La vie entière est religion
La vie entière est religion
S’il fallait en croire les enquêtes journalistiques et les lamentations de certains ecclésiastiques, la religion serait en voie de disparition. On dit que le fait religieux devient marginal. Époque post-religieuse, ère méta-morale, voilà une situation qui se dégrade de plus en plus, même selon les croyants, devenus minoritaires et ayant le sentiment de gérer la mort de leur religion.
Qu’en est-il au juste? Et tout d’abord, qu’entendons-nous par « religion »?
Les définitions qu’en ont données Sénèque et Kant, le positiviste Auguste Comte et le sociologue Émile Durkheim, William James et Rudolph Otto, la présentent comme une partie, une partie infime faudrait-il aussitôt ajouter, de la vie humaine. Les quotidiens nous offrent d’ailleurs une excellente illustration de ces définitions. À côté de la rubrique sociale, peut-être en dessous des nouvelles sportives et avant le carnet du jour, si ce n’est précédant la page culinaire, ils accordent une place, et suivant les cas une placette, à la rubrique « religion ».
Parmi les événements qui font l’actualité, on peut citer les assemblées ecclésiastiques, les réunions dites œcuméniques, parfois même les dissensions entre hommes d’Église… Tout ceci constitue, au regard des rédacteurs et des correspondants, l’essentiel d’une chronique religieuse.
Se défaire des idées reçues et faire table rase des définitions artificielles pour les remplacer par une définition globale biblique, voilà le but que nous nous proposons dans notre exposé.
La vie entière est religion ou elle n’est pas! Je ne saurais concevoir mon existence sans elle, comme je ne me conçois pas en dehors de ma peau. La religion m’est aussi indispensable pour vivre que le souffle de mes poumons et que le sang qui circule dans mes veines. Elle n’est pas rite, activité ecclésiastique ou liturgie, mais souffle de vie. Elle anime la vie autant des croyants que des non-croyants.
Expliquons-nous. La question religieuse est la plus ancienne et sans doute la plus fondamentale des questions posées par l’homme. Elle est inévitable. Ce n’est pourtant pas à son aspect phénoménologique que nous songeons, et ce n’est pas sous l’angle de son importance comme fait sociologique que nous l’aborderons.
C’est en raison d’une fausse définition de la religion si nos contemporains parlent de ceux qui sont « religieux » envers et contre tout, et de ceux qui ont dépassé le stade archaïque, l’étape primitive et mythique de l’histoire de l’humanité. Reléguée ainsi à l’arrière-plan des préoccupations des hommes, elle ne fonctionnera plus ni pour la vie nationale ni pour la vie culturelle. La religion relèvera du domaine privé et privatisé. Mais quel rôle ou quelle importance tiendra-t-elle dans les affaires courantes, dans la politique nationale et internationale? Les mythes n’ont jamais cessé d’exister et les mythologies modernes, en dépit de leurs parures prétendument scientifiques, ne sont pas moins absurdes que les grossières erreurs des siècles précédents.
« La religion est l’opium du peuple », disait naguère Karl Marx. Nous sommes bien placés pour constater que c’est plutôt l’opium qui est hélas! devenu la religion du peuple. S’il n’y avait que l’opium!
D’après un des mythes modernes, les hommes vivent dans une société pluraliste, par conséquent les convictions dites religieuses doivent être tolérées. Dans la mesure, bien entendu, où celles-ci ne gênent pas trop les affirmations ex cathedra des idéologies en vogue et ne s’opposent pas aux dogmatismes actuels, plus tranchants et souvent plus ridicules que ceux des cléricaux les plus attardés de jadis. « Laissons donc libres ceux qui ont un penchant religieux », dit-on avec un semblant de tolérance. Un autre mythe, plus subtil et plus redoutable, est celui de la prétendue neutralité de la société contemporaine. C’est l’absurde théorie du non-engagement religieux qui cache si mal l’insidieux engagement contre la religion.
Prétendre que notre siècle est exempt de fanatisme religieux est en mensonge trop évident pour qu’on le laisse passer. L’expérience tragique de ces trois derniers quarts de siècle le démentira avec force. Dans certains pays occidentaux, des chrétiens souffrent encore à cause de leurs convictions, non pas de simple ostracisme, mais de privations et de persécutions, de prison et de tortures. Un peuple entier, il y a moins de soixante ans, a connu le génocide, principalement pour des motifs religieux. Je pense à l’atroce massacre du peuple arménien, dont les victimes sont au nombre d’un million cinq cent mille. Ils avaient refusé de renier leur foi chrétienne, héritage spirituel de quinze siècles de vie nationale.
De la légitime et indispensable séparation entre l’Église et l’État, notre époque est passée à la rupture totale entre Dieu et la vie humaine, dont il reste pourtant l’unique Créateur et le soutien tout-puissant.
Qu’en est-il alors de la religion, celle dont nous avons donné une définition lapidaire?
L’athéisme, rupture radicale avec Dieu, est une illusion. Il n’y a que l’insensé qui peut dire : « Il n’y a pas de Dieu ». Il est possible de vouer sa vie entière à combattre, à saper les fondements de la religion, tout en restant « religieux ».
Ce paradoxe, nous le connaissons surtout grâce à l’un des premiers et des plus illustres porte-parole de la foi : l’apôtre Paul. Amené en présence de l’élite intellectuelle de son temps sur le haut lieu de la sagesse antique, la colline de Mars, à Athènes, l’apôtre annonça aux Athéniens curieux, blasés ou cyniques qu’ils étaient éminemment religieux (Ac 17.22-23). Non pas tant à cause du nombre de leurs temples, ni même pour avoir consacré un autel particulier au Dieu inconnu, mais par le simple fait de leur naissance.
Dès son premier souffle, chaque homme qui vient au monde appartient à Dieu. Nous sommes inévitablement religieux et nous le restons en dépit de nos dénégations, de nos fuites et de toutes nos allégations contraires. Nous naissons avec « un chromosome du religieux », qui détermine toute notre existence, nos motivations, nos orientations, notre activité. La question véritable n’est pas de savoir si l’on est religieux, mais de savoir quelle est la religion qu’on s’est choisie et quel est le Dieu à qui on s’est donné. Peu importe la forme du culte que l’on pratique. On n’est pas religieux uniquement parce que l’on est chrétien, musulman ou bouddhiste, mais en niant Dieu et en s’engageant farouchement contre lui, on fait preuve d’une opposition de nature religieuse.
C’est un faux dieu fait à l’image de l’homme qui tiendra la place du vrai Dieu. C’est avec un fanatisme tout religieux qu’on s’adonne au service des causes et des idées. Nation, parti politique, art, science, famille ou travail deviennent les misérables succédanés du Dieu dont l’Esprit anime et soutient notre souffle. Ce « chromosome » de la religion, image imparfaite de la vérité que nous énonçons, oriente notre activité vers un faux dieu. Notre cœur — moteur religieux par excellence et centre religieux de notre personnalité — fonctionne toujours de manière religieuse, mais dans une fausse direction. Le cœur de l’homme, qui possède aussi bien la faculté de raisonner que celle de vouloir, s’engage sur une fausse piste des idées issues de son imagination et vers les objets fabriqués de sa main.
Quel est votre Dieu? Puisqu’inévitablement et inexorablement vous êtes un être religieux, il faut vous poser la question fondamentale. Est-ce une idole misérable de mensonge et de néant qui reçoit votre allégeance, ou bien est-ce Dieu, Lumière et Substance de vie? C’est lui qui déclare : « Cherchez-moi et vous vivrez » (Am 5.4).
C’est vers lui qui nous aimerions vous conduire.
C’est là une question essentielle pour la vie, que nous l’admettions ou non. La vie et la mort, le salut et la perdition, la grâce et le jugement, le bonheur ou le néant sont fonction de notre foi. De la foi au vrai Dieu, celui qui nous a créés et pour qui nous sommes, dans le temps et pour l’éternité. C’est lui qui nous appelle : « Mon fils, donne-moi ton cœur! » (Pr 23.26).