Matthieu 5 - Heureux les pauvres en esprit - Première béatitude
Matthieu 5 - Heureux les pauvres en esprit - Première béatitude
« Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux! »
Matthieu 5.3
En commentant la première des béatitudes, je voudrais souligner, s’il en était encore besoin, combien le discours de Jésus est indissolublement lié à sa personne et à son œuvre. Les propos que nous venons de lire ne sont ni des maximes ni des paroles sublimes comme telles, même pas un code de vie. Elles ne sont pas davantage une loi supérieure à toutes celles que nous connaissons. Ces paroles sont la vérité même de Dieu. Les béatitudes nous disent la manière dont Jésus a vécu. Lui qui annonce « Heureux les pauvres en esprit », a été, personnellement, le pauvre en esprit par excellence; lui qui était riche s’est appauvri pour notre cause; lui qui, depuis l’éternité, était le Fils bienheureux du Père s’est soumis à nos conditions d’existence, s’est chargé d’une croix et a gravi le chemin du Calvaire pour mourir, finalement, de la mort infâme du maudit.
C’est la raison pour laquelle les béatitudes résonnent d’une manière si forte, si étonnante à nos oreilles. Jésus n’est pas venu en tant qu’un maître à penser, mais en sa qualité de Sauveur et de Fils de Dieu. Si nous le connaissons comme tel, nous serons des bienheureux « pauvres en esprit », participant à sa pauvreté et promis à la gloire. Bienheureux donc celui qui le confesse; bienheureux serez-vous si vous suivez le Modèle et puisez à la Source unique de toute béatitude.
Nous trouvons dans l’Évangile une particularité : Lorsque le Christ nous annonce l’indicatif « vous êtes bienheureux », il sous-entend l’impératif « soyez donc pauvres en esprit »; c’est alors que vous connaîtrez le bonheur du Royaume. Jésus n’est pas un moraliste, et le Sermon dit « sur la Montagne », qui débute par les neuf béatitudes, n’est pas, comme nous venons de le signaler, un code de vie à la manière de ces codes qui apparaissent, s’usent et disparaissent sans transformer quoi que ce soit.
Ce discours du Christ ne vient pas non plus établir une échelle de valeurs supérieure que l’homme pourrait gravir par ses seuls efforts, car son échec moral et spirituel est plus retentissant, précisément, là où ses prétentions sont les plus démesurées : lorsqu’il estime qu’il peut y parvenir par ses propres moyens et qu’il veut réussir pour sa propre gloire. Jésus propose une autre voie : Vous êtes bienheureux en moi! Aussi pouvez-vous devenir de véritables pauvres en esprit.
Celui qui ne voit en Jésus qu’un moraliste ne rencontrera en lui et auprès de lui qu’une exigence impossible. Il sera rebuté sans cesse devant le prix qu’il en coûte de le suivre. Celui qui n’a pas communié à la béatitude du Fils de Dieu ne verra dans la « religion » qui se réclame de lui que rite ennuyeux ou sacrifice exorbitant. Pourtant, les premières paroles que le Christ prononce ne sont pas l’annonce d’un malheur, mais contiennent la promesse d’un bonheur.
Ne faisons pas de la foi en Jésus une religion morne et lugubre, un code ascétique, une source d’ennui mortel. Lorsque Jésus nous parle, il annonce le bonheur pour chaque malheureux et pour chaque déshérité. Voyez la différence entre la béatitude offerte pas Jésus et le « bonheur » dont nous rêvons. Nous nous contenterions aisément de miettes, comme l’enfant prodigue de l’inoubliable parabole qui, dans le pays lointain, dilapide son précieux héritage et, à la fin, incapable de trouver une nourriture décente, se met à mâcher les caroubes âcres et douceâtres jetées devant les pourceaux.
Nous avons poursuivi si souvent nos rêves pour découvrir qu’ils n’étaient, en fin de compte, que des mirages sans réalité aucune.
Jésus annonce une béatitude qui est accordée aux « pauvres en esprit ». « Pauvre » peut désigner tout malheureux, quelle que soit la nature de son malheur; l’homme de l’extrême dénuement; le mendiant qui n’a de force que pour crier sa détresse; le dépossédé qui se trouve démuni de tout; celui qui mérite la compassion et qui ne recueille que le mépris.
Le terme « pauvre », dans la bouche de Jésus, est souvent mal compris. Le pauvre en esprit auquel Jésus s’adresse est la personne sans défense, sans pouvoir aucun contre les attaques d’un monde hostile et dépourvu de pitié.
Pour Jésus, comme pour toute la Bible, est pauvre en esprit celui qui conserve son intégrité, qui maintient sa foi intacte, qui sait qu’il vaut mieux s’humilier devant Dieu que de réussir aux yeux du monde. Il attend son secours non pas de l’homme, mais de Dieu, tel l’auteur du Psaume 34 : « Quand on regarde à lui, on resplendit de joie, et le visage n’a pas à rougir » (Ps 34.6).
Cet homme se rend parfaitement compte qu’il vit dans une extrême destitution. Il sait que la vie n’est pas possible en elle-même; que rien ne va de soi; il se sait dépendant de Dieu. Alors il tourne ses regards vers lui et sa détresse se transforme en joie. Les opprimés, les écrasés, les crève-la-faim peuvent désormais se savoir bienheureux à condition, à la seule condition, de s’attendre à Dieu. Car c’est lui qui voit leur misère, qui se penche sur eux, qui prend en charge celui qui est sans défense.
Quelle contestation radicale que cette première béatitude! Contestation de tous les faux bonheurs, de tous les espoirs illusoires; quelle critique percutante des pauvres qui profiteraient de leur condition pour revendiquer avec violence, pour exhiber leur pauvreté avec arrogance! Ceux qui sont disposés à tuer et à piller pour faire valoir leurs droits s’excluent eux-mêmes de la béatitude du Christ.
La première béatitude nous rappelle surtout, à nous autres chrétiens, que nous devrions commencer par balayer toute prétention, car il existe, de tout temps, une manière chrétienne de se prévaloir de ses dons et de ses talents. De nos jours, le nombre de chrétiens se croyant très riches en Esprit ne cesse de croître… Qu’ils se rappellent ce que dit le Seigneur, qui est aussi l’Esprit : Heureux celui qui renonce à exhiber avec ostentation ses richesses spirituelles; heureux celui dont le cœur est brisé, car Dieu ne sauve que la personne dont l’âme s’abat devant lui dans l’humilité et la repentance de ses fautes. Si par la repentance nous déchirons le voile qui nous sépare du Royaume des cieux, nous verrons, par les yeux de la foi, Dieu, qui dans son insondable amour vient à la rencontre de notre indignité. Pour être bienheureux, il n’est qu’à nous jeter à genoux et confesser notre pauvreté d’âme.
Ainsi donc, le Royaume nous est promis. Mais ce Royaume commence dès à présent. Gardons-nous d’en faire un rêve utopique. Par la foi en la personne du Christ, nous sommes déjà des citoyens du Royaume. En lui, l’amour de Dieu nous accueille et nous étreint. S’il a été le modèle du pauvre selon l’Évangile, il est aussi le trésor inestimable qui nous est offert. « Vous avez tout pleinement en lui » (Col 2.10). Le pardon des offenses, la plénitude de la vie, l’espérance future, la délivrance du jugement à venir. Nous vivons entre deux temps : l’avant et le maintenant; le maintenant et l’après. L’avant désigne le passage d’une richesse illusoire à la pauvreté en esprit; l’après annonce, au-delà de la pauvreté de l’heure présente, la gloire du Royaume qui vient.
Il était nécessaire de clarifier, dès le début, le lien entre la béatitude prononcée par Jésus et l’œuvre de la rédemption qu’il a achevée en notre faveur. En définitive, ce qui importe c’est la vie dans la foi, la foi en la personne du Sauveur crucifié, du Seigneur ressuscité. Nous sommes bienheureux jusqu’au dernier jour parce que riches en celui qui nous accompagne jour après jour, qui nous emporte sans se lasser vers l’éternelle béatitude.