Apologétique (7) - Le motif fondamental de la pensée chrétienne
Apologétique (7) - Le motif fondamental de la pensée chrétienne
Quel sera le motif fondamental de la pensée chrétienne? Avec Herman Dooyeweerd, nous parlerons de création, de chute et de rédemption (pour notre part, nous emploierons aussi les termes grecs équivalents de ktisiologique, ptosiologique et sotériologique).
1. La création⤒🔗
Nous avons signalé que la pensée grecque ignorait la notion de création. Le motif chrétien de la création est l’antithèse directe du motif païen de la forme et de la matière, principe protologique. Dans la création, rien ne se juxtapose ou ne se dresse contre Dieu. Lui seul est le principe d’origine. Il crée l’homme à son image, en tant que personne, non comme une chose. Avant la chute, l’homme restait dans une communion étroite avec Dieu et à son service. Ce lien étroit et intime était centré au plus profond de l’homme, dans son cœur qui est la racine religieuse ou le centre et le moteur « religieux » de son existence. Le service était exprimé dans tous les aspects et tous les problèmes de la vie. L’homme se soumettait à la nature au sens biblique du terme. Par sa culture, l’homme est appelé à développer et à porter les fruits des pouvoirs latents et des possibilités de la création qui attendent de s’ouvrir pour la gloire de Dieu et le bien de l’humanité. Dans la pensée chrétienne conséquente, on ne parlera donc pas du point d’Archimède, mais de « l’archè » (le commencement), « d’archéologie chrétienne », au sens de début ou de « proton ». Il faut reconnaître l’irréductible différence entre « l’archè » chrétien et le point d’Archimède. Si nous commencions par ce dernier, la vision du monde serait toute autre que celle fournie par le premier. Dans le premier, le monde cesse d’être autonome et autarcique. Or celui-ci est un monde créé et dépendant.
Par delà lui-même, le cosmos-création reflète « l’archè », l’origine, Dieu. Le fait de la création offre ainsi le sens. Le sens est caractéristique de la pensée biblique et chrétienne de Dooyeweerd. Si, par exemple, nous nous adressions à Emmanuel Kant, nous pourrions identifier l’antithèse infranchissable entre philosophie chrétienne et non-chrétienne au sujet de « l’archè » du monde. Selon Kant, les choses en soi existent en dehors même de notre connaissance et nous ne connaissons littéralement rien à leur sujet. Même cette concession contredit l’affirmation de « rien ». Nous connaissons qu’ils fournissent la matière première par laquelle l’esprit humain construit le cosmos. Les formes de catégories de l’esprit humain avec intuition constituent l’ensemble du monde connaissable. La catégorie de causalité suggère cause et effet dans le cosmos. La catégorie de la substance nous rend capables de percevoir les objets de sens comme porteurs de diverses propriétés. Les formes de l’intuition rendent possible pour nous de voir dans l’espace et le temps. Kant dira que, sans l’esprit de l’homme, le temps et l’espace n’existent pas. Le cosmos perceptible est de nature phénoménale, c’est-à-dire immanente. « L’archè » se trouve exclusivement dans l’esprit humain. Dans sa pensée, « l’archè » et le point d’Archimède coïncident!
2. La chute←⤒🔗
La chute est la deuxième facette du motif fondamental chrétien. Elle a des conséquences globales aussi bien pour l’homme que pour l’univers. La totalité de la réalité temporelle est liée à l’homme et elle est affectée par la chute. Le péché est la transgression de la Parole de Dieu et l’élimination de Dieu comme « archè », afin d’offrir à l’homme l’illusion de devenir loi en soi-même et déclarer son autonomie par rapport à Dieu. À l’origine, le cœur était fixé en Dieu, dans le Dieu éternel; à présent, il s’oriente vers une autre personne ou un autre objet immanent et créé. Il s’agit de l’idole dans ses variantes anciennes ou modernes. La relation avec Dieu est radicalement rompue, mais également la relation avec le monde, avec autrui et soi-même est totalement perturbée. Or la seule source de vie se trouve en la communion avec Dieu. Sa rupture produira inévitablement la mort, une mort non pas biotique, mais spirituelle, car « celui qui m’aime aime la vie, celui qui me hait hait la vie », dit le livre des Proverbes.
Cette conception de la réalité ne comporte aucun dualisme. Le péché n’est pas la manifestation d’un principe protologique indépendant de son origine qui se dresserait vis-à-vis de Dieu et contre lui. Le péché effectue une fausse relation, par conséquent il n’est pas indépendant vis-à-vis de Dieu. Si Dieu n’existait pas, il n’y aurait pas eu de péché. Quelle que soit l’idée que nous nous faisons du récit biblique de la chute, nous ne saurions échapper à la réalité dévastatrice du péché dans la vie quotidienne. La corruption qu’entraîne le péché marque aussi l’essor et le développement des arts et de la science. Ses effets universels ne résultent pas d’un changement de la structure de la création.
Dooyeweerd souligne ce point et oppose ceux qui prétendent que le péché affecte l’ordre de la création elle-même. Ce n’est que le fonctionnement de la création. Ni dans les structures des aspects variés, ni dans la réalité, ni dans les structures qui déterminent la nature des créatures individuelles, les principes divins qui régissent l’action humaine ne sont altérés par la chute. Ainsi un corps tombe par terre suivant la loi de la gravitation comme il l’aurait fait avant la chute. Mais le péché prévaut, parce que l’homme utilise pour le mal ce que Dieu a donné pour son bien. Le péché n’a pas déréglé les lois de la logique, mais l’homme déchu les utilise en mettant sa pensée au service du mal. Le penseur également à son tour est souvent mû par des motifs apostats. Le péché n’a pas détruit la fonction de la foi, mais a déformé la foi dans son Créateur vers la créature. Le péché ne crée pas des forces colossales latentes dans l’atome, mais invite l’homme à lâcher ces forces pour un faux usage jusqu’à ce qu’il en perde le contrôle absolu et produise des effets infernaux. Ainsi, la chute qui a causé la mort spirituelle de l’homme exerce son influence sur la réalité temporelle seulement en tant que conséquence du mal radical du cœur de l’homme.
3. La rédemption←⤒🔗
La rédemption en Jésus-Christ dans la communion du Saint-Esprit redirige, réoriente le cœur de l’homme par la régénération et lui permet de partager dans la plénitude le renouveau de la création et d’entrer à nouveau en communion avec Dieu. L’homme dont le cœur est ainsi réorienté par la rédemption se trouve engagé dans une lutte quotidienne pour rendre la totalité de ses activités l’expression même de son amour envers Dieu et envers son prochain. C’est une lutte constante avec l’échec, car ce n’est qu’à la fin que Dieu sera tout en tous. Alors, toute blessure disparaîtra et les discordes prendront fin. Le péché conserve donc encore son foyer dans le cœur de l’homme même régénéré.
L’antithèse ne se trouve pas uniquement chez ceux qui ouvertement répudient Dieu, mais encore chez des chrétiens. Le croyant a autant besoin de pardon et de dépendance de la grâce que le non-chrétien. Même s’il lutte contre le mal et le péché, l’influence sera à peine perceptible, parfois moins que l’effet et l’influence négative que le péché exerce. Mais les conséquences du péché auront été encore plus graves si Dieu ne l’empêchait de se développer et de rendre la corruption absolue. Dieu fait lever son soleil sur les bons et les méchants.
En Christ, nous choisirons « l’archè » en refusant le point d’Archimède. En lui, nous participons au « religieux » qui transcende le temporel. Il est la racine et le tronc sur lequel nous avons été greffés par notre régénération et notre foi. À lui seul, il constitue le centre du cosmos et il est les arrhes du cosmos restauré. À ce titre, nous participons au centre régénéré dans notre existence individuelle. Malgré notre participation au péché, d’ores et déjà il y a une antithèse fondamentale principielle entre le croyant et le monde irrégénéré, entre les principes que défend le premier et ceux que pose le second.
On pourra objecter à ce motif qu’il est le résultat d’une recherche théologique, ou bien une conclusion théologique. Nous récuserons cette objection. La Parole de Dieu qui nous parle de ce motif le fait d’abord à notre cœur, directement, sans une médiation théologique. C’est une donnée biblique fondamentale et non une réflexion théologique. Si nous reconnaissons cette œuvre de la Parole touchant directement le cœur, nous accepterons le rôle propre de la théologie dans la description des trois facettes du motif biblique fondamental.