Rencontre du premier type
Rencontre du premier type
Lorsque nous est parvenue la nouvelle d’un avion géant (tragédie parmi tant d’autres tragédies présentées quotidiennement par les médias) s’écrasant au sol avec ses 270 passagers, nous avons été saisis d’épouvante et nous nous sommes interrogés une fois de plus sur la mort et son mystère. Sur la mort et non pas sur l’accident. Certes, celui-ci a occupé la une des journaux, mais il restait l’autre côté de la page, celle, impénétrable, dont nous appréhendons chacune des manifestations.
Pourtant, nous savons que nous sommes destinés à tomber entre ses griffes un jour ou l’autre. Dès lors, quelle importance pourraient avoir les minutieuses enquêtes des commissions de contrôle, ou les décisions administratives, ou le partage des responsabilités entre constructeurs et exploitants? Défaillance mécanique ou défaut de construction? Vigilance accrue et contrôle de sécurité révisée à chaque escale? Même une société hautement organisée et sophistiquée, toujours prompte à revendiquer ses droits, n’est ni assurée ni protégée contre l’inéluctable.
Aussi ce n’est pas tant l’accident qui est tragique, mais la mort, même lorsqu’elle est paisible tel un coucher de soleil, le dernier de la vie… Et quand même on s’écrierait avec cynisme « tirez le rideau, la farce est finie », on sait que chacun doit livrer le dernier combat, combat dans lequel aucune ruse ni dérobade ne sont possibles.
On nous propose de changer la mort, de la domestiquer, de « l’humaniser », comme tant d’autres événements qui forment notre vie, en mettant un terme à l’acharnement thérapeutique ou en interrompant, par exemple, la vieillesse. Y aurait-il de « bonnes morts »? Serait-il possible de parler du « travail du trépas » par analogie à celui de l’enfantement? Le progrès pourrait-il nous offrir une fin de vie anticipée et améliorée? Si nous pouvions nous décharger sur les autres du lourd fardeau, serions-nous moins vulnérables à ses flèches mortelles? L’obsession moderne d’une « mort facile » (c’est le sens du terme euthanasie) et l’obsession de la cacher à tout prix, de vouloir l’anéantir en tant que fait, en tout cas en temps de paix, sont devenues l’un des principaux leitmotive de notre culture occidentale.
Des générations d’hommes ont passé le meilleur de leur temps à méditer sur la mort, et les hommes d’aujourd’hui s’acharnent à la transformer. Science médicale et psychologie, sociologie comme politique s’en mêlent… Et comme dans toute entreprise qui s’effectue dans cette sombre vallée, nous nous apercevons que ces affairements autour des derniers instants de la vie laissent le mourant, passez-moi l’expression, dans sa position horizontale, c’est-à-dire qu’ils ne lui reconnaissent qu’une dimension unique!
Dans l’accident d’avion précité périssait une jeune femme écrivaine avec son époux. Dans son dernier ouvrage, elle décrivait avec une certaine insouciance divers incidents de sa vie. Mais en lisant rétrospectivement quelques lignes de ces pages, nous nous apercevons qu’à la lumière de ce tragique accident, elles revêtent une signification toute singulière : « Lorsque mon travail exigeait de longs déplacements, j’ai commencé à avoir une telle peur de l’avion qu’à chacun des atterrissages ma tête se secouait violemment… »
Au-delà de l’accident brutal demeure le fait brut de la mort. Et son au-delà… « L’enfer, je n’y crois pas, disait une femme du monde d’il y a deux siècles, mais j’en ai peur… » Plus près de nous, Albert Camus n’échappait pas, lui non plus, à la question :
« Voici ma vieille angoisse, là, au creux de mon corps, comme une vieille blessure que chaque mouvement irrite. Je connais son nom, c’est la peur de la solitude éternelle, et j’ai la crainte qu’il n’y ait pas de réponse. »
Comme tant d’autres, Camus ne voulait pas une réponse qui rassure, qui protège et qui console. « Notre mort ne nous appartient pas, écrit un théologien, et l’agonie, comme communion, suppose de mystérieux échanges et substitutions. »
Peut-être le titre de mon exposé évoque-t-il assez correctement ce fait fondamental. La mort dont nous ne sommes pas les maîtres est pourtant notre propre mort, et l’angoisse qu’elle engendre est incommunicable, même avec l’être le plus cher. La mort appartient à celui dont saint Paul affirme que le tribunal est déjà dressé, sommant tout homme à comparaître devant lui. Et c’est là aussi Parole d’Évangile, comme tout le reste.
J’avoue que la révélation de cet aspect de la mort, la connaissance de cette étape que je dois franchir, rend la mort plus tragique qu’une simple cessation de vie biologique ou même que l’éternelle solitude tant redoutée, car elle est l’instant d’une rencontre de type essentiel.
Que la mort survienne au milieu de secousses violentes ou qu’elle m’atteigne de façon paisible ne change rien à sa nature. Aussi, une autre affirmation, celle-ci faite par Jésus-Christ, devrait nous troubler : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne » (Mt 10.28). Ici, Jésus parle clairement de Dieu. Or, Dieu se trouve de l’autre côté; il ne suffit donc pas de philosopher sur la mort ni même de s’acharner exclusivement à fixer les principes d’une éthique en vue d’une « bonne mort »; ce n’est pas là le problème.
Tout conflit au sujet de l’euthanasie ou débat public sur la peine capitale perd sa valeur et même son actualité tant qu’on n’aura pas placé cette mort, comme on doit le faire pour la vie, sous le signe de l’éternité.
Ces questions, aussi torturantes que légitimes, perdront de leur virulence et de leur angoisse si nous avons d’abord la réponse à la question essentielle. La mort, rencontre du premier type, sera-t-elle l’occasion d’entendre une sentence que je ne pourrai pas supporter ou bien une invitation qui m’arrachera définitivement à toute solitude? La rencontre sera inévitable. L’ensemble du témoignage biblique est là pour me la confirmer et, si vous me permettez d’employer une expression familière, je dirai qu’il n’y aura pas de session de rattrapage pour celui qui échouera… Pas plus que vous ne pourrez vous attendre là, devant ce tribunal et son Juge suprême, à un recyclage ultérieur…
La mort se prépare, disent tous les sages du monde. « L’ars moriendi » doit être possible. Mais en termes d’Évangile, et celui-ci est d’une déconcertante simplicité lorsqu’il traite des questions essentielles, cette préparation s’appelle être en règle avec Dieu. Ce Dieu qui peut vous jeter dans « les ténèbres de l’extérieur, là où il n’y a que pleurs et grincements de dents » (Mt 22.13).
Mais de tous les dieux des religions du monde, seul celui de la révélation chrétienne se présente avec un visage d’amour. Aussi bien en deçà de la mort qu’au-delà de celle-ci, l’amour de Dieu est manifesté dans le scandale du Christ crucifié, du scandale absolu de son abandon dans un abîme qu’aucun être n’aura jamais atteint.
Celui qui a installé son tribunal n’est autre que l’homme du Calvaire, le Berger donnant sa vie pour ses brebis, la victime expiatoire et, à présent, notre Défenseur. Sur lui s’est écrasée, que dis-je, se sont écrasées, toutes les morts et toutes les terreurs…
Dans l’instant de la mort du Fils de Dieu, la plus solitaire de toutes les morts, et au fond même de cet abîme, se révélait la justice de Dieu sous la forme d’amour, celle qui accueille l’homme perdu et pécheur qui croit.
Pourquoi nous épuiser dans des idées de révolte ou nous acharner à dépouiller la mort de son mystère? Homme de foi, je puis vivre ma mort, assuré que, quelles que soient les appréhensions du dernier instant, elle m’ouvre l’accès vers la face aimante de Dieu. Il me faut choisir entre cette confiance, qui à première vue peut paraître folle, ou tomber dans le néant éternel. Apprendre à bien mourir c’est d’abord et surtout apprendre à bien croire, à croire correctement au Dieu de notre vie.
Je n’ai qu’à redouter Dieu et lui seul. Mais voici que depuis le Christ, ce Dieu dont les bras s’étendent sur la croix m’accueille comme il le fit pour ce malfaiteur supplicié à sa gauche et il m’invite : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23.43).
Je peux attendre à présent, sans peur, l’heure de la fin et répéter avec cette croyante qui nous a précédés : « Maintenant, mon Seigneur, il est temps de nous voir. »