La persévérance dans la foi
La persévérance dans la foi
- La responsabilité de la foi
- La persévérance dans la foi et la tentation
- Porter sa croix
- La tribulation
- Méditer sur la croix
- La patience
- En avant
La persévérance des saints dans la foi a son fondement dans la certitude que Dieu préserve ses enfants rachetés. Elle est le don de Dieu. Le Christ ayant véritablement expié leur faute, le péché n’est plus le maître tyrannique qui les asservit à son pouvoir; ils ne sont plus soumis à la domination de Satan, car le Christ les a délivrés de son joug. Plus rien ne peut les séparer de l’amour que Dieu leur a manifesté en Christ. Nul ne peut les ravir des mains du bon Berger. Ils sont passés de la mort à la vie éternelle. Ils ont reçu une entrée libre dans le sanctuaire céleste. Avec une entière assurance (« parrèsia » en grec), ils s’approchent du trône de la grâce. Dieu demeure en eux et il leur réserve « dans les cieux un héritage qui ne se peut ni corrompre ni souiller ni flétrir à vous qui êtes gardés par la foi pour le salut prêt à être révélé dans les derniers temps » (1 Pi 1.4-5).
Notre certitude d’être ainsi gardés par Dieu repose entièrement sur ce que le Christ a accompli durant son ministère terrestre, mais également sur son ministère actuel de Médiateur. Nous avons été réconciliés avec Dieu tandis que nous étions encore des pécheurs. À plus forte raison, maintenant que nous sommes justifiés, serons-nous sauvés par lui de la colère à venir; car si nous avons été réconciliés lorsque nous étions ennemis, nous serons sauvés par sa vie. Le Christ intercède au ciel en faveur des siens. À cause de son intercession, notre foi ne défaillira pas.
L’amour de Dieu révélé en Christ est un amour éternel. Dieu a aimé les croyants dès avant la fondation du monde. Il ne se repentira pas de ses dons et de son appel. Ceux que Dieu a appelés seront aussi glorifiés. Son Alliance est immuable. Il n’arrête pas à mi-chemin ce qu’il a commencé. L’apôtre Paul est certain qu’il affermira les saints de Corinthe jusqu’à la fin, pour qu’ils soient irréprochables au jour du Seigneur Jésus-Christ. Il nous conserve irrépréhensibles pour son avènement. Il ne permet pas que des tentations, qui seraient au-delà de nos forces, nous assaillent. À la fin des temps, il abrégera les jours de détresse, afin que les élus ne soient pas séduits et emportés par le Malin. Ainsi la semence de Dieu demeure-t-elle en nous; tout ce qui est né de Dieu vaincra le monde. La charité des enfants de Dieu demeure pour toujours. Nous avons été scellés par le Saint-Esprit pour le jour de la rédemption. L’Esprit Saint nous assiste dans nos faiblesses.
1. La responsabilité de la foi⤒🔗
Dieu nous garde. Notre « conservation » par lui, le don qu’il nous fait, n’atténue pas notre propre responsabilité. Nous aurons à cœur de nous maintenir dans l’amour de Dieu.
La persévérance est associée à l’observation des commandements. Nous sommes appelés à demeurer en Christ, à nous tenir sur nos gardes, à persévérer jusqu’à la fin, à ne pas attrister l’Esprit, par lequel nous avons été scellés. Nous aurons à persévérer dans l’espérance, en affermissant notre vocation et notre élection par nos œuvres, sans abandonner notre assurance, travaillant pour notre salut avec crainte et tremblement, prenant garde à ne pas tomber, persévérant dans la prière, demeurant fermes et inébranlables dans la foi, veillant à ce que nous ne soyons pas rejetés par Dieu.
Sans une ferme obéissance de notre part, Dieu ne nous « gardera » pas. Ainsi, l’auteur anonyme de la lettre aux Hébreux rappelle à ses lecteurs que notre Dieu est un feu dévorant. Celui qui se moque de lui et qui ne persévère pas ne sera pas sauvé. Ceci ne contredit nullement l’affirmation première selon laquelle la persévérance est le don souverain de Dieu. Plus simplement, il s’agit de constater le résultat d’une coopération entre la grâce de Dieu et l’œuvre responsable de l’homme. Il s’agit d’une vie de soumission dont l’origine se trouve dans la foi, d’une persévérance qui est celle des croyants.
De bonnes œuvres sont issues de la reconnaissance que nous éprouvons pour l’œuvre parfaite du Christ, laquelle demeure la base suffisante et exclusive du salut. La vie de conversion et de soumission n’est pas une contribution que nous aurions apportée en vue de la réconciliation. Elle n’est que la réponse indispensable à la promesse du salut reçue par la foi. Les œuvres nécessaires sont celles qui manifestent la confiance totale du chrétien en la perfection de l’œuvre du Christ. Il ne peut donc être question de coopération entre celle-ci et la nôtre conçue comme un complément apporté de notre part.
Certes, nous sommes exhortés à vivre selon les commandements divins. Sans notre soumission, nous ne saurions nous attendre à bénéficier du salut accompli une fois pour toutes. Mais l’exhortation à nous soumettre se fonde dans « les compassions de Dieu ». L’homme devra se maintenir dans l’amour de Dieu. Il s’agit d’affermir sa vocation et son élection. Il s’agit de la « conservation » de soi-même ayant son fondement dans la naissance d’en haut et dans les œuvres accomplies par la foi, par lesquelles nous reconnaissons Jésus comme Seigneur. C’est lui qui a délivré le croyant de la puissance du péché. Dès lors, comment celui-ci pourrait-il tenir ses œuvres pour une contribution décisive à son salut? Quelle autre possibilité existerait-il pour lui, pour autant justement qu’il est croyant, que de vivre cette vie nouvelle? Nous qui sommes morts au péché, comment vivrions-nous encore dans le péché? (Rm 6.2).
La Bible attribue un rôle essentiel à la responsabilité de l’homme de foi. Il n’existe pas de salut sans une vie de soumission à Dieu. Cependant, n’oublions pas que, selon le Nouveau Testament, les commandements sont des exhortations à vivre conformément aux promesses de l’Évangile. Ils sont conformes à la seigneurie du Christ. Déjà dans l’Ancien Testament, on ne détachait pas la grâce des commandements du Dieu de l’Alliance. C’est ainsi que nous comprenons le passage de Philippiens 2.12. Notons bien que ce passage ne parle pas d’angoisse, mais du respect dû au Dieu saint qui déterminera notre vie. Comparez la même expression de crainte et de tremblement dans Éphésiens 6.5. La crainte de Dieu est dans la Bible autre chose que l’angoisse née de l’incertitude à son égard. Cette exhortation se fonde dans la certitude de l’Évangile, comme la suite le dit explicitement, car « c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire » (Ph 2.13). D’après ce passage, l’Évangile de la réconciliation produira une vie de respect et de crainte de Dieu; sans elle, il n’existe aucune assurance de salut! Ici encore, point de contradiction avec l’idée du salut « par la foi seule » ou « par la grâce seule » dont parle Romains 4. Selon Paul, la foi sans une obéissance respectueuse n’est pas le fruit qui se manifesterait dans la vie nouvelle. La certitude chrétienne d’avoir reçu un Royaume inébranlable se montrera par l’expression de la reconnaissance, une pratique de la piété ainsi que la crainte de Dieu qu’on reconnaît comme « un feu dévorant ». Selon 1 Pierre 1.17, la crainte de Dieu et la certitude chrétienne d’être gardé par la foi vont de pair.
Les exhortations sont un moyen dont Dieu se sert pour garder les siens. On ne peut invoquer contre cette conception de la persévérance chrétienne les passages relatifs à une éventuelle chute ou relapse des membres de l’Église. Certes, il y aura des chutes de membres. Mais ceux qui auront définitivement abandonné la foi donneront l’évidence qu’ils ne l’avaient jamais eue! Ainsi que l’affirme l’apôtre Jean, « ils sont partis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas des nôtres; car s’ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous » (1 Jn 2.19). Saint Augustin a parlé de l’inamissibilité de l’amour. Si à un certain moment l’amour prend fin, l’explication est qu’il n’a jamais vraiment existé.
Contre l’idée de la persévérance, on a opposé un passage biblique célèbre, Hébreux 6.4. Naturellement, ce passage ne peut servir de preuve que la vie chrétienne pourrait s’interrompre durant une certaine période et qu’on se trouverait en dehors de la grâce. Ce texte si redoutable lance plutôt un avertissement solennel contre l’idée qu’on puisse quitter Dieu totalement et essayer de revenir plus tard! Il ne justifie aucune idée de conversion qui serait possible après une chute de cet ordre! Si on ne prend pas au sérieux cet avertissement, on n’a aucun droit de s’imaginer une quelconque possibilité de revenir de nouveau à Dieu. Car le Christ a été crucifié une seule fois; ainsi a-t-il sanctifié les siens une fois pour toutes. Celui qui a été vraiment sanctifié par l’offrande du Christ passera une seule fois de l’incroyance à la foi. Quand ils ont pris part aux dons célestes, au Saint-Esprit, quand ils ont goûté la bonne Parole de Dieu et les puissances du siècle à venir, ils ne quittent plus le Christ. Sinon, ils ressemblent à la terre sur laquelle tombe la pluie, mais qui ne produit pas de l’herbe utile. Un tel terrain ne produira pas tantôt de l’herbe utile, tantôt des chardons.
Cependant, on rencontrera dans l’Église ceux qui ressemblent à une terre qui, en dépit des soins reçus et après avoir été arrosée, produit des épines. Les dons célestes auxquels l’Église participe et la bonne Parole de Dieu qui leur a été prêchée ne les conduisent pas à produire les œuvres par lesquelles ils doivent glorifier Dieu. Au contraire, ils méprisent la grâce offerte en Christ; ils ressemblent donc aux Juifs qui ont crucifié le Christ. « Ils crucifient pour leur part le Fils de Dieu et l’exposent à l’ignominie » (Hé 6.6). Mais un tel comportement n’est pas conforme à la vocation reçue.
Comme la terre prouve son infertilité en produisant des épines et des chardons quand elle est abreuvée par la pluie, ainsi, quand ils méprisent le Christ, ils donnent le signe de leur réprobation et de leur endurcissement.
L’essentiel de ce passage passablement difficile consiste en quelques points que nous dégagerons de la manière suivante. Les véritables enfants de Dieu demeurent toujours ses enfants. Ils ne régresseront pas vers le monde pour ensuite se convertir de nouveau. Cette conclusion est confirmée par la suite du chapitre qui parle de la certitude du salut. La persévérance n’est pas une situation automatique ou un statu quo! L’auteur rappelle la responsabilité de ses lecteurs. Il ne déclare pas qu’ils ressemblent forcément à cette terre maudite, mais les avertit de ne pas relâcher leur persévérance jusqu’à la fin.
Ceux qui ressemblent à la terre produisant des épines et des chardons prouvent leur réprobation et leur malédiction, car, tout en connaissant les implications du salut, ils n’en exposent pas moins à l’ignominie le Fils de Dieu. Ils n’ont jamais été de véritables enfants de Dieu, comme la mauvaise terre n’a jamais été de la bonne terre. De véritables enfants de Dieu ne prendront jamais une telle attitude à l’égard du Christ.
Cependant, le fait qu’ils n’ont jamais été de véritables enfants de Dieu n’apparaît pas toujours très clairement. Au contraire, il s’agit d’hommes qui ont vécu dans l’Église. À leur sujet, on peut dire qu’ils ont été éclairés, qu’ils ont goûté la bonne Parole de Dieu et les puissances du siècle à venir. Bien que l’auteur n’applique pas le parallèle à ce point-là, nous pourrions dire qu’ils ont été abreuvés par la pluie de la grâce aussi bien que les autres. Il n’apparaît que tardivement que la Parole de Dieu n’a pas trouvé en eux un sol fertile; leurs fruits en donnent la malheureuse évidence. Dans leur vie, il y a vraiment eu chute. D’abord, ils ont vécu au sein de l’Église comme lui appartenant. Plus tard, ils l’ont abandonnée en abandonnant la foi. Ils montrent qu’ils n’ont jamais été vraiment des membres de celle-ci.
L’Église des premiers siècles a fondé sur ce passage l’idée selon laquelle la pénitence ne pourrait pas se répéter. Remarquons toutefois qu’il ne faut pas conclure hâtivement que l’auteur a ici en vue une chute de véritables enfants de Dieu. Il n’est nullement fait allusion à la transformation de la bonne terre en terre maudite; il est plutôt question de la malédiction qui n’apparaît que plus tard.
Selon notre passage, il n’y a pas eu de conversion possible après certains péchés, puisque ces péchés prouvent l’endurcissement et la réprobation. Ces derniers péchés sont commis là où on expose le Fils de Dieu à l’ignominie, où on participe pour ainsi dire aux péchés des Juifs qui ont crucifié le Christ. Un tel péché suppose un grand éclaircissement, une certaine influence du Saint-Esprit sur une vie faisant penser à une véritable vie d’enfant de Dieu.
Notre auteur n’affirme pas à quel moment ce péché a été commis. D’ailleurs, en rédigeant sa lettre, il n’avait pas l’intention de donner à l’Église une règle rigide sur l’attitude à adopter envers certains grands pécheurs, mais seulement d’avertir les membres de l’Église de ne pas courir ce tel danger mortel. En ce qui concerne l’attitude de l’Église vis-à-vis des grands pécheurs, elle n’a qu’à supposer que là où il est encore question de conversion, le péché irréparable n’a pas été commis. Car après une telle faute, toute conversion aurait été impossible. Cependant, l’Église ne peut pas sonder les cœurs!
2. La persévérance dans la foi et la tentation←⤒🔗
La prière (à laquelle nous consacrerons une autre partie de notre étude) occupe une place importante dans notre persévérance. Le Christ a enseigné à prier afin de ne pas être induit en tentation. Pourtant, l’Écriture parle des tentations graves qui assaillent les enfants de Dieu. Jusqu’à quel point faut-il prendre au sérieux les tentations décrites dans les passages d’Éphésiens 6.10 et 1 Pierre 5.8, qui rappellent aux croyants qu’ils n’ont pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les esprits mauvais dans les lieux célestes? Satan cherche à éloigner de Dieu les croyants. Il ne faut pas sous-estimer sa force.
Les tentations qu’il inspire peuvent mener au péché des enfants même parmi les plus fidèles. Dans ce cas, il ne leur est pas permis d’accuser Dieu de ne pas les avoir gardés du péché de la tentation (Jc 1.5). La tentation n’aurait jamais causé de péché si la convoitise n’avait pas occupé notre cœur. Ainsi, Satan s’est-il servi de l’orgueil déjà caché dans le cœur de David pour lui inspirer de faire le recensement du peuple (1 Ch 21 et 2 S 24). Cependant, la relation entre Dieu et le péché n’est pas une relation négative. La même histoire du dénombrement de David se trouve également dans 2 Samuel. Là, nous lisons que, dans sa colère, Dieu excita David pour qu’il entreprenne le recensement d’Israël. Certains ont cherché à trouver dans ce passage la preuve d’une idée irrationnelle de Dieu. Ainsi Dieu aurait excité au péché et ensuite il aurait puni un homme en somme innocent! Cependant, ce récit ne laisse nullement entendre qu’il s’agit là d’une colère irrationnelle de Dieu! Dieu veut au contraire lui montrer au moyen de ce dénombrement jusqu’à quel point l’orgueil avait pris possession de son cœur. Cela apparaît clairement par le passage rapportant la confession que David fait de sa faute. Le croyant de l’Ancien Testament sait qu’il est personnellement fautif! Aussi s’humilie-t-il devant Dieu. Dans sa colère, Dieu livre David au mal et au diable. Mais finalement, son intention est bienveillante, puisqu’il cherche à le délivrer de la convoitise qui domine son esprit.
Dieu pourrait retirer sa grâce, de telle sorte qu’il ne résiste pas au péché et à la tentation. Cependant, quand Dieu nous conduit dans la tentation, il a un tout autre but que Satan. Ce but n’est jamais le péché, mais notre humiliation afin de nous préparer à notre conversion. C’est dans ce sens-là qu’il convient de lire Jacques 1.13, à savoir qu’il n’est pas permis d’expliquer la tentation comme si Dieu en était l’auteur. Dieu ne veut jamais la présence du péché comme tel. Le fait que le péché puisse avoir une fonction dans le plan qu’il a pour les siens s’explique par le fait que ces derniers sont encore pécheurs, non parce que Dieu en est la source. Dieu retire sa grâce à cause du péché afin de punir. Par sa grâce, Dieu veut se servir de cette désobéissance qui est le signe de la rétention de la grâce, afin de convertir le coupable. Dans la vie de ses enfants, Dieu fait preuve de miséricorde même dans sa colère.
Le péché même peut ainsi exercer une fonction dans notre conservation, uniquement par la grâce divine. Quelquefois, Dieu ne protège plus les siens contre telle ou telle tentation, pour montrer qu’ils ne pourront résister à l’adversaire que grâce à son secours. Satan cherche à faire de chaque épreuve dans la vie des enfants de Dieu une cause de péché. Dieu dirige la vie de ses enfants dans toutes leurs épreuves. Il se sert des afflictions pour produire la persévérance. Aussi Jacques écrit-il : « Heureux l’homme qui supporte patiemment la tentation, car après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que le Seigneur a promise à ceux qui l’aiment » (Jc 1.12). On doit regarder les épreuves auxquelles on est exposé comme un sujet de joie, sachant que l’épreuve de la foi produit la patience.
Examinons maintenant la prière que le Christ a enseignée. La requête de l’Oraison dominicale, « ne nous induis pas à la tentation », ne cherche pas à vivre à l’abri de toute épreuve, puisque Dieu l’utilise pour notre bien. Le but est d’être épargné des épreuves qui impliquent une telle tentation de la part du diable que nous ne pourrions plus résister. Nous devons prier afin de ne pas être conduits dans des conditions telles que notre résistance deviendrait impossible. En ce qui concerne l’exaucement d’une telle prière, citons 1 Corinthiens 10.13 :
« Aucune tentation ne vous est survenue qui n’ait été humaine; Dieu est fidèle et ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces; mais avec la tentation, il donnera aussi le moyen d’en sortir, pour que vous puissiez la supporter. »
Dieu n’évite pas à ses enfants toute épreuve impliquant telle quelle une tentation diabolique; il envoie seulement ces épreuves afin qu’elles servent à leur persévérance. Mais elles n’iront pas au-delà du degré qui est le leur. Il ne s’ensuit pas que tout péché est impossible dans la vie de ceux qui prient en demandant d’être gardés des tentations. En ce qui concerne les péchés mentionnés dans Jacques 1.13, sachons que jamais Dieu n’en est le responsable. Si nous ne savons pas résister à une tentation, c’est de notre faute; la convoitise s’est nichée dans notre propre cœur.
Rappelons-nous de nouveau le récit de 2 Samuel 24. Dieu dirige la vie de ses enfants même quand ils pèchent. Il ne les empêche pas toujours de pécher parce qu’il doit les punir. Cette relation entre Dieu et notre péché nous mène à l’humiliation comme ce fut le cas pour David. C’est par sa colère que Dieu nous livre au péché. Toutefois, le récit nous apprend que la colère de Dieu manifestée dans la vie de ses enfants est une discipline pédagogique toute paternelle. David pouvait par conséquent être reconnaissant de ce que la révélation de la colère divine lui avait permis de retrouver son Seigneur. Naturellement, il devait également se sentir confus d’avoir eu besoin de ce moyen disciplinaire. La colère de Dieu fut cependant un moyen pour le faire persévérer. Il ne faut jamais prier en demandant à Dieu de nous livrer au diable et aux tentations auxquelles nous ne pourrions résister. Il nous faut prier et travailler de telle sorte que nous puissions vivre sans qu’une discipline rigoureuse, telle que celle qui fut infligée à David, nous soit nécessaire. Il n’en demeure pas moins vrai que Dieu juge une telle discipline nécessaire pour ceux qui prient « ne nous induis pas à la tentation, mais délivre-nous du Malin ». C’est pour leur épargner cette ultime tentation qui les éloignerait pour toujours de lui que Dieu exauce la prière; en ce sens, les mesures disciplinaires serviront finalement à leur salut et empêcheront de se placer définitivement sous la domination du diable et du péché.
L’exaucement de la prière est réel pour notre salut éternel. Nous avons la certitude absolue qu’une telle prière sera exaucée. Dieu nous donne le Royaume des cieux, la vie glorieuse qui commence déjà sur cette terre. Seulement le chemin vers le Royaume est souvent celui de la croix et de la souffrance. Mais toutes ces choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. La prière de délivrance est exaucée sans faute en ce sens que la miséricorde de Dieu sert la liberté et le salut.
Ne négligeons cependant pas la différence. L’apôtre Paul écrit : « Nous nous glorifions même dans les afflictions » (Rm 5.3). Il considère ses souffrances comme une communion avec celles du Christ (Rm 8.13). L’apôtre prie pour connaître la communion des souffrances du Christ. Le Nouveau Testament fait état de la joie de ceux qui étaient dignes de se charger de leur croix pour suivre Jésus. Les enfants de Dieu savent qu’en toutes choses ils sont plus que vainqueurs par celui qui les a aimés. À sa manière, le péché peut concourir à notre bien grâce à la miséricorde divine. Mais cela ne va pas de soi. Ne nous glorifions donc jamais de nos chutes. Nous n’avons pas à considérer le péché comme une croix à porter et dont nous pourrions nous charger avec joie! Nous ne prierons pas pour demander de tomber dans la tentation. Nous n’aurons qu’à nous humilier devant Dieu : « Mes frères, regardez comme un sujet de joie complète les diverses épreuves auxquelles vous pouvez être exposés » (Jc 1.2).
3. Porter sa croix←⤒🔗
Dans un remarquable raccourci, l’Apocalypse de Jean récapitule les éléments qui, à leur manière, constituent le cœur de toute expérience chrétienne; les trois termes qui l’expriment sont les suivants : tribulation, Royaume, persévérance. Cet ordre a de quoi nous surprendre. Logiquement, voire chronologiquement, nous nous attendrions d’abord à la tribulation, ensuite à la persévérance et à la fin seulement au Royaume! Tel n’est pas l’ordre choisi par le divin Pédagogue. Entre la tribulation et la persévérance s’interpose la vision du Royaume. En dépit de la tension qui caractérise son attente, celui-ci est déjà présent (présence eschatologique).
La description que nous avons de la marche chrétienne, le défi que nous lançons à la tribulation par notre persévérance ne sont pas une description isolée. Il existe un célèbre parallèle chez le prophète Ésaïe; lui aussi se sert d’une image saisissante pour décrire la marche dans la persévérance. La marche dans la foi est comparée d’abord au vol impétueux de l’aigle, mais ce vol majestueux est suivi par une marche ordinaire, routinière dirions-nous, néanmoins persévérante (És 40.31).
De son côté, saint Paul aussi pense dans le même ordre de choses, il s’agit de la même catégorie de discipline. En 1 Corinthiens 15, il présente l’ordre théologique dans lequel se déroule l’ensemble de la réalité de la marche par la foi. L’apôtre y développe la théologie de la résurrection des morts, en la fondant sur la réalité incontestable de celle du Seigneur. Cependant, après un long exposé, il conclut par une exhortation surprenante, terre à terre, toute banale : « Au reste frères, soyez fermes et inébranlables, travaillant de mieux en mieux à l’œuvre du Seigneur » (1 Co 15.58). L’ordre normal donc, celui de toute expérience chrétienne qui se veut évangélique, ne fera pas exception; d’une façon générale et suivant les circonstances avec une intensité plus ou moins forte, la persévérance dans la foi s’effectuera sous les feux croisés de la tribulation; elle gardera néanmoins devant ses yeux la vision du Royaume, lequel est certes à venir, mais aussi déjà présent au milieu de l’Église et du monde.
4. La tribulation←⤒🔗
La tribulation fait partie intégrante de l’expérience chrétienne. Elle sert à son authentification. Elle est l’un des signes les plus sûrs qui en indiquent la nature véritable, que ce soit à titre individuel pour le membre de l’Église, que ce soit à titre communautaire lorsqu’elle affecte l’Église tout entière en tant que corps du Christ. Le rôle de l’une et de l’autre dans le monde présent est ainsi précisé. Le passage de l’Apocalypse ne sert pas purement d’histoire en raccourci de l’Église. Lorsque l’Église est prise sous les assauts violents et parfois dévastateurs de la tribulation, en réalité elle ne fait que décliner son identité. La tribulation qu’elle subit ne sera pas à ses yeux une simple « tension » provoquée par des circonstances adversaires et considérée comme un malheur anormal, voire injustifié. Elle comporte pour elle un élément extrêmement positif, en faisant d’elle une épreuve au sens de test indispensable de sa foi, le moyen d’en vérifier l’exactitude et la fermeté. La tribulation biblique est une « thlipsis ». Au demeurant, l’apôtre Jean, qui n’échappe pas à la dure leçon de la tribulation, sait par expérience ce qu’elle signifie et ce qu’elle lui coûte personnellement.
Il est emprisonné à l’île de Patmos. Celle-ci lui sert de tombeau ouvert. Sur cet horizon refermé qui pèse lourdement sur son esprit, il ne discerne à vues humaines aucun espoir. Isolé, il est privé de la consolation que lui aurait apportée le culte ecclésial. Cependant, il persévère. Autour de lui, personne ne prend garde à sa foi ni ne prête l’oreille à son témoignage. Sans doute se rappelle-t-il de l’avertissement, l’un des derniers, qu’il avait pris soin de consigner dans son Évangile : « Vous aurez des tribulations » (Jn 16.33). À présent, il est « sunkoinônos », c’est-à-dire qu’il entre dans les rangs de la phalange des confesseurs et des martyrs, le nouveau peuple de Dieu. Nous lui sommes redevables d’avoir appris à saisir la nature de la tribulation qui lui est survenue, mais qui, au-delà de sa personne privée, survient aussi sur l’Église dans sa totalité.
Il ne subit pas la tribulation pour son propre compte, à titre de rétribution individuelle. L’Église n’est jamais la cible per se de la tribulation. Comme l’apôtre, elle la subit « à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus » (Ap 1.9). C’est en ce sens-là qu’il faut souligner que la tribulation évangélique est une « thlipsis » et non pas une « sténochôria », qui est plutôt de nature horizontaliste, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de rapport avec la foi en Dieu. L’Église en tribulation (« thlipsis ») donne la preuve de l’authenticité de sa foi et, pour ainsi dire, reçoit le sceau de l’approbation de la grâce divine. La tribulation ainsi comprise fait partie intégrante de l’Évangile. Alors elle s’intègre elle aussi dans la totalité de l’expérience chrétienne. Si le disciple est repoussé et si l’Église est rejetée ou bien considérée comme un corps anormal et énigmatique dans la société environnante (voir 1 Co 4), l’un et l’autre auront à se rappeler que le Maître n’avait pas trouvé de meilleur accueil. « Heureux êtes-vous si on vous maltraite à cause de mon nom », leur avait-il annoncé (Mt 5.8-10).
La tribulation atteste la mise à part du disciple, sa séparation radicale d’avec le monde, sa sanctification totale. Parfois, le monde qui maltraite l’Église et la rejette possède de celle-ci une meilleure intuition de sa nature que hélas l’Église n’en possède elle-même!
Le monde perçoit en l’Église une tumeur remuante, sensible, vivace aussi et, avec la dernière énergie, il cherche à s’en débarrasser. Aux yeux du monde, une fidélité à toute épreuve à l’unique Seigneur apparaît comme une incompréhension et un mépris à son égard, un jugement implacable prononcé contre lui. L’Église est tenue pour un facteur de trouble, une entité remettant en question ses projets et jetant le défi à son arrogance hautaine. Source de conflits, l’Église devient un instrument servant à précipiter les événements dans leur phase décisive. La proclamation fidèle de l’Évangile dressera contre elle une opposition farouche. Aussi la tribulation sera-t-elle acceptée comme un facteur positif pour la vie de la foi.
Se rendant parfaitement compte de sa nature, de celle de sa vocation, l’Église ne se résignera pas devant l’adversité, même lorsqu’elle est de taille gigantesque, comme si elle n’avait été que la victime sans défense de machinations infernales fomentées contre elle par des adversaires implacables. En accueillant la tribulation, elle assume un rôle positif et elle lance un défi contre ses oppresseurs. Pour elle, ce sera l’occasion de créer le trouble profond qui sonnera l’heure où s’allumera un feu embrasant tout sur son passage, soit pour purifier soit pour consumer et anéantir. Ce sera aussi l’instant où elle brandira l’épée, afin qu’armes spirituelles au poing elle puisse mener le combat de sa foi militante. En définitive et malgré toutes les apparences, c’est elle qui tient le rôle principal, bien que l’adversaire se donne l’illusion de jouer celui du premier protagoniste. La tribulation est le prix exigé d’elle, afin qu’elle soit digne de proclamer l’Évangile. Aucun témoignage fidèle ne peut se soustraire à l’exigence de la « marturia », qui signifie témoigner, mais au prix de la souffrance.
Ce prix, l’Église l’a payé chaque fois que son attachement au Christ a primé toute autre considération ou intérêt. En cela, elle compte d’illustres devanciers, ses prédécesseurs dans l’Ancien Testament. Souvenons-nous de Daniel. En effet, quelle situation dramatique que celle du jeune Israélite et ses trois compagnons dans le palais du potentat babylonien! Aux yeux de ces Israélites exilés, leur fidélité à Dieu devenait plus précieuse que le bien-être et la sécurité de leur propre personne. C’était celle-ci qui leur dictait la résistance à la fois pacifique et ferme à l’édit du puissant monarque. Daniel fut épargné dans la fosse aux lions. Ses trois compagnons sortirent à leur tour, indemnes de la fournaise ardente. Pourtant, quelle que dût être l’issue de ces épreuves, ces croyants étaient déterminés à ne rien céder sur le chapitre de leur loyauté envers Dieu, à exercer et à maintenir coûte que coûte leur fidélité, qu’il y eût ou non délivrance en perspective.
Ce caractère positif de la tribulation révèle un trait que nous avons si souvent une fâcheuse tendance à oublier. En souffrant de manière injuste, nous rendons non seulement un culte raisonnable à Dieu, mais encore un service inestimable au monde. Si l’avènement du Royaume ne dépend pas de nos efforts, il ne sera certes pas le résultat de notre tribulation. Il n’en demeure pas moins vrai que l’obéissance accompagnant la fidèle proclamation de la Parole hâtera, selon la promesse faite au peuple de Dieu, le jour de l’avènement du règne. La tribulation est un signe de son approche imminente qui ne trompe pas.
La tribulation est également, au sens premier du terme, une épreuve (en grec « dokimè »). Dans l’Écriture, ce terme reçoit une nouvelle acception. Il n’est pas le test auquel est soumise l’intelligence, mais l’épreuve pratique subie dans un climat pastoral en vue de démontrer l’authenticité de sa foi, afin de purifier celle-ci et de rendre vivante l’espérance. C’est un moyen pédagogique de tout premier ordre. L’Église fidèle traversera les fournaises ardentes. Qu’elle les accueille, sinon avec jubilation, du moins dans l’assurance ferme qu’elles lui sont indispensables. Elles la purifieront et lui permettront, après avoir gravi le chemin de la croix, de parvenir à son ultime destination. La fonction de toute tribulation est de ramener sans cesse l’Église vers la croix et de la garder à son ombre. Vivre sous la croix, telle est la vocation première de l’Église et le prix de sa persévérance dans la foi. Cela forme une partie essentielle de son expérience.
Sans doute, nul n’a mieux compris à notre époque la nature de cette vocation et nul n’en a autant payé le prix que Dietrich Bonhoeffer. Il a écrit sur le sujet des pages saisissantes. Elles nous surprennent, mais sans nous alarmer; elles nous rassurent même.
« Qu’a voulu dire Jésus (Lc 14.28-33)? Qu’exige-t-il de nous aujourd’hui? Comment nous aide-t-il à être de nos jours des chrétiens fidèles? Ce qui importe ce n’est pas ce que veut tel ou tel homme d’Église ou théologien; ce que nous désirons savoir c’est ce que veut Jésus. Que de résonances impures, que de lois humaines et dures, que de faux espoirs et de fausses consolations viennent encore troubler la pure parole de Jésus et rendre plus difficile une véritable décision! Est-ce qu’une fois de plus nous allons maintenant poser des exigences impossibles, vexatoires, excentriques, dont l’observance pourra bien constituer le luxe pieux de quelques-uns, mais que l’homme ordinaire, le travailleur avec ses soucis, de famille ou de santé, se devra de rejeter comme une façon des plus impies de tenter Dieu? Lorsque Jésus nous parle de calculer le prix de notre obéissance, il annonce la libération à l’égard de tous les préceptes humains, à l’égard de tout ce qui opprime, de tout ce qui pèse, de tout ce qui cause du souci et tourmente la conscience. L’appel d’obéissance sans réserve est possible, la totale libération de l’homme qui permet la communion à Jésus, lui qui obéit sans partage au commandement de Jésus, celui qui accepte de payer le prix trouve la force d’avancer sans fatigue sur la bonne voie. Cette exhortation de Jésus n’a rien de commun avec un traitement de choc pour l’âme, Jésus ne cherche jamais à détruire la vie, mais à la maintenir, à la fortifier, à la guérir.1 »
Il a déclaré : « Nul ne peut me suivre s’il ne renonce à sa personne et ne se charge de sa croix » (Lc 14.17). Cette déclaration sera reçue si, à la suite des premiers disciples, nous entendons d’abord nous dire qu’il fallait que le Fils de l’homme souffrît, qu’il fût rejeté et qu’il fût mis à mort. Mais Jésus ne parle pas uniquement de sa propre croix. Venu pour ôter le péché du monde, il a donné à ceux qui d’âge en âge s’approchent de lui un critère supplémentaire de leur réconciliation avec Dieu. Le statu quo du disciple est de renoncer à soi-même, de se charger de sa croix et de suivre Jésus. Celui qui ne prendrait pas au sérieux cette parénèse (exhortation) apprendrait à ses propres dépens que le sacrifice de Jésus ne le concerne pas et qu’il n’est pas entré dans la vie éternelle. Il nous faut imiter Jésus, avons-nous souligné plus haut, en nous plaçant comme lui, sous sa croix.
Dans sa théologie tout empreinte d’un souci pastoral et d’une exceptionnelle force spirituelle, Jean Calvin a écrit des pages admirables sur ce que signifie porter sa croix.
« Encore faut-il que l’affection de l’homme fidèle monte plus haut à savoir où Christ appelle tous les siens, c’est que chacun porte sa croix (Mt 16.24). Car tous ceux que le Seigneur a adoptés et reçus en la compagnie de ses enfants, se doivent préparer à une vie dure, laborieuse, pleine de travail et d’infinis genres de maux. C’est le bon plaisir du Père céleste d’exercer ainsi ses serviteurs afin de les expérimenter [de les mettre à l’épreuve]. Il a commencé cet ordre en Christ son Fils premier-né, et le poursuit envers tous les autres. […]
De là nous revient une singulière consolation : c’est qu’en endurant toutes misères, qu’on appelle choses adverses et mauvaises, nous communiquons [communions] à la croix de Christ, afin que, comme lui a passé par un abîme de tous maux pour entrer en la gloire céleste, aussi que par diverses tribulations nous y parvenions (Ac 14.22). Car s. Paul nous enseigne que quand nous sentons en nous une participation de ses afflictions, nous saisissons, pareillement la puissance de sa résurrection; et quand nous sommes faits participants de sa mort, c’est une préparation pour venir à son éternité glorieuse (Ph 3.10). Combien cela a d’efficace pour adoucir toute amertume qui pourrait être en la croix? C’est que d’autant plus nous sommes affligés et endurons de misères, d’autant est plus certainement confirmée notre société [communion] avec Christ; et quand nous avons cette communication avec lui, les adversités non seulement nous sont bénies, mais aussi nous sont comme aides pour avancer grandement notre salut.
De plus, le Seigneur Jésus n’a eu besoin de porter la croix et endurer tribulations, que pour attester et prouver son obéissance envers Dieu son Père; mais il nous est nécessaire, pour plusieurs raisons, d’être perpétuellement affligés en cette vie.
Premièrement, selon que nous sommes trop enclins de nature à nous exalter et nous attribuer toutes choses, si notre faiblesse ne nous est démontrée à l’œil, nous estimons incontinent notre vertu outre mesure, et ne doutons point de la faire invincible contre toutes les difficultés qui pourraient advenir. De là vient que nous nous élevons en une vaine et folle confiance de la chair, laquelle puis après nous incite à nous enorgueillir contre Dieu, comme si notre propre faculté nous suffisait sans sa grâce. […]
Même les plus saints — bien qu’ils connaissent que leur fermeté est fondée en la grâce de Dieu, et non en leur propre vertu — toutefois encore se tiennent-ils trop assurés de leur force et constance, sinon que le Seigneur les amenât en plus certaine connaissance d’eux-mêmes, les éprouvant par la croix. Et alors qu’ils se flattaient, concevant d’eux-mêmes quelque opinion de grande fermeté et constance, cependant que toutes choses étaient paisibles : après avoir été agités de tribulation, ils apprennent que c’était de l’hypocrisie. […]
Voilà donc la manière dont il faut que les fidèles soient avertis de leurs maladies, afin de profiter en humilité, et se dépouiller de toute perverse confiance de la chair, pour se ranger entièrement à la grâce de Dieu. Or après s’y être rangés, ils sentent que sa vertu leur est présente, en laquelle ils ont assez de forteresse.2 »
Après avoir ainsi démontré l’utilité de la croix qui engendre l’humilité et l’espérance, et fait valoir la grâce de Dieu par la patience et l’obéissance, remède en vue du salut contre l’intempérance de la chair, après avoir aussi montré que Dieu corrige par elle nos fautes et nous retient dans l’obéissance, Calvin poursuit au même chapitre :
« Mais la souveraine consolation, c’est quand nous endurons la persécution pour la justice. Car il nous doit alors souvenir quel honneur nous fait le Seigneur en nous donnant les enseignes de sa gendarmerie [troupe de défense]. J’appelle persécution pour la justice, non seulement quand nous souffrons pour défendre l’Évangile, mais aussi pour maintenir toute cause équitable. Soit donc que pour défendre la vérité de Dieu contre les mensonges de Satan, ou bien pour soutenir les innocents contre les méchants, et empêcher qu’on ne leur fasse tort et injure, il nous faille encourir la haine et l’indignation du monde, d’où nous venions en danger de notre honneur, ou de nos biens, ou de notre vie : qu’il ne nous fasse point de mal de nous employer jusque-là pour Dieu, et que nous ne nous réputions malheureux, quand de sa bouche il nous déclare être bienheureux (Mt 5.10). Il est bien vrai que pauvreté, si elle est estimée en soi-même, est misère; semblablement exil, mépris, ignominie, prison; finalement, la mort est une extrême calamité. Mais où Dieu aspire par sa faveur, il n’y a nulle de toutes ces choses, qui ne nous tourne à bonheur et félicité.
Contentons-nous donc plutôt du témoignage de Christ que d’une fausse opinion de notre chair : ainsi il adviendra qu’à l’exemple des apôtres nous nous réjouirons toutes les fois qu’il nous réputera dignes que nous endurions l’opprobre pour son nom (Ac. 5.41). Car si, étant innocents et de bonne conscience, nous sommes dépouillés de nos biens par la méchanceté des iniques, nous sommes bien appauvris devant les hommes; mais par là, les vraies richesses croissent pour nous auprès de Dieu au ciel. Si nous sommes chassés et bannis de notre pays, nous sommes d’autant plus avant reçus en la famille du Seigneur. Si nous sommes vexés et molestés, nous sommes d’autant plus confirmés en notre Seigneur pour y avoir recours. Si nous recevons opprobre et ignominie, nous sommes d’autant plus exaltés au Royaume de Dieu. Si nous mourons, l’ouverture nous est faite en la vie bienheureuse. Ne serait-ce pas grande honte à nous, d’estimer moins les choses que le Seigneur a tant prisées, que les délices de ce monde, qui passent incontinent comme fumée?
Puisque l’Écriture nous réconforte ainsi en toute ignominie et calamité que nous avons à endurer pour la défense de la justice, nous sommes donc trop ingrats si nous ne les portons patiemment et d’un cœur allègre : singulièrement, vu que cette espèce de croix est propre aux fidèles par-dessus toutes les autres, et que par elle Christ veut être glorifié en eux, comme dit s. Pierre (1 Pi 4.13-14). Or, d’autant qu’il est plus fâcheux et aigre à tous esprits hautains et courageux [naturellement fiers] de souffrir l’opprobre, plutôt qu’une centaine de morts, s. Paul nous admoneste, qu’espérant en Dieu non seulement nous serons sujets à des persécutions, mais aussi aux injures (1 Tm 4.10); comme ailleurs il nous incite par son exemple à cheminer par infamie comme par bonne réputation (2 Co 6.8).
Mais Dieu ne requiert point de nous une liesse [joie] telle qu’elle ôte toute amertume de douleur : autrement la patience des saints serait nulle en la croix, s’ils n’étaient tourmentés de douleurs, et ne sentaient l’angoisse quand on leur fait quelque moleste [persécution, torts]. Semblablement, si la pauvreté ne leur était dure et âpre, s’ils n’enduraient quelque tourment en maladie, si l’ignominie ne les poignait, si la mort ne leur était en horreur, quelle force ou modération serait-ce de mépriser toutes ces choses? Mais comme chacune d’elles a une amertume conjointe, qui point [pique au vif] les cœurs de nous tous naturellement : en cela se démontre la force d’un homme fidèle, si étant tenté du sentiment d’une telle aigreur, bien qu’il travaille [souffre] grièvement, toutefois en résistant il surmonte et vienne au-dessus. En cela se déclare la patience, si étant stimulé par ce même sentiment, il est toutefois restreint par la crainte de Dieu, comme par une bride, pour qu’il ne se dérobe point en quelque dépitement ou autre excès. En cela apparaît sa joie et liesse, si étant navré de tristesse et douleur, il acquiesce néanmoins en la consolation spirituelle de Dieu.
Ce combat que soutiennent les fidèles contre le sentiment naturel de douleur, en suivant la patience et la modération, est très bien décrit par s. Paul en ces paroles : Nous endurons tribulation en toutes choses, mais nous ne sommes point en détresse; nous endurons pauvreté, mais nous ne sommes point délaissés; nous endurons persécutions, mais nous ne sommes point abandonnés; nous sommes comme abattus, mais nous ne périssons point (2 Co 4.8-9).
Nous voyons que porter patiemment la croix, ce n’est pas être tout à fait insensible, et ne sentir douleur aucune, comme les philosophes stoïques qui ont follement décrit, le temps passé, un homme magnanime qui, ayant dépouillé son humanité, ne fût autrement touché d’adversité que de prospérité, ni autrement de choses tristes que de joyeuses, ou plutôt qui fût sans sentiment comme une pierre. Et qu’ont-ils profité avec cette si haute sagesse? C’est qu’ils ont dépeint un simulacre de patience, qui n’a jamais été trouvé entre les hommes, et n’y peut être du tout; et même, en voulant avoir une patience trop exquise, ils en ont ôté l’usage entre les hommes. Il y en a aussi maintenant entre les chrétiens de semblables, qui pensent que ce soit vice, non seulement de gémir et pleurer, mais aussi de se contrister et d’être tourmentés. Ces opinions sauvages procèdent quasi de gens oisifs, qui s’exerçant plutôt à spéculer qu’à mettre la main à l’œuvre, ne peuvent engendrer autre chose que de telles fantaisies.3 »
Si la mort du Christ nous révèle la dimension totale et définitive de la rédemption, la croix que porte le disciple constitue en quelque sorte le pôle « actuel » de celle-ci. Le ministère terrestre du Fils de Dieu et sa passion en ont été les fondements uniques. Néanmoins, la foi et la vie sous la croix des fidèles en attestent la réalité au cours de leur propre histoire. Le Christ demeure à la fois le pôle objectif et le pôle subjectif de notre salut. Il est le Rédempteur et le Vicaire. En chacun d’entre nous, il est l’Homme nouveau. À aucun moment, notre expérience actuelle ne saurait se détacher de sa personne. Nous sommes modelés, façonnés par celui qui nous habite. Nous avons été sauvés par le Christ « pour nous » (« pro nobis »); mais nous sommes rendus vivants par le Christ « en nous » (« in nobis », voir 2 Co 5.1 et Col 1.27).
Nous soulignions la relation nécessaire entre l’œuvre de réconciliation et notre soumission dans la foi. Si l’Évangile est la puissance de salut pour quiconque croit, l’auteur de la lettre aux Romains avertit :
« Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu : sévérité envers ceux qui sont tombés, et bonté de Dieu envers toi, si tu demeures ferme dans cette bonté; autrement tu seras retranché » (Rm 11.22).
Cet avertissement tient compte de la tension dynamique existant entre l’œuvre accomplie une fois pour toutes par le Christ et l’accomplissement nécessaire de celle-ci en nous. Ce n’est donc qu’un faux problème que de poser la question en termes soit exclusivement objectifs, soit purement subjectifs, quand il s’agit d’expérience chrétienne. À la suite de Calvin, nous sommes persuadés qu’aussi longtemps que le Christ demeure extérieur à nous et que nous demeurons séparés de lui, tout ce qu’il souffrit pour nous aura été vain. Pour nous faire bénéficier des dons qu’il a reçus du Père, il a dû devenir semblable à nous et nous habiter. C’est la raison qui explique pourquoi notre filiation divine actuelle, obtenue grâce aux mérites du Christ du fait qu’il est devenu notre frère aîné, implique que nous portions notre croix. Aucun d’entre nous n’a le droit d’espérer l’héritage du Royaume si au préalable il n’a pas consenti à porter aussi sa croix. La décision de la foi n’est pas un acte instantané et ponctuel. Notre conversion signifie une conversion quotidienne, qui nous rendra conformes au Fils de Dieu.
À moins que le Christ ne demeure en nous et nous en lui, notre expérience du salut n’aura aucune authenticité. Le pôle subjectif du salut ne consiste pas en l’expérience chrétienne de la croix; elle est le fait que nous ayons personnellement pris part à celle-ci. La foi n’est pas seulement une croyance objective ou historique en la croix, mais aussi une participation en elle. Nous sommes appelés à marcher à sa lumière, mais également à la porter. Sauvés de droit (« de jure ») par le sacrifice expiatoire du Sauveur, le salut sera actuel (« de facto ») lorsque nous mènerons une vie de repentance et nous chercherons notre sanctification. S’il est vrai que la passion et la mort du Fils de Dieu ont accompli une fois pour toutes le salut en notre faveur, nous devons néanmoins nous laisser sans cesse asperger par le sang de la croix. Pour que triomphe le Royaume, nous avons à mourir chaque jour à nous-mêmes. Ainsi, « revêtir » le Christ ne veut pas dire autre chose que porter « son joug » et accepter « sa croix ». Aucune part de nous ne sera soustraite. Se décider pour le Christ, qu’est-ce si ce n’est accepter, acquiescer au port en son nom des « petites croix » par amour pour lui et porter jusque dans nos corps la mort du Christ (2 Co 4.10).
Avant de monter sur la croix, le Sauveur invitait ses disciples à boire de la coupe dont il allait boire jusqu’à la lie. Après que nous aurons contemplé la croix, nous aurons aussi à la porter. Au début de ses 95 thèses affichées sur la porte de l’Église de Wittenberg, Luther affirmait que lorsque le Christ nous appelle à lui, il demande que notre vie tout entière devienne une vie de pénitence. C’est le fait de porter notre croix qui constitue la frontière entre la souffrance pour le Christ en son nom et les souffrances ou autres jougs que nous impose notre nature pécheresse.
La tribulation dont nous entretient l’Évangile n’a rien de commun avec la tristesse selon le monde qui produit la mort. Vivre sous la croix ou la porter peut revêtir diverses formes. Ce peut être la résistance au mal, la patience dans l’épreuve, le combat à l’heure de la tentation, la persévérance lors de la persécution. Mais, plus qu’un fardeau, elle nous servira surtout de bouclier, nous protégeant contre le péché. En souffrant, nous saurons que nous ne sommes pas des hommes tourmentés par une angoisse existentielle, mais des pécheurs pardonnés et des disciples repentants.
5. Méditer sur la croix←⤒🔗
Porter la croix nous engage également à méditer sur elle. Une telle méditation devient un acte de repentir de notre part. Nous nous savons complices de la crucifixion du Christ. Nous nous découvrons mêlés au rang de tous les coupables.
En méditant sur la croix, nous y prenons part, mais nous prenons également part à la fonction sacerdotale du Christ autant qu’à son office royal. Nous apprenons que la tribulation n’aboutit pas à l’écrasement ni à la mort; car « celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, il la sauvera » (Mc 8.35).
La grâce de Dieu n’est pas bon marché, écrivait Dietrich Bonhoeffer. Pourtant, la croix a d’abord coûté à Dieu; elle a été le prix consenti pour que, jusqu’à la fin des siècles et au-delà, elle puisse demeurer la Bonne Nouvelle du salut pour quiconque croit. C’est la raison pour laquelle la tribulation ne sera jamais le dernier mot de l’expérience chrétienne. Dieu a pris une décision en notre faveur. Il nous a passés sous son jugement en envoyant son Fils, notre substitut. L’Église qui se place sous la croix deviendra l’Église triomphante. Pour l’heure, bien que chargée de sa croix, elle est l’Épouse, déjà sans tache ni rides, rachetée par le sang de l’Agneau. La tribulation est donc liée à la patience.
6. La patience←⤒🔗
Dans le vocabulaire biblique, la patience est liée à la persévérance. Les deux termes sont presque interchangeables. Dans un premier sens, l’un comme l’autre signifient rester dans les rangs quand d’autres désertent. Dans un second sens, ils dénotent l’endurance et la fermeté, en dépit de tout obstacle. Le mot patience est l’un des favoris du Nouveau Testament. Il est intimement lié à l’espérance. La certitude actuelle acquise se prolonge jusque dans le futur; l’espérance en devient la permanence; la foi en constitue le contenu. Dieu est appelé le Dieu de la patience. Par nature, l’homme est littéralement incapable de souffrir, il est impatient et réfractaire à toute idée de supporter la moindre souffrance. L’Évangile ramène toutefois nos pensées vers Dieu et vers sa patience.
La patience de Dieu a pris corps, elle a revêtu un visage et elle s’est appelée Jésus-Christ. Les promesses miséricordieuses contenues dans l’Écriture, les jugements laissés en suspens, toute la condamnation claire et fulgurante qui a jalonné le long chemin de la patience de Dieu, tout cela a abouti à Jésus-Christ. Toute patience dérive d’elle. Elle n’est pas une attitude stoïque ou un comportement héroïque, une manifestation de courage exceptionnel, une vertu ou un effort déployés par le croyant. Une telle attitude fait nécessairement et volontairement l’économie de toute consolation divine. Elle s’en prive tragiquement. La patience dont la source se trouve en Dieu aboutit sans faute à l’espérance. Elle lève les yeux vers l’horizon, vers celui dont le secours l’atteindra au moment opportun. Active, elle n’attend pas passivement que cesse l’orage, mais plutôt que Dieu apparaisse enfin au milieu de la tempête.
« Racine de tous les biens, mère de piété, fruit qui ne se dessèche jamais, forteresse imprenable, havre et abri », écrivait à son sujet Jean Chrysostome.
« Ni les flots, ni la violence des hommes, ni la puissance du malin ne sauraient l’atteindre. Elle est le don qui permet aux disciples de se maintenir debout, qui transforme l’épreuve en gloire, qui perçoit d’avance l’objectif à atteindre et avec réalisme mesure le chemin à parcourir. Elle aussi est le fruit de l’Esprit. Ses branches s’étendent autour de la croix de Jésus-Christ. Elle devrait être le bien de tout enfant de Dieu.4 »
Même lorsque nous portons la croix, nous sommes souvent anxieux. Nous n’avons à son égard qu’aversion. Alors, nos souffrances deviennent le marécage dans lequel se déversent nos vaines amertumes. L’épître aux Hébreux a été adressée à des communautés qui semblaient avoir perdu leur premier amour. En présence du péril menaçant, elles étaient prêtes à abandonner la foi. L’auteur apostolique les invite à réintégrer les rangs, à persévérer en Jésus, pour demeurer toujours au bénéfice de sa passion. Les chrétiens « hébreux » étaient contaminés par l’apostasie. Pourtant, Dieu ne se repent pas de ses appels, affirme l’auteur. On peut se fier à sa parole et lui accorder tout le crédit qui lui est dû. Tout fidèle a la possibilité de persévérer s’il se fonde sur les promesses divines. Mais Dieu ne préserve personne de manière automatique. N’est-il pas un feu dévorant, celui dont on ne saurait se moquer impunément ni s’en détourner lorsqu’on a été converti?
Avertissement solennel auquel vient s’ajouter celui du chapitre 6 déjà évoqué. Quiconque a fait naufrage quant à la foi ne peut revenir en arrière. Nous reconnaissons l’importance de la doctrine de l’assurance du salut, mais ce passage ne s’applique pas, comme nous le notions plus haut, aux véritables régénérés. Néanmoins, ici comme ailleurs, le signal d’alarme a été tiré. Il annonce la proximité d’une zone dangereuse qui traverse les rangs de tous les chrétiens sans exception. À la moindre inattention, le risque de franchir la ligne de démarcation devient réel, et alors c’est le point de non-retour.
Ce texte si redoutable, source de nombreux malentendus, n’est pourtant qu’une admirable page d’exhortation et de consolation. L’essentiel consiste à nous rappeler que le salut n’opère pas de manière automatique. Hors la persévérance point de salut, dirons-nous en paraphrasant une célèbre formule. De même, il n’existe pas de foi qui ne soit accompagnée par le repentir. Certes, l’endurcissement n’est pas un phénomène aisément discernable. Il faut une très grande sagesse et beaucoup de prudence avant de se prononcer sur le péché impardonnable. Encore faut-il que l’Église exerce ses jugements dans un esprit pastoral, en vue d’exercer la discipline spirituelle dont elle est chargée et qu’elle amène le fautif à la reconnaissance de sa faute. Dieu seul est le juge infaillible, sa Parole est une épée à deux tranchants qui divise l’âme et les pensées et met à découvert la réalité profonde de tout homme.
Pour que la certitude du salut puisse se renouveler, il est indispensable de demeurer dans une communion constante avec l’objet du salut, Jésus-Christ. La certitude du salut est une conséquence normale de notre persévérance dans la foi. Les fruits de l’Esprit sont la charité, le zèle et la repentance. De tels fruits témoignent de notre persévérance sous la croix. L’Écriture décrit avec soin la chute morale et spirituelle retentissante d’hommes qui avaient pourtant professé une foi réelle. Mais en plus de l’exhortation, à vrai dire extrêmement grave qui conclut, « efforcez-vous d’entrer dans le repos préparé », elle annonce aussi la consolation. Celle-ci est l’autre volet et l’accompagne fidèlement depuis déjà l’Ancien Testament. « Quand les montagnes s’ébranleraient et les collines chancelleraient, mon amour pour toi ne s’éloignera pas et mon alliance de paix ne chancellera pas dit le Seigneur » (És 54.10).
Au regard de Dieu, ce n’est pas tant la perfection de notre œuvre qui importe, mais notre conformité et notre désir de conformité à la stature parfaite du Christ. Notre humble persévérance nous rend disponibles à l’action de l’Esprit. Nous n’accomplirons jamais, à aucune des étapes que nous franchirons, des « sprints » spectaculaires. Toutefois, nous sommes assurés que si les adolescents se fatiguent, ceux qui espèrent dans le Seigneur renouvellent leur force. Cette assurance nous mettra en garde contre la recherche d’une technique de persévérance. Il suffit de nous rappeler la parole du Christ : « Vous êtes ceux qui avez persévéré avec moi dans toutes mes tribulations » (Lc 22.28). Il serait bien présomptueux de notre part de prédire l’avenir. Notre action, même la plus grande, a ses limites. Pourtant, nous le saurons chaque fois; la situation de détresse ne sera jamais la dernière situation. Dieu se trouve des deux côtés du chemin. Il se place aux deux extrémités de notre route. Tandis qu’il nous attend, il nous accompagne aussi, d’une manière mystérieuse, mais certaine. Le chemin sur lequel nous persévérons n’est autre que la voie appelée Jésus-Christ. Chemin à vrai dire paradoxal, car il n’est pas le simple tracé d’un parcours statique, mais voie dynamique, puisque le bon Berger est celui qui nous transporte et nous emporte vers notre destination finale. Pourquoi nous alarmer? Pourquoi nous replier sur des positions de retraite? Nous pourrons persévérer. Le voyage du pèlerin n’est pas une aventure aveugle. Il a un terme. Il aboutit à sa destination finale, à la Cité même de Dieu.
Dans l’une de ses saisissantes allégories sur l’expérience chrétienne5, John Bunyan décrit la grande et pénible appréhension éprouvée par l’Hésitant à l’approche du grand fleuve redoutable qu’il devra bientôt traverser. Il a presque atteint le terme de son voyage. Et à présent, lorsqu’il est une fois encore en proie à la plus grande panique, la grâce accomplit en sa faveur le miracle inespéré : jamais fleuve, explique l’auteur, aussi puissant et flots aussi mugissants n’ont été soudain transformés en ruisseau paisible et rassurant; à l’instant même où le Pèlerin y trempe son pied, il peut traverser ce qui un instant avant était un fleuve menaçant!
Des signes ordinaires, les moyens de grâce, tels que la Bible, la prière, le culte communautaire, le baptême et la cène nous sont donnés afin d’encourager notre persévérance et de tenir à chaque moment nos esprits éveillés.
Qu’aucune tribulation ne nous arrête et n’empêche notre marche dans la foi. La fin est proche. Celui qui a commencé une bonne œuvre en nous reste fidèle. Il la rendra parfaite. Actuellement, nous marchons comme Israël dans le désert. Cependant, nous sommes conduits par la colonne de feu et celle de la nuée, par l’Esprit et par la Parole. La manne descendue du ciel n’est autre que la Parole devenue chair, le Pain de vie qui nous nourrit, le Fils de Dieu dont la chair a été offerte pour faire revivre nos corps mortels.
Notre persévérance ne sera pas marquée uniquement par la tribulation ou le repentir. La victoire est acquise. Par la foi, nous sommes déjà transportés dans les lieux célestes. Si nous traversons la vallée de l’ombre de la mort, nous avançons sûrement vers la montagne de Sion. Ceci n’est pas une simple ascèse ou mortification sans qu’il y ait aussi vivification de notre personne, renouvellement de l’intelligence, conformité au modèle déposé une fois pour toutes. Nous connaîtrons des moments d’aridité. Souvenons-nous de l’exemple de celui que nous sommes appelés à imiter. Il est présenté en quelque sorte devant nos yeux comme le modèle de notre foi. Comme tel, il a vécu une expérience, il a supporté le défi inévitable. En réalité, les moments les plus solitaires sont ceux où la présence du bon Berger nous rassure le plus.
Plus nous avancerons dans la foi, plus nous ferons l’expérience du tâtonnement dans la nuit. Nous ne possédons la victoire qu’en espérance seulement, nous y tendons sans cesse, celle-ci nous paraît lointaine. Dans la marche, lors d’incessants combats spirituels, la certitude et l’incertitude s’entremêleront. Soyons sur nos gardes; une chose est d’admettre la difficulté de croire, autre chose de douter. Que personne ne prenne prétexte de la difficulté de croire pour semer en nous le doute. Ceux qui le sèment, ceux qui l’entretiennent et le cultivent seront responsables de la perdition des faibles. Ils auront tendu des embûches et auront fait tomber dans le fossé celui qui marche en tâtonnant. Il est dit dans l’Écriture que si quelqu’un creuse un puits, ouvre une citerne et ne les recouvre pas, et si le bœuf du voisin vient à tomber dans la citerne, il fera réparation, car il aura été responsable d’un grave accident. Celui qui soulève un doute sur les choses qui concernent la foi est comme celui qui ne recouvre pas la citerne et fait tomber dans le doute un frère.
C’est par la foi que nous marchons et non par la vue. Nous restons toujours pécheurs, mais aussi toujours justifiés. Nous sommes en route, non encore parvenus; malades, pourtant en voie de guérison. L’âge nouveau a déjà fait irruption dans notre histoire, la nuit est en train de céder le pas. La lumière, quoique pour l’heure encore voilée par les nuages de l’ignorance et du péché, nous éclaire, comme la colonne de feu et de nuée devant Israël. Elle nous conduit vers notre destination certaine. Lorsqu’enfin nous aurons vu Dieu face à face, notre marche sous la croix cessera définitivement.
7. En avant←⤒🔗
Si noble soit-elle, l’expérience chrétienne n’a pas son terme sur la terre. Elle est même étrangère aux conditions de ce bas monde qu’elle ne conçoit qu’en fonction de sa consommation et de son lieu véritable, le ciel. Lorsqu’on se convertit, c’est à la fois pour servir le Dieu vivant et véritable et attendre des cieux son Fils, mener une vie digne de Dieu qui nous appelle à son Royaume et à sa gloire. Ce serait par conséquent une duperie si la mort était la fin de tout; davantage encore, ce serait un non-sens ou une autre religion : la foi aussi bien que l’expérience vécue qu’elle inspire ayant tout ensemble leur point d’appui et leur raison d’être dans cette réalisation plénière de la vie céleste (1 Co 15.19,29-32).
Le lien établi par la foi entre la terre et le ciel, entre aujourd’hui et demain, est si fort que notre expérience chrétienne, loin d’avoir valeur en elle-même, se déploie dans cette perspective glorieuse. Il s’agit de rester pur et sans reproche pour le jour du Christ. Le salut inauguré ne sera défini que si l’on se garde du mal et si l’on persévère dans le bien; autrement, on aurait cru en vain. Par ailleurs, le passage de la terre à l’au-delà ne s’effectue point sans une comparution devant le tribunal du Christ ou de Dieu souverain Juge. Chaque conscience sera mise à nu, ses intentions secrètes dévoilées, ses actions sanctionnées (Rm 2.6-8; 2 Co 5.10; 2 Tm 4.1,14).
Cette certitude de la comparution devant le tribunal du Christ ne peut pas ne pas peser d’un grand poids dans les décisions de tout homme qui aspire à la béatitude. Cette rétribution infaillible inspire de la crainte aux méchants, renforce l’espérance des justes, stimule le courage des nonchalants. Ainsi, l’homme chrétien est aussi de prudence la plus saine, qui lui impose de tenir compte de son intérêt bien compris. Constamment, il lui est rappelé l’enjeu de sa fidélité. Ce n’est pas qu’il envisage la vie sur terre à la manière de ceux qui la tiennent comme un temps d’épreuve préalable au terme duquel on subirait un examen; sa conception de la vie est trop haute, elle est déjà céleste à trop de titres, mais il met en œuvre un principe de justice et plus profondément une loi de nature, qui exige que l’on fasse honneur au don de Dieu. Il multiplie les métaphores : l’ouvrier doit gagner son salaire; le coureur doit s’entraîner pour gagner le prix; le soldat doit combattre pour obtenir la victoire; et surtout, l’arbre doit porter du fruit; la moisson est proportionnée aux semailles.
On pourrait s’étonner de la répétition des menaces et des promesses contenues dans nombre de passages du Nouveau Testament qui ont trait à la reddition des comptes. Les saints n’existent-ils pas dans le Christ, ne croient-ils pas à l’amour indéfectible de Dieu? Mais ce serait oublier les deux axes fondamentaux de la vérité révélée. Tout d’abord, Dieu est Maître. S’il donne le salut par pure grâce, il est en droit d’imposer obéissance, fidélité, persévérance; exigences nulles si elles ne sont pas sanctionnées. Un Dieu saint ne peut appeler à vivre dans sa communion que des « saints ». L’immensité et la générosité divine ont comme corollaire la rigueur de ses exigences.
Le second axe est la liberté de l’homme, par conséquent sa responsabilité. À toute grandeur correspond une obligation. Si l’homme est vraiment maître de sa vie et de ses choix, il peut les orienter vers le bien et le mal, et puisqu’il demeure tenté, devant résister aux sollicitations de la chair, n’est-ce pas une miséricorde que de favoriser ses élections et prédilections par l’espérance d’une récompense et la crainte d’un châtiment? Or, la vie chrétienne est mouvement et croissance, de l’état d’enfance à la maturité, du départ de la pérégrination jusqu’à son terme, des premières fondations d’un édifice jusqu’à l’achèvement de la construction, d’une semence à la récolte. Que d’occasions de se reprendre, de dévier et de fléchir! De toute façon, le monde présent demeure et demeurera jusqu’à la fin des temps celui de la souffrance et de la mort. Il est impossible à une âme quelque peu délicate d’y vivre sans aspirer à la délivrance de tant de maux. Mais qu’on médite encore sur l’un des passages les plus émouvants de la lettre aux Romains.
« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise, avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de notre corps. Car c’est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l’espérance qu’on voit n’est plus espérance : ce qu’on voit, peut-on l’espérer encore? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance » (Rm 8.19-25).
Si l’on songe que la foi est non seulement la conviction des réalités invisibles, mais la possession anticipée et la garantie des biens qu’on espère, on saisit la continuité et l’unité de la vie sur terre et au ciel. Le croyant ne peut pas ne pas retrouver son Père; greffé sur le Christ et vivant en lui, il ne peut pas ne pas le contempler dans la gloire; sous l’emprise immanente du Saint-Esprit, il sera assez spirituel pour prendre place au foyer divin. Citoyen d’honneur de la patrie céleste et jouissant de ses privilèges dès ici-bas, le chrétien se fixera enfin définitivement dans cette cité. En d’autres termes, il ne s’agit point d’un bonheur quelconque, d’un repos ou d’une récompense accordée à la vertu, aux mérites, ni même d’une façon abstraite d’une mutation de la grâce en gloire, mais très précisément de vivre en la présence aimée et bienheureuse de la sainte Trinité. Il est donc animé par l’espérance immense de la rencontre avec celui qui l’a aimé et s’est donné lui-même et à qui il appartient dans son corps et son âme, dans la vie comme dans la mort. Le chrétien ne vit pas seulement de sa foi au ressuscité, mais encore de sa certitude de le rencontrer. Il a la conviction de le voir et de vivre éternellement avec lui.
Toute son attitude ne peut être que tendue en avant. Il se définit comme le serviteur vigilant qui attend et aime la manifestation du Seigneur. Il compte même les jours. Il est impatient, il sait que le jour approche, l’aurore luit, le Seigneur se rapproche, il vient, il arrive, « Maran atha ». Et comme il ne reste que peu de temps pour faire le bien, il faut l’accomplir avec courage et ferveur. Sa vie en est illuminée, facilitée aussi. Il est sûr qu’il est près d’aboutir. Il entend l’apôtre.
« Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu. Affectionnez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Christ en Dieu. Quand Christ, notre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire » (Col 3.1-4).
Dans cette attente, il peut aussi prier avec la poétesse chrétienne :
« Guide nos pas, Seigneur, et protège sans cesse
tes enfants, pèlerins aux sentiers d’ici-bas.
Le but est devant nous, dressé par ta sagesse
Objet de nos désirs, Seigneur, guide nos pas.
Le danger du sommeil, la fatigue et l’usure
Subtils et menaçants, guettent notre être entier,
Nous opposons ta vie et ta Parole sûre
À l’ennemi, ton bras à ses coups mortels.
Notre but c’est toi-même et c’est aussi ton règne
Ô Dieu! Que ta clarté s’allume dans nos cœurs.
Que ton nom retentisse en tous lieux, qu’on le craigne
Que ta croix se signale en actes rédempteurs.
Guide nos pas, Seigneur, dans cette heure assombrie
Où l’homme tente en vain d’édifier sans toi
De force en force, par ta puissance infinie
Fais-nous marcher dans le triomphe de la foi.6 »
Notes
1. D. Bonhoeffer, Le prix de la grâce, Labor et Fides.
2. J. Calvin, Institution, III.8.1-2.
3. J. Calvin, Institution, III.8.7-9.
4. Abraham Kuyper, Practice of Godliness, Eerdmans.
5. J. Bunyan, Le voyage du Pèlerin.
6. Henriette Meyrat.