L'expérience chrétienne - Un aperçu historique - L'Église primitive
L'expérience chrétienne - Un aperçu historique - L'Église primitive
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L’ascétisme
a. L’ascèse
b. L’érémitisme
c. Le monachisme
d. Évaluation de l’ascétisme -
Les hérésies
a. Le gnosticisme
b. Le néo-platonisme
c. L’enthousiasme religieux et l’extase
d. Le montanisme
L’une des constantes qui apparaît à travers presque toutes les lettres apostoliques laisse entendre que les exhortations adressées aux chrétiens en vue d’une vie de piété n’ont pas été accueillies ni même comprises dans le cadre général de la doctrine de la rédemption. Nous avons essayé de démontrer que seul ce cadre-là pouvait fonder et authentifier toute expérience chrétienne. Les déviations et les abus dans ce domaine furent par conséquent bien nombreux.
1. L’ascétisme⤒🔗
L’une des marques les plus saillantes de la spiritualité primitive était l’amour fraternel et l’activité caritative des premiers chrétiens, à tel point que les païens pouvaient dire à leur sujet : « Voyez combien ils s’aiment! » Toutefois, ce serait une erreur de penser que l’ensemble du témoignage et de la proclamation chrétienne primitive ne consistait qu’en l’expression de la charité évangélique. Ce serait méconnaître le facteur décisif de l’entreprise missionnaire si on ignorait l’appel de la croix. Certes, d’un autre côté, la spiritualité de l’Église, après l’Édit de Constantin (313), s’est ressourcée dans les récits et l’histoire des premiers martyrs. À défaut d’un élément héroïque pouvant enflammer les imaginations, nombreux furent les chrétiens qui cherchèrent de nouvelles formes d’enthousiasme, souvent radicalement différentes de celle des chrétiens apostoliques, pour ne pas dire déviantes par rapport à l’original du Nouveau Testament. L’ascèse, le mouvement érémitique et la vie monacale en furent les plus notoires.
a. L’ascèse←↰⤒🔗
L’histoire des religions de l’humanité démontre que l’ascétisme n’est pas un mouvement propre au christianisme. Mais pour rester strictement dans le cadre des courants ascétiques issus de l’Église chrétienne, offrons un aperçu aussi bien de ses origines que de ses pratiques.
Selon Eusèbe, l’historien de l’Église du 4e siècle, des communautés juives telles que les esséniens ont été les précurseurs directs de l’ascèse chrétienne.
L’ascétisme, du grec « askesis », signifie entraînement. En un sens, tout athlète est un ascète. Il se soumet à une rigoureuse discipline d’entraînement. Par extension, le terme a désigné ceux qui se soumettaient à une rigoureuse discipline spirituelle. À certains égards, il s’associe à un certain type de mysticisme.
Selon R.J. Rushdoony, on peut en distinguer deux types : le type dualiste et le type moniste. Le premier présuppose une conception de la vie et du monde selon laquelle la réalité ultime est divisée en deux aspects, le monde y étant contrasté à Dieu et l’esprit à la matière. Bien que radicalement différent, l’ascétisme moniste, dans ses pratiques au moins, peut être assimilé au précédent. L’esprit possède plus de substance que la matière. L’homme qui poursuit la sainteté cherche à s’élever sur une échelle supérieure de l’existence. Tous les ascètes d’inspiration et de pratiques manichéennes ont été des dualistes, tandis que ceux qui s’inspiraient de la philosophie néo-platonicienne appartiennent à la classe des monistes.
Sous l’infiltration d’idées orientales et hellénistiques, la foi fut très tôt contaminée. Selon Joseph Bingma, cité par Rushdoony, avant l’apparition du monachisme et des ermites, on pouvait recenser cinq types d’ascétisme chrétien : l’abstinence stricte et le jeûne comme armes de combat contre le péché; la prière constante; la pratique d’une grande charité et le mépris à l’égard du monde, se traduisant par la dépossession des biens matériels pour servir Dieu et les pauvres; le volontariat des veuves, des vierges et des eunuques pour le service de Dieu; enfin, l’ascétisme de ceux qui se soumettent à un train de vie d’une austérité rigoureuse, cultivant une piété extrême, et ceux qui subissent volontiers la persécution par motif de foi.
Pour les chrétiens des premiers siècles, l’ascétisme devint la voie la plus sûre pour acquérir l’assurance du salut. Dans la lutte pour maîtriser les tentations du monde, de la chair et des puissances démoniaques, l’âme pouvait faire son chemin vers Dieu. L’idéal ascétique devenait le moyen le plus efficace pour vivre une vie chrétienne parfaite. L’attente fervente du retour du Christ a incité un plus grand détachement par rapport au monde temporel. Le sermon sur la montagne et Luc 9.23 de même que certaines exhortations de Paul servaient d’encouragement pour mener une vie ascétique des plus rigoureuses.
Des groupes de femmes se sont constitués pour vivre en commun une vie ascétique, avec la pratique du jeûne, de la prière, des aumônes et des bonnes œuvres. Au cours des 1er et 2e siècles, des mouvements ascétiques et « encratites » (du grec « enkratia », « tempérance ») ont vu le jour, notamment en Syrie. Le christianisme syrien a souligné la pratique ascétique afin de hâter l’avènement de l’« eschaton », de la fin. Des écrits du 2e siècle indiquent que l’ascétisme syrien se fonde sur l’image biblique de la pauvreté radicale. L’importance de la vie en Esprit et le célibat étaient essentiels pour se diriger sur la voie ascétique. Dans certains milieux, le célibat était même requis comme condition préalable au baptême.
Tertullien, qui en général reste favorable au mariage, reconnaît que seul Pierre parmi les apôtres était marié, mais il refuse d’admettre que les épouses, dont il est question dans 1 Corinthiens 9.5, furent celles des autres apôtres. Selon lui, le second mariage équivalait à l’adultère, voire à la fornication. La différence entre le mariage et la fornication ne serait que de nature légale seulement. De toute évidence, cette idée aussi trahit une sainte horreur contre tout ce qui évoque la chair. Tertullien ira jusqu’à traiter d’adultère le désir normal qu’on porte envers sa propre femme. Le mariage comme l’adultère exprimaient, à ses yeux, la concupiscence coupable. Aussi le désir légitime porté à sa femme devait-il être évité, si ce n’est radicalement éliminé. Jérôme, quant à lui, voyait dans les rapports sexuels une insulte à l’égard de la femme.
La théologie de l’ascétisme se développa assez rapidement dans l’Église post-apostolique, sans doute à partir du Pasteur d’Hermas.
b. L’érémitisme←↰⤒🔗
Le monachisme et l’érémitisme sont deux autres aspects fortement ascétiques de vie spirituelle.
Les ermites cherchaient à fuir tout contact avec l’environnement et à se soustraire à toute influence mondaine et aux mœurs païennes. Ils se retirèrent hors de toute vie civile et communautaire pour chercher un refuge adéquat dans le désert. À leurs yeux, même l’Église instituée faisait partie du monde. L’ermite pouvait espérer la communion avec Dieu à condition de se séparer de l’institution. Assez rapidement, ils ont été déclarés « saints », mais en un sens purement moraliste. Leurs avis « spirituels » revêtaient une valeur élevée. Sous l’influence de la pensée dichotomiste grecque, le corps et la matière furent tenus pour des entités méprisables. En revanche, l’âme jouissait d’une haute estime en tant que partie supérieure de la substance de la personne. Dès lors, tout plaisir physique devenait manifestation du mal et obstacle à toute communion avec Dieu. L’attachement à des biens matériels, qu’il s’agisse de la nourriture, des vêtements, de la demeure, de l’abri, était une distraction dangereuse par rapport à ce qui demeurait l’essentiel à leurs yeux.
La condition de la communion spirituelle avec Dieu consistait à renoncer à soi-même, à se purifier, à fuir toute jouissance physique. La fin de l’existence chrétienne devait se chercher dans la culture de l’esprit, lequel, enfin libéré des pesanteurs charnelles, pouvait s’adonner à la contemplation de Dieu. Cette idée de contemplation (la « théoria » aristotélicienne) n’a pas encore totalement disparu de la pensée chrétienne. À l’époque, ceux qui ne quittaient pas leur milieu social pour s’adonner à la vie supérieure de la contemplation végétaient dans les « miasmes » de la terre, ils appartenaient à des rangs inférieurs de chrétiens.
La contemplation impliquait un détachement total par rapport à l’ordre créationnel, une indifférence à son égard, la célèbre « apatheia » grecque. Elle conduisait à la connaissance, à la « gnôsis » de la corruptibilité des choses matérielles et périssables.
Après la maîtrise totale du corps, une autre étape impliquait la purification des images et des concepts mentaux, représentant des objets perceptibles. Le but recherché était une purification pour pouvoir atteindre le stade de la perte de toute conscience, l’« anestheseia » grecque. Enfin, après cette étape supérieure permettant l’acquisition de la connaissance, l’esprit, ayant évacué tout ce qui le tenait en contact avec le monde sensible, cherchait à se remplir de Dieu; cette phase de l’expérience constituait dès lors le sommet de la perfection chrétienne. La prière en devenait la composante essentielle.
Les dangers graves que cette spiritualité présentait pour la survie de la foi normale sautent aux yeux. Elle commençait d’abord par nier, sinon explicitement, au moins implicitement, la valeur de la création, pourtant acte premier du Dieu de la révélation chrétienne. Ensuite, l’incarnation du Fils était interprétée à la manière docète (du grec « dokein », « paraître », et au sens technique s’appliquant à l’incarnation qui ne serait qu’apparence seulement et non réalité). Mais dans une telle christologie, la rédemption est entièrement compromise. Des conciles œcuméniques ont rejeté et condamné avec raison les formes excessives de l’ascétisme, quoique des traces de celui-ci aient persisté dans des Églises latines et grecques orientales.
c. Le monachisme←↰⤒🔗
Si l’ermite optait pour une vie solitaire de type individualiste, le mouvement érémitique céda assez rapidement le pas à la vie monacale et communautaire. On espérait faire s’épanouir encore davantage la vie spirituelle. Il est vrai que le monachisme a donné une meilleure expression à l’idéal de la vie contemplative. Au début du 4e siècle, Pachome avait organisé en une confédération souple la vie des ermites de l’Égypte du Sud, en leur assignant des tâches avec des horaires fixes et des endroits monacaux et communautaires.
En Asie Mineure, Basile le Grand avait rendu populaire le monachisme naissant et établi des règles fondamentales pour la vie monacale. Par delà la structure interne de la communauté, il spécifiait les tâches et les objectifs de la pratique de la vie spirituelle, soulignant la nécessité d’équilibrer le travail pour maintenir le groupe, précisait les œuvres de charité, le soin à apporter aux malades et en général tout ce qui offrait des preuves sincères de vie chrétienne. Les pratiques ascétiques extrêmes, qui menaçaient de rendre de mauvais services à la réputation de la vie chrétienne, en étaient exclues.
Benoît (fin du 5e siècle) commença sa vie ascétique comme ermite, mais il fut vite amené à épouser la vie monacale par réaction au manque de discipline dans la poursuite solitaire de la sainteté, qu’il avait observée durant son séjour en Italie. Le premier monastère dans lequel il appliqua la règle monacale, nommée d’après son nom, fut fondé sur le mont Cassin (522).
L’objectif principal de la communauté était le culte, aussi attachait-il beaucoup d’importance à la liturgie et à la louange. Quant à l’objectif de la perfection spirituelle, elle consistait à parvenir à une vie spirituelle élevée partout où cela était possible, aussi bien sous un toit qu’en plein air. Les monastères pourraient fonctionner comme des modèles d’institutions autocéphales, ayant comme objectifs de conduire vers la perfection de la vie chrétienne. Les monastères devaient être bâtis de manière à favoriser leur autarcie économique. Ils devaient comprendre moulin, boulangerie, jardin potager ainsi que divers ateliers pour éviter que les moines ne se rendent à l’extérieur, ce qui serait naturellement incompatible avec le souci de culture et de maintien d’une vie spirituelle à part et le soin à apporter à la santé de son âme. Trois vœux monastiques étaient exigés de tout membre : celui de pauvreté, celui de chasteté, celui d’obéissance.
Au milieu de situations politiques souvent chaotiques et durant des périodes où l’analphabétisme ne favorisait pas la lecture de la Bible, le monachisme donna une réelle impulsion à l’éducation du peuple ordinaire et les monastères devinrent des centres importants d’éducation et de culture. On y collectait même des documents antiques. Progressivement, le clergé et même des évêques furent choisis dans les rangs des ordres monacaux. Peu à peu, le monachisme devint une arme spirituelle puissante entre les mains de l’Église, et les moines se montrèrent de remarquables missionnaires.
Malheureusement et pour diverses raisons, le monachisme tomba à son tour dans la corruption inhérente à toute spiritualité institutionnalisée. Malgré le succès de ses débuts, il finit dans le laxisme des règles et s’engagea dans une vie d’oisiveté. Pendant les grands bouleversements d’ordre politique, les communautés se tournèrent vers les seigneurs féodaux pour demander leur protection et se placèrent ainsi sous un pouvoir d’ordre temporel. Les supérieurs étaient élus alors sous la surveillance et avec l’approbation des seigneurs féodaux.
d. Évaluation de l’ascétisme←↰⤒🔗
En un sens, il est exact que le témoignage des ascètes chrétiens devenait presque indispensable en ces premières heures de la vie de l’Église naissante, entourée d’une société païenne se vautrant dans une immoralité innommable. Le développement du mouvement doit être attribué en grande partie à des circonstances extérieures de cet ordre. Par moments, le témoignage chrétien fut d’un niveau spirituel très élevé. Même si, par rapport à nos critères modernes et à la lumière de notre interprétation du commandement de Dieu, nous estimons ne pas devoir acquiescer aux rigueurs des pratiques anciennes, nous aurions tort d’ignorer la valeur de ce témoignage, rendu aussi bien à la gloire de Dieu qu’aux exigences de la pureté évangélique, dans un monde corrompu à un degré inimaginable.
Cependant, comme sur d’autres points, ici encore il nous faut revenir sans cesse à l’Écriture pour pouvoir évaluer correctement à sa seule aune toute expérience spirituelle. Que dit-elle à ce sujet? Nous divergeons ici de la position de Rushdoony, lequel à notre avis affirme sans trop de nuances que la foi biblique est hostile à toute forme d’ascétisme. S’il s’agit des deux types d’ascétismes mentionnés plus haut, dualiste et moniste, nous n’avons pas d’objections. Tout mépris à l’égard du monde créé par Dieu doit constamment être tenu pour suspect. Il existe néanmoins un ascétisme d’inspiration authentiquement chrétienne dont il faut tenir compte. Tout ascétisme ne mène pas forcément à un mysticisme païen en cherchant à s’identifier avec la divinité. Rushdoony a raison de faire remarquer que la rupture illégitime entre l’éthique et la métaphysique est pourtant consommée là où on ne tient pas compte du commandement. Néanmoins, interprétée correctement, l’Écriture laisse un espace à l’exercice d’un sain ascétisme, ne serait-ce que dans les dix commandements, au sujet des rapports sexuels, où l’on peut discerner un encouragement pour une discipline des mœurs et une éthique sexuelle rigoureusement formulée. Une telle ascèse s’opposera opportunément à la licence séculariste païenne, dans laquelle le chrétien ne peut discerner que le refus ouvert du commandement et le mépris de Dieu.
Souvenons-nous que les naziréens bibliques faisaient vœu d’abstinence de boissons alcooliques. Ils observaient un strict régime alimentaire. Le prophète Élie, avant d’entreprendre son voyage vers le mont Horeb, dut jeûner pendant plusieurs jours. Le jeûne avait une valeur de pénitence lorsque l’Israélite s’humiliait devant l’Éternel. L’exemple de Jean Baptiste dans le Nouveau Testament revient également à l’esprit. Il semble aussi que Jésus en personne n’ait pas dédaigné un certain type d’ascétisme, notamment durant la période précédant son apparition publique. Nous apprenons qu’il jeûna pendant quarante jours. Il recommanda à ses disciples de jeûner après son départ. Il laissa même clairement entendre que pour l’amour et le service du Royaume, on peut être amené à renoncer au mariage. L’apôtre Paul discernait dans le célibat, bien qu’il ne fasse aucune allusion à un vœu de chasteté, un avantage pour son ministère apostolique. Il donna maints exemples personnels de la manière rigoureuse de traiter son propre corps.
Bien que la Bible souligne de manière assez impressionnante l’utilité de telles pratiques, il nous faut examiner avec grand soin ses indications pour ne pas aller au-delà de la lettre et de l’esprit. Rappelons-nous, s’il en était encore besoin, qu’elle ne laisse nulle part entendre qu’il faut dédaigner le monde comme tel. Ni la sexualité en soi ni même les boissons alcooliques ne sont illégitimes. D’autre part, elle n’établit pas de règle universelle valable pour chaque croyant et sous tous les climats.
L’ascétisme ne devrait pas devenir une fin en soi, mais plutôt un moyen visant à la repentance, une meilleure écoute de la Parole et un meilleur service du prochain.
La Réforme n’est pas restée indifférente à l’égard de ces problèmes que soulève l’ascétisme et certaines tendances virent jour en son sein, les unes influencées par l’ascétisme spirituel médiéval, les autres par des spiritualisations internes et une recherche d’identification avec la vie humaine du Christ. Le courant le plus radical fut représenté par les anabaptistes qui cherchaient à ramener l’Église à ce qu’ils appelaient « sa pureté originelle ». Ces deux tendances n’ont pas échappé à une dichotomie propre aux spiritualistes antérieurs, à savoir la division de la vie en un domaine physique et matériel et un domaine élevé, celui de l’âme.
La Réforme exigea des fondements bibliques à toute « askesis », ou exercice spirituel. Car le péché était affaire du cœur et non du corps. Les pratiques monastiques avaient ignoré ou négligé la vocation d’œuvrer dans le monde et l’infiltration que le monde pratique dans l’Église, même dans la vie la plus isolée. Selon la Réforme, et à cet endroit Luther et Calvin se rejoignent, la vie tout entière devrait être une ascèse constante. Calvin insista plus particulièrement sur l’observation des commandements.
Selon le Néerlandais Gessing, il devrait exister deux types d’ascèse : l’une « cathartique » (purificatrice), l’autre « gymnastique » (exercice positif consistant en la prière, la méditation, l’examen de soi). Ces deux types devraient être étroitement associés. Il convient également de souligner, ce que l’on fait déjà du côté réformé, que l’ascèse chrétienne devrait être décrite comme la réflexion d’une action responsable envers Dieu, orientée par la première table du Décalogue. Dans le chapitre consacré à la piété réformée, nous reprendrons la conception biblique positive d’une saine ascèse chrétienne.
2. Les hérésies←⤒🔗
Presque toutes les hérésies de la première heure, ayant apparu au sein de l’Église et cherchant à en altérer la nature de la foi, ont été de nature spiritualiste. Nous ne parlerons ici que des plus notoires, consacrant davantage d’attention à deux d’entre elles.
a. Le gnosticisme←↰⤒🔗
Dès l’ère apostolique, le gnosticisme (du grec « gnôsis », connaissance) a été l’une des formes les plus dangereuses de mysticisme cherchant à pervertir la foi orthodoxe (voir les lettres de Jean). Il exprime l’idée dualiste héritée du platonisme opposant la matière à l’esprit.
b. Le néo-platonisme←↰⤒🔗
Plotin (205-270) est le premier penseur de l’école philosophique connu sous le nom de néo-platonisme. Selon l’un de ses disciples, il a écrit pour l’homme qui s’examine pour savoir qui il est, d’où il vient et vers où il doit tendre. Il ne chercha pas à modifier ou à altérer la religion publique, laquelle était un devoir que tout membre de la communauté se devait d’honorer, mais plutôt à éclairer ceux qui avaient décidé de se consacrer à la vie philosophique. Plotin était grec, originaire d’Égypte. C’est à l’approche de la trentaine qu’il s’est converti à la philosophie. Il était disciple d’Ammonius Saccas, un penseur qui n’a pas écrit, mais qui a transmis ses idées à ses disciples. Après avoir été en Perse pour y effectuer des recherches sur les religions orientales, il s’établit à Rome. Il y enseigna régulièrement dans des séminaires fréquentés par des sénateurs, des médecins et des poètes autant que par des philosophes de métier.
Sa métaphysique et sa mystique sont étroitement associées. Pour Plotin, nos esprits participent aux idées qui façonnent les choses et les mènent à l’existence. Les choses sont amenées à l’existence par l’opération intellectuelle effectuée sur la matière. La matière dénote la matière première brute sur laquelle l’intellect agit. Elle n’est pas potentiellement mauvaise. Contrairement aux gnostiques contre lesquels Plotin a écrit nombre de traités, il n’établit pas de distinction tranchante entre les niveaux matériel et spirituel. La majorité des gens ne s’élèvent pas au-delà de leur perception de l’action de l’intellect sur les choses matérielles. Cependant, il existe un principe supérieur d’âme qui unit toutes les âmes, y compris celle de l’univers. Ce principe est à même de façonner constamment les choses à partir de la matière, car il est en permanence en contemplation du principe intellectuel, le « nous » grec, lequel contient en lui-même toutes les idées ou formes.
Ce principe d’âme est l’agent par l’intermédiaire duquel la sagesse du « nous » est actualisée. Cette âme, et ainsi les âmes humaines individuelles, traverse toute la rangée de la réalité. Dans sa forme la plus élevée, l’âme est pur intellect, et au-delà de cela elle est unie par des liens mystiques avec l’« un ». Dans sa partie inférieure, l’âme est impliquée dans l’ordre matériel. Le néo-platonisme généralement parlant tient la matière pour mauvaise en soi et, comme Platon, il la déprécie. Essentiellement, la pensée néo-platonicienne considère le monde comme hostile à l’idée du bien.
On a souvent accusé le néo-platonisme d’être panthéiste et de vouloir abolir la différence essentielle entre l’« un » et les êtres. Les idées néo-platoniciennes se sont assez vite infiltrées dans les milieux chrétiens et on en voit l’influence non seulement au-delà des premiers siècles, mais encore sur nombre de penseurs chrétiens médiévaux ainsi que sur des penseurs modernes.
C’est avec une vigueur exceptionnelle qu’aussi bien l’Église primitive que les Pères ecclésiastiques s’opposèrent aux dangereuses déviations théologiques et éthiques issues de cette philosophie religieuse et prirent la défense de la foi orthodoxe et universelle. La contribution d’Augustin à cet égard comme à d’autres fut magistrale et décisive. Les chrétiens des premiers siècles eurent l’intuition suffisante pour maintenir intacte la pureté de la foi et de garder claire la lueur de l’espérance du renouvellement des cieux et de la terre, selon la promesse divine.
c. L’enthousiasme religieux et l’extase←↰⤒🔗
L’enthousiasme religieux a constitué un autre danger menaçant aussi bien l’idée de la sanctification chrétienne que la vie de la foi dans son ensemble. Enthousiasme dérive du mot grec « enthéos » signifiant être possédé par le dieu. Par extension, il désigne l’excitation psychique qui transcende toutes les bornes du rationnel. Depuis toujours, la spiritualité ou la piété chrétienne s’est préoccupée de la nécessité de discerner l’objet de la ferveur émotionnelle, pour placer cette impulsion sous contrôle lorsqu’elle menace l’équilibre d’un individu ou d’un groupe.
Au cours du 2e siècle, le montanisme présenta un défi à ses institutions et à sa théologie logique ou rationnelle et adressa un appel l’invitant à rompre avec le monde et à se contenter de la seule parole prophétique extatique. Le résultat d’une longue lutte aboutit à une période de découragement et à un état d’hyperémotivité caractérisant l’Église, état qui, on le verra, persiste à ce jour.
Les enthousiastes dans ce sens précis étaient d’ordinaire préoccupés soit par des schémas visionnaires détaillés de la fin du monde (Joachim de Flore), soit par le jugement sur les injustices sociales (Thomas Münzer), soit encore par la séparation de l’Église avec le monde (notamment les mormons). Or, pour la piété biblique, l’unité entre la pensée et le sentiment est une condition absolue, et aussi bien la réflexion que l’expérience, l’esprit et la pensée que le cœur établissent une stricte corrélation entre la foi objective et son impression subjective. Nous examinerons cette appréciation plus loin. Ici même, nous signalons simplement l’origine de l’enthousiasme religieux, tel qu’on en voit le prolongement dans les mouvements modernes que nous avons appelés spiritualistes. Qu’il soit déjà permis de signaler que le seul feu qu’on puisse admettre avec confiance est celui de l’amour de Dieu et l’amour éprouvé envers le prochain et que ce feu est allumé par le Saint-Esprit.
L’extase est une expérience qui, selon le Littré, est l’équivalent d’une « élévation extraordinaire de l’esprit, dans la contemplation des choses divines, qui détache une personne des objets sensibles jusqu’à rompre la communication de ses sens avec tout ce qui l’environne ». On peut assimiler l’expérience de Paul relatée dans sa deuxième lettre aux Corinthiens à une extase. Mais toute extase n’est pas de Dieu ni celle de la joie. Tout ravissement de l’esprit peut par extension être appelé extase, et l’on signale celle qui est engendrée par l’union sexuelle. Pour Luther, l’extase est issue de la foi, mais le réformateur allemand est loin de prôner une extase mystique contre laquelle il a dû d’ailleurs combattre de toute sa force. Denys l’Aréopagite n’hésite pas à expliquer par un langage érotique la phrase paulinienne « je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2.20). Il va jusqu’à parler de l’extase même de Dieu.
L’un et l’autre de ces modes d’expressions de la vie religieuse ont apparu dès le début du christianisme; leur présence a été constante durant presque tous les âges de l’Église. Armés de visions, de stigmates, de miracles, de glossolalie, de danses frénétiques, d’exaltations mystiques de toutes sortes, les enthousiastes et les extatiques parcoururent tous les siècles chrétiens. Ces signes extérieurs considérés non seulement comme extraordinaires, mais encore comme authentifiant la sainteté de leur vie, ont été considérés comme la preuve d’une vie de profonde sanctification. Au lieu de chercher les fruits de l’Esprit, les « enthousiastes » ont été obsédés par leurs propres expériences et, en définitive, ils n’ont connu que l’abîme mystique dans lequel les ont précipités leurs transes irrationnelles.
Pour les uns, le bonheur devenait le seul but à rechercher et, dans cet eudémonisme, philosophie et pratique de la recherche du plaisir chrétien, le bonheur se substituait à la béatitude. On évoquait le « eudaimonia » au lieu d’invoquer le « makarios » (bienheureux), fruit direct, unique de l’Évangile du Christ.
Calvin, sans cesse attentif aux données bibliques, a souligné que la vie présente ne pouvait pas offrir de bonheur, mais qu’au contraire elle était pleine de misère; aussi tout chrétien était-il appelé à porter sa croix avec persévérance.
d. Le montanisme←↰⤒🔗
C’est vers le milieu du second siècle que le mouvement montaniste, ainsi nommé d’après Montan ou Montanus, son fondateur, prit naissance. Il est considéré comme l’ancêtre le plus direct de tous les mouvements spiritualistes qui sont apparus au cours de l’histoire de l’Église. Selon J.S. Whale, « il est l’exemple typique de la secte classique qui, depuis les origines, réapparaît périodiquement ». Voici dans ses grandes lignes les origines du mouvement et de ses idées.
Montanus, prêtre païen phrygien récemment converti au christianisme, fut saisi d’un transport extatique et se mit à prophétiser. Deux femmes, Maximilla et Priscilla, l’imitèrent, annonçant comme lui la prochaine descente de la Jérusalem céleste. Une secte enthousiaste se forma; elle se répandit rapidement en Asie Mineure et, dès 177, elle fut même connue à Lyon.
La doctrine de Montan n’était pas essentiellement contraire à l’orthodoxie chrétienne, mais elle était hérétique en ce sens qu’elle admettait de nouveaux prophètes, inspirés par le Saint-Esprit, et qu’elle annonçait l’imminence de la parousie. Une Église déjà fortement institutionnalisée, dans laquelle le recueil des livres et écrits apostoliques offrait toutes les garanties pour le maintien intact de la foi orthodoxe, ne pouvait admettre une pareille atteinte à l’autorité de la Parole apostolique. En outre, selon l’enseignement apostolique, les femmes n’avaient aucun droit de prononcer des oracles. Le scandale était d’autant plus grand que, tandis que Montanus, dans son extase, se proclamait « le Père, le Fils et le Paraclet », Priscilla de son côté criait qu’elle était le Christ sous la forme d’une femme, et Maximilla, qu’elle était le Saint-Esprit. C’est là ce dont les accuse Épiphane dans son Adversus haereses et Eusèbe dans son Historia Ecclesiae; notons que ce dernier auteur donne aux montanistes le nom de cataphrygiens.
Moralement, on ne pouvait rien reprocher aux montanistes. Ils se préparaient au règne de Dieu, qu’ils croyaient imminent, par une abstinence voisine de l’ascétisme; ils vendaient leurs biens ou bien ils les mettaient en commun, pratique antisociale qui, d’ailleurs, a peut-être contribué à exciter le zèle de leurs persécuteurs. L’hérésie phrygienne fut condamnée à Rome sous le pontificat de Zéphyrin, au début du 3e siècle, sans qu’elle cessât toutefois de se répandre en Occident.
Mais c’est en Afrique que le montanisme allait trouver le plus illustre de ses sectateurs, le grand Tertullien. Presbytre de l’Église de Carthage, il écrivit de nombreux ouvrages d’apologétique, en particulier contre les gnostiques, contre les monarchiens et, notamment, contre Marcion. De tempérament autoritaire et exalté, il s’était toujours violemment déclaré contre les plaisirs séculiers, allant jusqu’à interdire aux chrétiens d’assister à des spectacles de quelque nature qu’ils fussent, ou même d’apprendre les belles-lettres. Sur le plan de la morale, Tertullien était d’une rigueur intraitable. Aussi s’explique-t-on qu’il ait ouvertement rompu avec l’Église officielle vers l’an 213 pour se déclarer partisan de l’ascétisme montaniste.
Le « tertullianisme » complète le montanisme en y ajoutant la théorie séduisante des révélations successives. Son fondateur écrit :
« L’âge primitif appartient à la crainte de Dieu; avec la loi et les prophètes vient l’enfance; l’Évangile apporte les ardeurs de la jeunesse; aujourd’hui, le Paraclet marque la maturité; il a succédé au Christ et désormais l’humanité ne connaîtra plus aucun maître. »
En Occident, les montanistes semblent avoir disparu dès qu’une loi de l’empereur Honorius les condamna à la mort civile en 407. Au 8e siècle, le « basileus » (souverain) Léon III l’Isaurien voulut contraindre au baptême les derniers adeptes de la secte, mais ils préférèrent se faire brûler vifs dans les maisons où ils célébraient leurs mystères.
Dès ses débuts, une réaction semble s’être dressée en Asie Mineure contre le montanisme du fait des « aloges » (« a-logos », sans parole) hérétiques qui niaient la divinité du Verbe; les renseignements que nous possédons sur eux sont d’ailleurs vagues; ils semblent avoir considéré le quatrième Évangile comme apocryphe1.
Le professeur Seeberg, éminent historien allemand de l’histoire du dogme chrétien, écrit que le caractère essentiel du montanisme peut se résumer de la façon suivante : La dernière étape de la révélation a été franchie : l’ère des « dons spirituels », la reconnaissance des charismes spirituels étant le trait le plus particulier du mouvement. L’orthodoxie des montanistes n’est pas mise en doute; on adhère à la règle de la foi. Les opinions « monarchianistes » (doctrine de la personne de Dieu, prééminence du Père) sont davantage dues à la faible connaissance théologique du fondateur qu’à une volonté délibérée de suivre l’erreur doctrinale. Le montanisme souligne l’imminence de la fin. Finalement, en matière de morale chrétienne, il fait preuve d’une extrême rigueur de mœurs.
Note
1. Voir G. Welter, Histoire des sectes chrétiennes, Payot, Paris.