La souffrance, ce qu'en pense le Bouddha?
La souffrance, ce qu'en pense le Bouddha?
Entre l’heure où je rédige ce message, et l’heure où vous en capterez la diffusion, quelques milliers d’enfants de par le monde seront morts de faim ou de malnutrition; d’autres milliers seront brutalisés par leurs propres parents, parfois battus à mort; d’autres encore seront maltraités, ce qui n’est qu’un euphémisme pour dire qu’ils seront violés par des personnes de leur proche entourage! Une fois de plus, la souffrance, celle des innocents, nous hantera, nous choquera, par moments nous révoltera. N’est-il pas alors urgent de méditer et de parler de la souffrance?
Dans cet exposé, nous interrogeons l’un des penseurs les plus célèbres de l’antiquité, dont l’influence s’étend depuis plus de 26 siècles sur une large partie des populations asiatiques ou originaires du sous-continent indien. Son enseignement semble actuellement exercer une fascination exceptionnelle sur les esprits occidentaux en quête, disent-ils, du sens. À la recherche de n’importe quoi, pensons-nous souvent… Est-ce à leur insu qu’ils sont si facilement victimes d’affabulateurs et de marchands d’illusions? Car pourvu qu’on occupe leurs esprits, comme on remplit les estomacs vides avec de la gomme à mâcher, ils sont prêts à avaler n’importe quoi…
C’est du Gautama Bouddha que je voudrais parler et de son interprétation de la souffrance humaine, ainsi que de la solution qu’il a préconisée. Qu’il fût philosophe du vrai ou maître affabulateur du faux, une chose me paraît certaine : il a cherché à pénétrer dans les profondeurs du mystère qu’était à ses yeux la souffrance des humains. Comment s’y est-il pris?
Le vrai nom du Bouddha est Gautama Siddharta. « Bouddha » n’est donc pas son nom, mais son titre; de même que Messie, ou Christ, est le titre de Jésus de Nazareth. Bouddha signifie l’éclairé ou l’illuminé. Il naquit dans un palais princier, où son père le garda sous une particulière surveillance, à l’abri de l’extérieur, en vue de le préparer à sa future accession au trône de souverain. À sa naissance, dit-on, on avait prophétisé qu’il allait devenir soit le plus grand souverain de l’histoire indienne, soit son plus grand mystique.
En dépit des précautions prises par son père pour le protéger contre toute influence extérieure et même de toute connaissance de la réalité, en cherchant à rendre à ses yeux la fonction royale une chose attrayante, le jeune Gautama fut un esprit curieux, avide d’apprendre, à la recherche de la connaissance. Une nuit, ayant soudoyé l’un des serviteurs du palais, il le pria de l’amener à la cité que son père lui avait interdit de visiter. C’est alors que le jeune prince fit la connaissance des quatre visions qui détermineront son existence et constitueront la substance de sa philosophie.
La première fut la vision, ou la vue, d’un homme malade. Son père ne lui avait pas permis dans son palais-prison de connaître la maladie.
— « Pourquoi cet homme tousse-t-il et respire-t-il si péniblement? Pourquoi sa face est-elle rouge? »
— « Il est malade, seigneur Gautama. »
— « Peut-on tomber malade? »
— « Oui, mon seigneur. »
— « Mais pourquoi les gens sont-ils malades et souffrent-ils? »
— « Nul ne le sait, ô seigneur Gautama! »
— « Mais c’est une chose terrible que cela; je veux examiner cette énigme. »
Gautama a passé la nuit à méditer sans résultat, sans pouvoir résoudre l’énigme de la souffrance.
La seconde nuit, lors d’une autre fugue, il eut la seconde vision déprimante; il vit un vieillard. Son père n’avait permis à aucun vieillard de pénétrer au palais.
— « Pourquoi cet homme s’appuie-t-il sur sa canne? Pourquoi sa peau est-elle tellement ridée? »
— « Il est vieux, seigneur Gautama. »
— « Peut-on devenir vieux? »
— « Oui, mon seigneur, vous aussi vieillirez un jour. »
— « Mais pourquoi les gens vieillissent-ils? »
— « Nul ne le sait, ô seigneur Gautama. »
— « Mais c’est une chose bien terrible que de vieillir. Je veux chercher à comprendre la cause de cette énigme. »
Ainsi Gautama passa une autre nuit dans la médiation sans de nouveau parvenir à résoudre l’énigme.
La troisième nuit, ce fut une nouvelle vision déprimante qui le troubla. Pour la première fois, il vit un homme mort. Jamais il n’en avait vu auparavant. En cette personne étendue, il n’y avait ni mouvement ni souffle, point de vie.
— « Pourquoi cet homme s’est-il étendu sans bouger? », demanda-t-il.
— « Il est mort, mon seigneur », fut la réponse brutale.
— « Peut-on donc mourir? »
— « Bien sûr, mon seigneur; tous les hommes mourront. La seule certitude de la vie consiste à savoir qu’un jour nous mourrons tous. »
— « Mais pourquoi? Pourquoi devons-nous souffrir, vieillir et mourir? »
— « Nul ne le sait, mon prince. »
— « Terrible, cela est terrible, je dois résoudre cette énigme-là », décida le jeune Gautama.
La troisième nuit consacrée à la méditation n’apporta pas davantage de résultats que les précédentes.
La quatrième nuit, une quatrième énigme se présenta à sa vision. Il rencontra un sannyasin, c’est-à-dire un vieil hindou mystique et saint homme, qui avait renoncé au monde et cherchait à purifier son âme et à trouver la sagesse. Un vieillard avec une longue robe et une escarcelle pour mendier.
— « Pourquoi cela? », s’enquit-il de nouveau.
— « C’est un sannyasin », fut la réponse.
— « Qu’est-ce qu’un sannyasin? »
— « C’est celui qui a renoncé à toute possession mondaine. »
— « Mais pourquoi faut-il y renoncer? »
— « Pour devenir un sage. »
— « Qu’est-ce donc que de devenir sage? », demande le jeune prince.
— « C’est afin de comprendre les grands mystères du monde et de l’existence. »
— « Mais quels sont ces mystères? »
— « Ce sont les mystères de la souffrance, de la vieillesse et de la mort. »
— « Alors je veux devenir un sannyasin », dit Gautama.
Ainsi il renonça à sa noblesse, à son palais princier et devint un sannyasin. Hélas!, sa vie d’ascète ne le rendit pas plus sage que son ancienne existence princière, et après des années d’infructueuses quêtes, il décida d’opter pour la voie moyenne. Il décida qu’il se nourrirait tout juste des aliments nécessaires et qu’il n’aurait pas plus de sommeil et de confort strictement indispensables; rien de plus ni de moins. Il n’allait pas offrir du plaisir à son corps, mais il n’allait pas davantage le torturer. Puis, pour la première fois après de longues années de renoncement ascétique, il s’offrit un repas décent. Mais cela lui aliéna les autres sannyasins. Cinq seulement d’entre eux s’attachèrent au maître et devinrent ses premiers disciples. Il s’assit sous un arbre, l’arbre sacré appelé Bo, ou bien Bodhi, dans la position du lotus, décidé à ne pas se lever jusqu’à ce qu’il ait résolu l’énigme.
Lorsqu’il se leva, il déclara : « Je suis Bouddha », et ensuite énonça les quatre nobles vérités. Ces quatre nobles vérités constituent la substance entière du bouddhisme. Lorsqu’un disciple exigeait une réponse pour les autres grandes questions, Bouddha réprimandait : seules les quatre nobles vérités sont nécessaires; ce sont :
1. La vie est souffrance (« dukkha », le mot signifiant un os, ou un axe sur son socle, brisé, aliéné de lui-même). Nous sommes nés dans la souffrance, nous vivons dans la souffrance, nous mourrons dans la souffrance. Avoir ce que tu souhaites, ne pas l’avoir eu et ne pas posséder ce que tu souhaites avoir, tout cela n’est que souffrance.
2. La cause de la souffrance (ici, le Bouddha lit finalement son énigme) est le désir (« tamas »), la convoitise, l’égocentrisme. Le désir crée un abîme entre soi-même et la satisfaction, l’abîme c’est la souffrance.
3. Le moyen de terminer la souffrance c’est de mettre fin au désir. Le nirvana (qui signifie l’extinction) est cet état-là. Ôtez le désir et vous éloignez la cause produisant l’effet. Le monde cherche à combler l’abîme creusé entre le désir et la satisfaction, en accroissant la satisfaction, sans pourtant y parvenir. Le Bouddha, lui, choisit la voie opposée; il décroît le désir jusqu’au degré zéro.
4. Enfin, on parviendra à mettre fin au désir par les huit voies nobles de la réduction de soi. La vie est divisée en huit aspects, et en chacun de ceux-ci le disciple pratiquera un relâchement graduel, par la simplification et la purification. La tâche est totale et elle est à vie; tout devra se ramener au service de la réduction et du décroissement du désir par amour du nirvana, c’est-à-dire en vue de l’élimination de la souffrance.
Je ne suis pas bouddhiste et j’espère que mes lecteurs s’en sont rendu compte! Je ne puis donc m’empêcher de tenir le nirvana pour une pratique équivalente de l’euthanasie spirituelle, tuant le patient pour le délivrer de son mal et de son moi! Pour guérir la maladie, c’est-à-dire l’égocentrisme, le bouddhisme doit éliminer le moi, le je qui hait et qui souffre, certes, mais, simultanément, il annihile le moi qui est aussi capable d’aimer.
La compassion (« karuna ») constitue l’une des grandes vertus bouddhistes, mais pas l’amour (« agapè »). Le Bouddha semble totalement étranger à l’amour désintéressé, à la volonté altruiste, à la passion non centrée en soi; au moi désintéressé de son moi! Certes, j’admire Bouddha dans sa tentative de lire et de déchiffrer les énigmes qui ne sont certes pas, même pour lui, des petites et simples devinettes; son programme philosophique consiste à chercher la transformation de la nature humaine. Nul autre que Jésus, le Christ, n’a eu cette audace radicale. Mais Jésus se plaça, se planta, faudrait-il dire, au cœur du problème de la souffrance, en apportant une solution radicalement différente de celle du Bouddha et des autres penseurs, guides de l’humanité.
Je citerai une objection, parmi les plus célèbres qui soient et qui nous vient des pages des Frères Karamazoff, de Fiodor Dostoïevski. C’est un argument à vrai dire des plus fort, des plus terribles même, dans la bouche du personnage athée qu’est Ivan Karamazoff s’adressant à son frère Aliocha et le prenant à témoin des souffrances d’une fillette, innocente victime. La page vous est peut-être familière, permettez-moi de la résumer. C’est une histoire d’horreur.
« Cette pauvre enfant de cinq ans était soumise à toutes les tortures possibles de la part de ses propres parents. Ils l’ont battue, étrillée, rossée de coups de pieds sans raison, jusqu’à ce que son corps soit brisé. D’autres tortures plus raffinées ont suivi, d’une cruauté inimaginable… Et c’est sa mère, sa propre mère qui lui infligeait tout cela. Cette mère, elle, pouvait dormir, en entendant les gémissements de son enfant! Peux-tu comprendre pourquoi une petite créature qui ne peut même pas comprendre ce qui lui est fait, peut laisser son petit cœur souffrant battre et sa minuscule main dans la nuit, pleurer avec des larmes et implorer un bon Dieu de la secourir? Le comprends-tu, ami et frère, toi, le pieux et humble novice? Sais-tu pourquoi une telle infamie existe et est tolérée? »
Plus loin, anticipant déjà, mais rejetant aussi d’avance l’une des réponses traditionnelles données au problème du mal, celle qui déclare la solidarité dans le péché originel, puis au salut, l’expiation vicariale, Ivan poursuit :
« Écoute, si tous doivent souffrir pour payer pour l’harmonie éternelle, qu’est-ce que les enfants ont à faire dans cela, dis-le-moi s’il te plaît. C’est au-delà de toute compréhension; pourquoi doivent-ils souffrir et payer pour cette harmonie? Pourquoi fournir le matériel pour enrichir le sol d’une future harmonie? Je comprends la solidarité dans le péché des adultes. Je comprends la solidarité dans la rétribution; mais il ne peut exister de telle solidarité chez les enfants. Et si cela est réellement vrai qu’ils doivent partager la responsabilité pour la faute de leur père, une telle vérité n’est pas de ce monde et est au-delà de ma compréhension. Dis-moi, je te défie, réponds. Imagine qu’on veut créer une fabrique de destinées humaines avec pour objectif de rendre les hommes plus heureux à la fin, leur accordant la paix et le repos, mais qu’il fût indispensable et inévitable de torturer à mort seulement une toute petite créature, ce petit enfant frappant sa poitrine avec son poignet, par exemple... consentirais-tu, dans de telles conditions, d’en être l’architecte? Dis-moi la vérité. Je refuse Dieu. »
Voilà ce que dira Ivan à Aliocha, et ils sont nombreux ceux qui crachent à la face de Dieu pour les mêmes raisons. Comment une mère peut-elle croire et se confier à un Dieu qui permet que son bébé meure?
Nous n’avons pas beaucoup avancé depuis Ivan Karamazoff; les modernes n’ont pas d’autres arguments, ou prétextes, que ceux que Dostoïeski a placés dans la bouche des sans Dieu. Où donc est Dieu? Que fait-il devant la souffrance des innocents?
Et quelle est la réponse des chrétiens? Celle de la Bible, qui nous sert de guide et d’éclairage, certes, mais par moments avec des lueurs qui nous semblent bien pâles? Pourtant, nous croyons que Dieu est Dieu, qu’il est présent, qu’il s’occupe du mal, qu’il est témoin de la souffrance et prend même part aux épreuves de nous autres humains. Telle est notre conviction; mais je vous accorde que cela relève d’un défi à la raison et à la logique humaines. Mais nous ne sommes pas sauvés par la logique ni par notre raison; nous sommes sauvés par grâce, au moyen de la foi en Christ, l’homme de douleur, le divin Sauveur, le Fils de Dieu notre Seigneur.
Nous parlerons encore de la souffrance, mais à la lueur de telles convictions. Cependant, même nous qui croyons, nous ne sommes pas à l’abri du mal ni immunisés contre lui, et nos larmes de croyants se mêlent aussi à ces amères gouttes de pluie qui viennent arroser notre sol battu et torturé par toutes sortes de maux…
Pourtant, à l’horizon de notre monde brisé, torturé, rongé par le mal, moribond, une lumière continue à briller; celle des promesses d’en haut : Dieu renouvellera notre monde et sa création, en l’arrachant à ses malédictions; toutes les injustices seront réparées, toutes les tortures guéries. Il n’y aura pas de vieillard décrépit, ni de malades se tordant de douleur, ni d’enfants battus, ni de fillettes sans défense violées. Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean affirme que Dieu « essuiera toutes larmes de leurs yeux » (Ap 21.4).