instincts sollicités par le vodun, conjugués et portés à leur niveau de nuisance le plus élevé pour jeter à la mer hommes et femmes, nos frères et sœurs. Est venu s’y ajouter, pendant l’odieuse traversée, le souvenir de leurs compagnons d’infortune morts sans sépulture et mangés sous leurs yeux par les requins. Quelle mémoire que la leur! Une mémoire de feu. Et c’est d’abord cela, le Souvenir.

Ceux d’entre eux qui ont cru devoir ne pas rompre avec le vodun, artisan de l’atroce souvenir, ont porté et prolongé outre-mer la décadence dans un bric-à-brac invraisemblable et qui n’a de pareil que celui du pays de départ. Par exemple, les Haïtiens, originaires pour la plupart du Danxomê esclavagiste, ont, comme dans un mouvement naturel, enrôlé nombre de saints du martyrologe dans le festival vaudouesque. Laënnec Hurbon appelle cela : « leurs correspondances avec les saints catholiques », et se félicite de « cette capacité d’adaptation et de vitalité que le vaudou a su manifester21 ».

Drôle de vitalité. La prolifération hirsute et farfelue du vaudou haïtien ferait sourire si elle n’était révélatrice du drame profond des Haïtiens, drame d’un peuple qui cherche ses marques et ne les trouve jamais, drame d’un peuple ivre de douleur et à la dérive depuis le jour où les zélateurs du vodun danxoméen l’ont jeté sur l’océan de l’errance. Quel homme de cœur et de peine ne se sentirait concerné et attristé par ce sauve-qui-peut éperdu et désespéré? Et sous la carapace du chercheur engagé et militant, on devine Laënnec Hurbon préoccupé et soucieux, à sa manière de constater que :

« Sans doute ce tableau est fort incomplet et imparfait, car le nombre des loa est beaucoup plus grand et s’accroît constamment.22 »

Là-bas comme ici, tout et n’importe quoi pour donner sens à une existence qui se cherche un sens.

Mais il n’y a pas de sens sans transcendance. La renaissance que nous souhaitons ne se fera pas sans transcendance. « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché23 », disait Frantz Fanon. Le vodun est tout simplement incapable de se montrer jamais à la hauteur de ce désir inscrit au cœur de l’homme, un désir simplement humain et fondamental.

Notes

1. Barthélémy Adoukonou, Jalons pour une théologie africaine, tome I, Éditions Lethielleux, Paris, 1980, p. 40.

2. Akuété Assévi, La Nation (quotidien national d’information, Rép. du Bénin), n666 du 15 février 1993, p. 1.

3. R. Gbenyovi & J. N. Vinyode, LO, binndi e jannde, Paris, 1983, p. 36.

4. Paul Hazoumê, Le pacte de sang au Dahomey, Institut d’ethnologie, Paris, 1956, p. 31.

5. Ibid.

6. Justin Fakambi, Ouidah 92, Routes des Esclaves au Bénin (ex-Dahomey) dans une approche régionale, p. 91.

7. B. Adoukonou, op. cit., p. 46.

8. Olympe Bhêly-Quenum, La Nation (cf. note 2), n663 du mercredi 10 février 1993, p. 5.

9. Guérin Montilus, Vodun, Présence Africaine, Paris, 1993, p. 198.

10. Laënnec Hurbon, Dieu dans le vaudou haïtien, Payot, Paris, 1972, p. 74.

11. Ibid., p. 81.

12. Ibid., p. 76.

13. P. Hazoumê, op. cit., p. 3.

14. L. Hurbon, op. cit., p. 27.

15. G. Montilus, op. cit., p. 187.

16. L. Hurbon, op. cit., p. 78.

17. Alfred Métraux, voir note 7, p. 253.

18. O. Bhêly-Quenum, op. cit., p. 5.

19. Cyprien Gbemasse, La Nation (voir note 6), no 665 du vendredi 12 février 1993, p. 4.

20. O. Bhêly-Quenum, op. cit., p. 5.

21. L. Hurbon, op. cit., p. 105.

22. Ibid.

23. Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Éditions du Seuil, Paris, 1952, p. 189.