Marc 6 - La multiplication des pains - Signe du Pain céleste
Marc 6 - La multiplication des pains - Signe du Pain céleste
« Les apôtres se rassemblèrent auprès de Jésus et lui racontèrent tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné. Il leur dit : Venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu. Car beaucoup de personnes allaient et venaient, et ils n’avaient pas même le temps de manger. Ils partirent donc dans la barque pour aller à l’écart dans un lieu désert. Plusieurs les virent s’en aller et les reconnurent, et de toutes les villes on accourut à pied et on les devança là où ils se rendaient. Quand il sortit de la barque, Jésus vit une grande foule et en eut compassion, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger; et il se mit à leur donner de nombreux enseignements. Comme l’heure était déjà avancée, ses disciples s’approchèrent de lui et dirent : Ce lieu est désert et l’heure est déjà avancée; renvoie-les, afin qu’ils aillent dans les campagnes et dans les villages des environs, pour s’acheter de quoi manger. Jésus leur répondit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Mais ils lui dirent : Irons-nous acheter des pains pour deux cents deniers et leur donnerons-nous à manger? Et il leur répondit : Combien avez-vous de pains? Allez voir. Ils s’en informèrent et répondirent : Cinq, et deux poissons. Alors il leur commanda de les faire tous asseoir en groupes sur l’herbe verte, et ils s’assirent par rangées de cent et de cinquante. Il prit les cinq pains et les deux poissons, leva les yeux vers le ciel et prononça la bénédiction. Puis il rompit les pains et les donna aux disciples, pour les distribuer à la foule. Il partagea aussi les deux poissons entre tous. Tous mangèrent et furent rassasiés, et l’on emporta douze paniers pleins de morceaux de pain et de ce qui restait des poissons. Ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille hommes. »
Marc 6.30-44
Voir Matthieu 14.13-21; Luc 9.10-17; Jean 6.1-15
1. Une nourriture terrestre⤒🔗
L’événement qui est raconté dans cette histoire a profondément ému les témoins; les traces s’en sont imprimées dans leur mémoire de façon indélébile. Autrement, il n’aurait pas été rapporté aussi bien par l’Évangile selon Jean que par les trois premiers évangélistes. De surcroît, un miracle semblable est également raconté par Marc et par Matthieu (Mt 15.29-39; Mc 8). Certains commentateurs y voient un doublet, seconde narration du même événement; il s’agit pourtant de deux événements différents (voir Mc 8.19-21). On peut soutenir sans hésiter que l’Église primitive avait attaché une grande importance à ce fait. C’est l’un des rares épisodes du ministère de Jésus qui soit rapporté par les quatre Évangiles.
En voici les circonstances : les disciples de Jésus reviennent de leur voyage missionnaire. Jean-Baptiste vient d’être exécuté. Tout le pays est en effervescence, et les gens affluent de toutes parts. Jésus veut accorder aux siens un peu de repos et il traverse le lac pour gagner un endroit isolé. Il sent le besoin de la solitude et de la prière au moment où le martyre du précurseur lui présage sa propre mort. Mais la foule longe la rive à pied et arrive à destination avant le bateau, à la poursuite de son héros.
Jésus, conscient qu’il ne s’appartient pas, se donne une fois de plus à la tâche de berger de ce peuple, plein de compassion pour cette multitude qui est « comme un troupeau sans berger » et se met à leur prêcher. Malgré sa fatigue et bien que ces gens troublent sa retraite, « il ne met pas dehors celui qui vient à lui » (Jn 6.37). Il ne renverra pas à vide ceux qui ont soif de sa Parole.
Le souci des disciples est raisonnable : faute de nourriture, la foule risque de souffrir. Mais ils ont tort de penser que Jésus, dans l’ardeur de sa prédication, tient pour négligeable la nourriture des corps. Certes, « une seule chose est nécessaire » (Lc 10.42); mais le Père céleste sait qu’il nous faut manger et boire (Mt 6.32), et Jésus n’a nul besoin qu’on le lui rappelle. Lorsqu’au désert il opposait à Satan la citation de l’Ancien Testament : « l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4.4), il faisait allusion à la manne dont Dieu nourrit corporellement les Israélites. C’est pourquoi Jésus va nourrir la foule.
Ainsi, le Seigneur ne demeure pas impassible devant les besoins physiques et matériels — réels et pressants, hélas! — depuis ce jour lointain jusqu’à notre époque. Il témoigne de cette infinie compassion qu’il a toujours manifestée envers chacune des souffrances rencontrées sur sa route. Lui qui a créé le pain que nous mangeons, qui fait jaillir du ventre de la terre des sources d’eaux pour nous désaltérer, celui qui a enseigné à ses disciples à prier : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien » (Mt 6.11), comment pourrait-il rester impassible non seulement face à une foule occasionnelle, mais encore face aux milliards d’hommes se mouvant sur la surface de notre planète, en proie à la somme de misères qui les rongent et les anéantissent?
Il était venu pour partager notre condition humaine. Il avait été, lui aussi, tenaillé par la faim, avait souffert de la soif sous le soleil brûlant de la vieille et poussiéreuse Palestine et avait fait l’expérience de ce qui nous tourmente, physiquement et moralement. Il ne s’est pas tenu au-dessus de l’humanité comme un esprit désincarné, détournant son regard loin de nos plaies purulentes et de nos misères profondes; il a communié à nos préoccupations, ressenti dans sa propre personne la morsure de nos anxiétés et témoigné sa compassion et son infinie bonté à cette foule galiléenne, à chacun de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, qui formaient la multitude des cinq milles entassés sur les pentes d’une colline de la vieille Galilée.
Mais aussitôt, il éprouve la foi de ses disciples en leur disant : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6.37). Les disciples, eux, protestent, mais l’ordre de Jésus serait absurde sans qu’il accomplisse un miracle. Mais ce miracle s’accomplit sous une forme très humaine. Ce sont les Douze qui fourniront les quelques aliments que Jésus va multiplier. Ce sont eux qui font ranger la foule en bon ordre; qui recueillent les restes dans douze paniers.
« Jésus exige qu’on lui apporte tout, même si ce tout est aussi négligeable que cinq pains et deux poissons. Et c’est avec ce rien, qui est vraiment le tout des disciples, que Jésus va nourrir la foule. Il ne faut pas que l’Église confonde la charité qui a son fondement dans la grâce de Dieu et qui donne de son nécessaire, avec l’aumône, même largement organisée à l’aide du superflu. Ici, au contraire, c’est le superflu, ce qui vient de la surabondance de la grâce (douze paniers pleins de morceaux), qui est accordé aux disciples pour leur subsistance. »
Tel a été le miracle. Une masse considérable de gens affamés a été rassasiée par Jésus avec peu de provisions. Le récit le dit avec force. Le miracle lui-même n’est pas décrit. Il ne faut en tout cas pas voir dans la bénédiction prononcée par Jésus une sorte de formule magique. Jésus n’a rien fait d’autre que ce que tout père de famille juif pieux faisait avant un repas. Il a prononcé la prière d’actions de grâces : « Loué sois-tu, Seigneur notre Dieu, roi du monde, qui fais pousser le pain de la terre. »
2. Preuve de la providence divine←⤒🔗
Le miracle de la multiplication des pains est en second lieu le signe de la providence de Dieu, qui nourrit ses enfants jour après jour. Bien que Christ ne multiplie pas tous les jours des pains et ne nourrisse pas les hommes sans le travail de leurs mains ni sans le labourage des champs, la leçon de cette histoire s’étend jusqu’à nous.
« Car c’est à cause de notre nonchalance et de notre ingratitude que nous n’apercevons pas le fait que, manifestement, Dieu, par sa bénédiction, multiplie le blé afin qu’il puisse servir à notre nourriture. […] Or le Christ a voulu ici faire savoir aux hommes, que comme toutes choses lui ont été données de la main de Dieu son Père, les aliments desquels nous sommes nourris nous procèdent de sa grâce. »
Le récit de la multiplication des pains enseigne que le Dieu qui a procuré le pain en quelques minutes à la foule, est le même qui nous le procure en quelques semaines ou mois par des voies naturelles. Mais les mains du Seigneur, le Créateur tout-puissant, ont donné à ces hommes leur nourriture avec une promptitude miraculeuse.
Jésus subvient donc aux besoins physiques des hommes; il leur procure le pain quotidien. Le rassasiement des cinq mille montre fortement que la quatrième requête du « Notre Père » est légitime et nécessaire. Dieu n’est pas absent de la réalité quotidienne de notre existence. Cette réalité fait que nous devons manger si nous ne voulons pas mourir de faim; or Dieu ne veut pas que les hommes aient faim. Certes, Jésus n’était pas ce que nous appelons un réformateur social; il n’a pas inventé de système pour remédier à la détresse physique des hommes et suppléer à leur disette. Le récit du rassasiement des cinq mille a un caractère tout à fait occasionnel. Cependant, par ce geste, Jésus a exigé de ses disciples avec une grande insistance que l’Église veille à ce que personne, dans son sein, ne manque de quoi que ce soit.
3. Signe du Pain céleste←⤒🔗
La simple interprétation du souci physique n’épuise toutefois pas le sens de ce récit. La multiplication des pains, comme la sainte Cène, annonce le festin du Royaume de Dieu, où les élus seront rassemblés et rassasiés par les soins de leur Maître glorifié.
Dans le Nouveau Testament, les temps messianiques sont représentés par l’image du repas. On pourrait penser que Jésus célèbre ici par avance ce repas messianique avec la foule qui l’entoure. Et puis, ne rappelle-t-il pas aussi l’institution de la première Cène, lorsque Jésus prit de nouveau du pain, le rompit et le donna à manger?
Ainsi, au point culminant de son activité, Jésus annonce sa mort et, du même coup, il fait participer la foule, par anticipation, à la rédemption qu’elle accomplit. Le message de Jean, sur cette page, est incontestablement orienté dans ce sens, car, dans son Évangile, le récit de la multiplication des pains sert d’introduction au chapitre sur Jésus qui est lui-même le Pain de vie venu du ciel (Jn 6.22-71).
Le rôle des disciples est de ne pas rester inactifs, mais de transmettre au peuple les dons de Jésus. Dans le Royaume de Dieu, les disciples joueront un rôle prépondérant (Mt 19.28). De même aussi, eux et les ministères de l’Église qui leur succéderont transmettront à la communauté le don du Pain descendu du ciel, que la sainte Cène signifie et symbolise avec simplicité, mais aussi de manière dramatique. La parole « donnez-leur vous-même à manger » semble annoncer elle aussi la puissance dont seront revêtus les disciples. Ainsi, le pain terrestre, nécessaire pour notre survie et indispensable pour notre service du Royaume, devient par la décision de Dieu providence et rédemption, le signe et le symbole du repas messianique; la nourriture terrestre annonce le pain céleste, celui qui descend d’en haut.
Ce miracle nous est rapporté de telle manière qu’il nous rappelle le miracle perpétuel que le Christ accomplit au sein de son Église. Au cœur de l’Église, à chaque génération, se déroule un mystère qui la garde constamment vivante et renouvelle sa foi et la vigueur de ses membres. C’est là un miracle que le Christ ressuscité et exalté rend continuellement à son Église; il la fait participer à sa vie céleste, à la vie de la résurrection dans son Royaume. C’est là la merveilleuse vérité proclamée lors de chaque célébration de la Cène. La sainte Cène est le signe du Royaume qui vient et qui est déjà là, au milieu de nous. Le Messie glorieux dont nous attendons l’avènement se présente réellement et spirituellement parmi nous sous les espèces matérielles du pain et du vin. Les sacrements, c’est-à-dire le Baptême et la sainte Cène, sont donc les signes réels et tangibles — ou visibles — de la grâce invisible de notre salut, du Royaume de Dieu, des réalités acquises depuis l’incarnation, la passion, la mort et la résurrection du Fils de Dieu, notre Seigneur.
Notre Sauveur est venu dans le désert aride de nos existences, pour nous nourrir. Il offre l’avant-goût de la gloire du monde à venir. Cette vision de l’avenir glorieux qu’il inaugurera bientôt est dans l’esprit du Christ lorsqu’il donne l’ordre :
« Moi, je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. […] Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. C’est ici le pain qui descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meure pas » (Jn 6.35, 49-50).
Jésus a su que des hommes allaient penser à cela dans un sens uniquement mondain. Mais le miracle et les paroles prononcées par Christ sont l’assurance que, lorsque nous nous assemblons autour de la Table sainte et prenons ensemble le pain et le vin offerts par lui, il est présent au milieu de nous, pour s’offrir avec toutes sa richesse, pour mettre à notre disposition les trésors divins, pour nourrir son peuple affamé ici-bas comme personne d’autre ne pourra jamais le faire.
En tant que disciples et témoins du Christ Seigneur et Sauveur, nous n’oublierons ni ne négligerons les besoins matériels, réels et urgents, de l’heure présente. Mais nous ne le ferons pas au détriment des besoins fondamentaux d’une autre nature et d’une autre dimension que le pain pétri de farine et que l’eau jaillie des sources de la terre. L’un et l’autre sont insuffisants pour apaiser la profonde faim de nos cœurs et pour satisfaire nos aspirations les plus profondes, quoique les plus fortement refoulées. L’homme, chaque homme qui vient dans ce monde avec ses attentes, impatientes ou optimistes, ses anxiétés ou ses naïfs espoirs, dans la disette ou jouissant de l’abondance, ne parviendra pas à trouver lui-même ce qui lui fait si profondément défaut.
Mais Dieu nous tient en haleine. Il permet souvent que nous nous égarions dans des impasses et que nous nous débattions avec des problèmes inextricables. Tel est, me semble-t-il, l’un des aspects de la vérité qu’il y a à découvrir sur les pages de la Bible. Voici l’une des raisons et une explication : Dieu nous laisse en proie à des besoins pressants afin que nous l’implorions : « Donne-nous aujourd’hui notre faim de ce jour, la faim de ta Parole. » Il nous abandonne parfois dans le désert aride et suffocant d’une souffrance sans raison, afin que nous allions étancher notre soif dans les sources d’eaux vives qui coulent de son sein. Il nous fait errer dans la vallée de l’ombre de la mort, afin que nous attendions de son Esprit la résurrection de notre chair mortelle.
Autrement, nous errerons d’une fontaine à l’autre sans trouver la moindre goutte d’eau; toutes les fontaines de la terre n’en produiraient pas assez pour étancher notre soif, inextinguible loin de lui; tous les greniers du monde ne contiendraient pas assez de grain pour apaiser la faim de nos cœurs. Avec du pain et de l’eau, même s’il en existait en surabondance, nous risquerions encore de perdre notre âme si, ingrats ou aveugles, insensés et obstinés dans la révolte, nous nous égarions loin de sa présence gracieuse et libératrice, restauratrice et apaisante. Telle est la cause véritable de toutes les tragédies humaines des hommes sans espérance parce que sans Dieu.
C’est pourquoi, en proclamant l’Évangile, nous appelons celui qui se bâtit un abri précaire à chercher le refuge éternel, solide et permanent. À celui qui s’agite pour un armistice temporaire, nous annonçons la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence. À ceux engagés dans un combat amer et désespéré en vue d’une libération sociale, politique ou économique, nous proclamons la divine rédemption; à celui cherchant un sauvetage, nous annonçons le salut éternel; à ceux qui s’attardent autour de fontaines sans eau, nous ferons savoir que tous les courants d’eaux ne suffiront pas pour apaiser leur soif, et que ceux qui flânent au milieu de lumières vacillantes ne verront jamais leur chemin éclairé. Car l’homme ne vit pas seulement de pain, a déclaré celui qui est le Pain descendu du ciel, mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu, Parole incarnée, éternelle, qui s’adresse et s’offre au monde des humains.