Dogmatique (9) - La méthode de la théologie
Dogmatique (9) - La méthode de la théologie
Dès que les croyants s’appliquent à connaître l’objet de leur foi, ils recherchent spontanément l’équilibre intérieur de chaque vérité, par exemple ce qui concerne la paternité de Dieu. L’affirmation n’est pas du tout inconnue de l’Ancien Testament; tantôt l’idée d’une ressemblance fondamentale entre Dieu le Créateur et l’homme sa créature y est sous-jacente; tantôt, c’est l’idée du droit et de la puissance du père, dans une société de type patriarcal où il est prêtre et roi absolu de la famille, qui désigne l’autorité et le pouvoir de Dieu sur Israël; tantôt, c’est l’idée de la fidélité de Dieu et du secours qu’il accorde à son peuple qui est mise en relief. Quand Jésus exhorte ses disciples à se confier en leur Père des cieux, l’accent est mis sur sa providence et sa sollicitude. Saint Paul et saint Jean nous parlent de la paternité de Dieu à l’égard de chacun de nous, comme d’une paternité dérivée et seconde. C’est de Jésus-Christ qu’il est proprement le Père et c’est en Jésus-Christ que Dieu fait de nous, après coup, ses enfants, et d’une manière très différente. Les pécheurs pardonnés ne sont ses enfants que par adoption. D’autre part, le Nouveau Testament n’évoque jamais que la filialité des croyants. Voilà réunis quelques-uns des matériaux fournis par la théologie biblique. Le théologien dogmatique s’efforcera de concilier ces données, de reconnaître celles qui doivent avoir le pas sur les autres; celles qui, dans l’Évangile, viennent infléchir les lignes des autres, pour que nous puissions nous faire de la paternité de Dieu une image évangélique, cohérente et harmonieuse.
Prenons l’exemple de la foi : il en est question abondamment dans l’Ancien Testament. Elle n’y a qu’un seul objet, une personne qui est Dieu lui-même. Mais que de nuances ne revêt pas la foi, dans les récits de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, dans les Psaumes, dans l’enseignement de Jésus, dans les épîtres de Paul, dans l’épître aux Hébreux, etc. Les dogmaticiens s’appliqueront à relever, dans les témoignages bibliques, les différents aspects de la foi, la notion (connaissance) en laquelle ils verront son élément premier, chronologiquement; car Dieu échappant à nos sens comme à toute induction et à toute déduction de notre intelligence, c’est à notre foi de porter un jugement d’existence sur Dieu, c’est-à-dire un oui, un acquiescement à Dieu, à sa pensée et à ses commandements, et cela vient en second; la « fiducia », ou la fidélité, l’attachement à Dieu, la loyauté à son égard, l’obéissance à sa loi, impliquant des décisions de notre volonté.
Deuxièmement, les croyants ne recherchent pas seulement l’équilibre intérieur de chaque vérité; ils éprouvent aussi le besoin d’avoir une formulation normative de chaque vérité, formulation qui leur permet d’éviter que leurs pensées et leurs sentiments ne l’altèrent rapidement et, du même coup, qu’ils en viennent bientôt à croire des vérités différentes sans le discerner clairement. Exemple de la justification par la foi : dans les lettres aux Romains et aux Galates, saint Paul montre qu’Abraham crut à la promesse que Dieu lui avait faite et que sa foi lui fut comptée pour justice. Il se fonde également sur Habacuc qu’il interprète ainsi : « Celui qui est juste par la foi (quant à la foi) vivra! » Le dogmaticien ne se contentera pas d’aligner toutes les notations bibliques concernant la foi justifiante, ainsi que le fait la théologie biblique. En effet, la foi qui justifie le chrétien a désormais pour objet le Christ crucifié et ressuscité; elle est un don de Dieu par la puissance duquel nous sommes mystérieusement incorporés au Christ. Elle n’est pas seulement juridique (forensique), car elle produit en nous des fruits de la justice dont le Christ fut juste. Elle ne nous assure pas une prolongation de l’existence terrestre dans une lignée de descendants, comme ce fut le cas pour Abraham, mais la vie éternelle. Ainsi la foi qui fut comptée pour justice à Abraham fut, par préfiguration, un type de la foi du chrétien au Christ et en Jésus-Christ; mais la foi en Jésus-Christ ne saurait être ramenée à la mesure de la foi d’Abraham dont Abraham crut. La simple reproduction de données que nous fournit la théologie biblique nous conduirait à une doctrine de la foi justifiante qui serait multiple, par conséquent équivoque. La théologie dogmatique s’efforcera de discerner le choix qui s’impose en vue de dégager des témoignages bibliques la doctrine univoque et normative de la justification par la foi en Jésus-Christ.
Troisièmement, nous attendons aussi de la théologie dogmatique qu’elle nous montre comment s’articulent ou se coordonnent les enseignements relatifs à quelques vérités. Par exemple, elle devra nous apprendre quels sont les rapports véritables de la foi et de la loi de Dieu, dans la pensée et dans la vie chrétienne. Par là même, nous serons gardés de l’oubli de la loi (antinomisme) et de la foi (légalisme). Nous aurons à l’esprit le troisième usage de la loi (pédagogique, civil, normatif), qui est son usage proprement évangélique (loi de liberté). Autre exemple, nous discernerons comment se concilient la justice rétributive (punitive) de Dieu et son amour. Le Nouveau Testament opère cette conciliation de plusieurs manières. Jésus-Christ est mort pour nous pécheurs (à notre place) et Dieu nous pardonne; ainsi sa justice est sauvegardée, son amour également. Le pardon accordé aux pécheurs n’est pas une pure sentence de grâce; le pardon de Dieu est une action de Dieu qui s’exerce en nous et pour produire en nous les fruits de sa justice. Les croyants sont rendus participants, par le Saint-Esprit, de la mort du Christ et de sa résurrection; c’est la signification même du baptême pour saint Paul.
Quatrièmement, la théologie biblique retient tous les éléments doctrinaux de l’Écriture et les étale en quelque sorte sur un même plan. Mais la foi de l’Église ne peut accorder une égale importance à toutes les vérités de la Bible. L’une des tâches de la théologie dogmatique est justement de disposer ces vérités en profondeur, pour les voir dans une perspective générale. Il n’est absolument pas question de distinguer des vérités qui seraient plus ou moins révélées, ni même d’établir une échelle de valeurs entre elles. Mais l’ordre de nos pensées implique toujours une sorte de perspective, que la lecture de la Bible et que la classification de la théologie biblique ne nous donnent pas. Par exemple, la création de toutes les choses visibles et invisibles, par Dieu et sa providence, est une donnée primordiale de l’enseignement chrétien, sans laquelle chaque affirmation de notre foi et l’économie tout entière du message chrétien seraient faussées.
Autre exemple : la doctrine de l’incarnation du Fils de Dieu est au premier plan de la pensée chrétienne, puisque l’œuvre du Christ et son efficace lui sont subordonnées; sa mort et sa résurrection seraient sans effet s’il n’était que l’un des nôtres. Les symboles œcuméniques et les confessions de foi des diverses Églises se sont justement proposé de retenir les vérités capitales de la foi chrétienne et de les énoncer dans un ordre tel que la perspective en soit respectée. Les symboles œcuméniques ne disent rien du tout de bien des doctrines, par exemple de la modalité de la présence de Jésus-Christ dans les sacrements, si importante qu’elle soit. Nous devons en être reconnaissants, car la manière dont le Christ se rend présent à la sainte Cène et au Baptême n’est pas explicitée dans l’Écriture d’une manière univoque.
Cinquièmement, tout ce que nous avons dit témoigne déjà d’un travail d’élaboration, à partir des données bibliques. Mais ce travail est plus décisif encore dans certains cas, en particulier quand, pour coordonner plusieurs enseignements convergents de la Bible, le théologien prolonge les liens des affirmations de l’Écriture, jusqu’au point de rencontre où la pensée spéculative permet de les voir se joindre. Une doctrine est alors formulée, que la Bible n’énonce nulle part, mais en laquelle se trouvent harmonisées des vérités que l’Écriture enseigne séparément. Par exemple, le dogme de la Trinité. La Bible rend témoignage au Dieu transcendant qui nous a créés à son image, maître de l’univers et de l’histoire, qui dispose toutes choses pour notre salut, et au Fils qui a été fait homme et est venu parmi nous pour que nous connaissions son Père, que nous soyons sauvés par son abaissement, sa mort et sa résurrection auxquels il nous rend participants, et au Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes et les apôtres, qui nous régénère, nous sanctifie et rend témoignage à notre esprit et fait de tous les croyants un seul corps en lui. Quand l’Écriture nous parle du Père, il s’agit de Dieu; de même quand elle nous parle de Jésus-Christ, de même quand elle nous parle de l’Esprit Saint. Et pourtant, elle est rigoureusement monothéiste. La doctrine de la Trinité s’efforce d’exprimer ce paradoxe lorsqu’elle nous enseigne que Dieu est en trois personnes.
Sixièmement enfin, la théologie dogmatique ne se résigne jamais à énoncer simplement des doctrines, serait-ce dans un ordre satisfaisant. Elle s’applique à les disposer toutes en un corps harmonieux. Elle vise à élever un édifice dont l’architecture ne transgresse en rien les enseignements de la Bible, à construire un système : « théologie », cosmologie, anthropologie, sotériologie, christologie, pneumatologie, ecclésiologie.
Diverses méthodes sont utilisées pour faire de la théologie.
1. La théologie systématique, que l’on appellera aussi théologie dogmatique, a une approche doctrinale. Elle cherche à comprendre les doctrines clés de la Bible et de les classer dans une séquence autant que possible logique. Le théologien ne commencera pas son œuvre par l’étude de l’eschatologie, sans que celle de la création ne figure au premier titre. La doctrine du Saint-Esprit et de son œuvre d’application du salut ne précédera pas celle de la personne et de l’œuvre du Christ.
2. La théologie historique s’occupe des confessions de foi et des débats théologiques du passé comme sujet d’étude d’histoire. Elle n’est pas normative, mais descriptive. Elle étudiera la pensée des Pères de l’Église, d’Augustin, de Thomas, du catholicisme romain, de Luther et de Calvin, ou de penseurs plus modernes.
3. La théologie biblique s’occupe plus particulièrement du contenu culturel et des temps propres aux écrivains bibliques, de la langue, des livres et des auteurs, avec une approche historico-rédemptrice. Elle n’étudie pas simplement du point de vue de l’histoire, aussi intéressant que le sujet soit, mais sous l’aspect du dessein de la rédemption divine. Ainsi, des passages bibliques peu « passionnants », tels que le récit des ânes perdus du jeune Saul, ou les neuf premiers chapitres du premier livre des Chroniques, peuvent et doivent être lus dans le cadre d’ensemble de l’histoire de la rédemption. Car tout dans l’Écriture pointe vers le Messie et a trait, même si à première vue de manière indirecte ou obscure, à notre salut.
L’étude de la théologie sera principielle. Elle refusera une approche dualiste de la révélation, qui à la manière des catholiques romains divise la vie en deux compartiments : l’une spirituelle, domaine de la grâce, l’autre naturelle, relevant de la compétence de l’homme et soumise à la raison autonome humaine, quoique déchue. De même, elle ne sera pas une méthode littéraliste, celle qui est pratiquée par une large portion du protestantisme qui, sous prétexte d’être « biblique », lit la Bible comme l’on ferait d’un manuel de grammaire, la répétant presque comme un psittacisme.
Principielle, la théologie prend la Bible comme le fondement de toute réflexion et de conduite pour le savoir humain. La Bible s’adresse à l’ensemble de l’homme de manière principielle. Bien que son langage ne soit pas scientifique, toutefois c’est son message qui façonnera même la science.
Notre présente étude, dans les limites que nous lui avons assignées, s’approchera davantage de la théologie dogmatique. La dogmatique s’occupe du dogme de l’Église. Elle en donne la preuve scripturaire, la critique et prend soin de son évaluation. Le dogmaticien a besoin de trois facteurs : l’Écriture; la confession de l’Église présente et celle du passé; la conscience (c’est-à-dire la connaissance et l’intelligence de la relation entre ces trois facteurs).
Il est déjà apparu que la dogmatique doit reposer pleinement sur la Bible. Le dogme de l’Église ne doit pas ajouter à la Bible. Il emprunte toute son autorité à la sainte Écriture et doit donc lui emprunter aussi tout son contenu. D’autre part, le dogme de l’Église a aussi de l’autorité pour le dogmaticien. Il doit tenir compte du fait que la Bible a été donnée à toute l’Église et que l’Écriture est comprise dans la communion des saints. C’est pourquoi la dogmatique pourrait prendre son point de départ dans le dogme de l’Église. L’on pourra analyser les divers dogmes, en donner la preuve scripturaire, examiner de façon critique leur correspondance avec la Bible et désigner les possibilités pour une évolution ultérieure. Cette méthode a cependant un inconvénient : l’œuvre de la dogmatique n’a que peu de système et manque dans la clarté. Ainsi, des pensées bibliques restent-elles facilement sur l’arrière-plan. Il est préférable de prendre le point de départ de la dogmatique dans l’Écriture elle-même étant la source des dogmes. Ainsi peut-on, pour ainsi dire, reproduire le procès de la réflexion de l’Église en montrant comment les dogmes ont poussé sur le sol biblique, et comment la totalité de la vérité de la Bible a été reproduite dans la confession de l’Église, comment les dogmes ne sont pas fondés sur certains passages isolés. En agissant de telle manière, on a l’occasion de signaler des erreurs possibles, de montrer des lacunes et d’indiquer des possibilités d’un développement ultérieur.
Il est très important que la dogmatique expose le contenu de la Bible d’une manière systématique. On ne doit pas seulement recueillir les différentes données bibliques, mais on doit aussi tenir compte des rapports qui existent entre les différentes vérités, car en réalité il ne s’agit pas dans la Bible que d’une seule vérité dont les différentes vérités ne sont que les divers aspects. On ne comprend un aspect d’une chose que si on la considère en relation avec les autres aspects de la même chose, que si on tient compte de sa fonction en la totalité. On doit donc étudier avec précision la position des différentes données dans la totalité de ce que la Bible nous enseigne. On ne peut dire que la vérité de la Bible s’est exprimée dans les dogmes d’une manière juste que si la totalité des dogmes repose sur la totalité de la Bible.
On doit donc étudier le rapport entre les différentes doctrines afin qu’elles ne soient pas développées d’une manière partielle qui gauchisse l’image que la Bible nous donne de Dieu. Car cette vérité essentiellement une, dont il s’agit dans la Bible, est la vérité de Dieu qui se révèle. La Bible veut nous faire connaître Dieu. Dieu se manifeste lui-même par sa révélation. Nous ne pouvons pas parler de Dieu seulement par une suite d’affirmations, mais toutes ces affirmations se réfèrent à des aspects d’une seule réalité. C’est pourquoi nous ne pouvons pas bien comprendre l’œuvre réconciliatrice de Dieu si nous avons une fausse conception de l’œuvre de la création. Car le Créateur et le Réconciliateur sont un seul Dieu. Toutes ces affirmations de la dogmatique concernent ce Dieu. Certes, la dogmatique ne parle pas toujours directement de lui. Car elle traite aussi des créatures. Mais si la dogmatique traite des créatures, elle le fait toujours du point de vue de la relation de ces créatures avec Dieu.
Une saine méthode de dogmatique suppose que le dogmaticien tient sérieusement compte de ce que l’enseignement de l’Église lui dit du contenu de la Bible. La dogmatique doit donc se faire aider par la symbolique, ou l’étude des confessions de foi, l’histoire du dogme et l’histoire de l’Église. Elle doit s’enrichir par le moyen des décisions de l’Église, elle doit recevoir un enseignement à travers les dangers de déviation de la vérité qui ont menacé l’Église et par toutes les expériences de l’Église. Le dogmaticien doit aussi bien connaître son époque, savoir quels sont les dangers qui menacent l’Église d’aujourd’hui, quels sont les problèmes actuels qui se posent, etc. S’il oublie cela, sa méthode de travail n’est plus conforme à l’objet. Car la dogmatique s’occupe de la Bible qui est destinée à l’Église. Si la dogmatique travaille sans tenir compte du fait que son étude n’a pas son but en elle-même, alors elle ne fonctionne plus en l’espace dans laquelle elle doit accomplir sa tâche. Elle s’éloigne de la vie de l’Église et elle devient stérile.
Ensuite, nous devons nous occuper des règles selon lesquelles notre intelligence doit opérer si nous voulons assimiler le contenu de la Bible au moyen de notre conscience. La dogmatique exige beaucoup d’énergie de notre intelligence. Sans doute, ce n’est pas nous qui devons nous former une conception de Dieu indépendamment de la Bible. Ce que nous pensons de Dieu doit être entièrement fondé sur elle. La dogmatique ne doit pas faire autrement qu’exposer l’enseignement de la Bible. Mais la forme dans laquelle Dieu a donné cet enseignement biblique implique qu’un tel exposé demande encore un lourd travail. Car la Parole de Dieu nous arrive dans une forme qui est en rapport avec telle ou telle situation historique.
Il y a des parties dans la Bible qui nous donnent la vérité de Dieu déjà sur une forme doctrinale, bien qu’il faille ne pas oublier que même dans ce cas l’enseignement de la Bible est encore lié à certaines questions de l’époque, donc à la situation historique. Mais de très grandes parties de la Bible, par leur forme de récits historiques, nous rappellent aussi le caractère historique de la révélation divine. Cette forme suppose moins de réflexion de la part de l’auteur biblique et elle demande donc encore plus de réflexion de la part du dogmaticien qui veut faire entrer dans son exposé dogmatique aussi ce que Dieu nous enseigne dans les parties historiques de la Bible. Et il y a dans la Bible encore d’autres formes dans lesquelles Dieu nous donne sa révélation. Il y a celle des hymnes d’un seul croyant ou de tout le peuple, il y a aussi la révélation de la prophétie.
Le dogmaticien doit prendre soin de ne pas oublier tel ou tel aspect de la vérité révélée dans ces différentes formes. Chaque aspect doit recevoir sa propre place dans l’exposé. Le travail demande donc beaucoup d’énergie. Pour cette raison-là, certains veulent appeler la Bible plutôt le principe de la dogmatique que sa source. Ils ne nient pas que la vérité de Dieu doit être trouvée dans la Bible, mais veulent souligner que l’exposé dogmatique ne procède pas de la Bible aussi facilement qu’une rivière de sa source.
Parlant maintenant des règles pour notre raisonnement théologique, nous disons d’abord qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer dans notre réflexion l’influence de notre caractère, de notre éducation, de notre situation, etc. Cela ne serait d’ailleurs guère possible. En distribuant ses dons, Dieu n’aime pas l’uniformité. Nous devons naturellement lutter pour écarter l’influence du péché dans notre pensée. Cette influence du péché peut revêtir beaucoup de formes. Nous ne réussirons jamais à l’éliminer entièrement. La dogmatique montre le cachet de la personne du dogmaticien. Mais nous avons aussi toujours à tenir compte de l’influence du péché dans nos examens dogmatiques. Cela doit nous appeler à la prudence et à l’humilité.
Nous signalons ensuite que notre intelligence n’a pas à produire le contenu du dogme, mais à la découvrir. Pour accomplir cette tâche, nous devons réfléchir sur la vérité révélée par Dieu dans la Bible selon les règles générales de raisonnement humain, car Dieu a donné sa Parole dans la langue et dans des notions humaines. Dieu est devenu homme en Christ. Nous ne pouvons pas découvrir Dieu par des recherches qui ont leur point de départ en nous. Mais étant donné que Dieu s’est fait connaître souverainement, nous pouvons assimiler de façon humaine la vérité concernant Dieu. Nous devons cependant faire très attention au fait que nous ne pouvons rien savoir de Dieu sauf par sa révélation souveraine. Nous n’avons pas la possibilité de nous approcher de la vérité divine par un raisonnement qui a son point de départ en nous, outre la révélation spéciale. Dieu nous a aussi donné la révélation générale, mais cette révélation générale ne peut être un principe de la dogmatique de même valeur que la Bible. Car le croyant ne peut pas reconnaître Dieu en sa révélation générale qu’en tant que la Bible approuve ce qu’il reçoit par elle. La Bible peut servir de lunettes par lesquelles on peut lire la révélation générale.
Le raisonnement dogmatique doit donc rester entièrement entre les limites de la connaissance certifiée en nous par la Bible. C’est par exemple une erreur de vouloir expliquer ce que la Bible nous dit de l’amour ou de la justice de Dieu à l’aide de ce que l’on sait de l’amour et de la justice sans la révélation. Car un tel raisonnement suppose que l’on puisse dire sans la Bible quelque chose de l’amour et la justice de Dieu, même si on reconnaît que la seule révélation peut nous donner la certitude que Dieu est vraiment amour et justice. Nous n’avons pas la possibilité de savoir par nos propres moyens intellectuels comment telle ou telle qualité s’appliquerait à Dieu si Dieu n’avait cette qualité en réalité. Pourvu que nous tenions compte des limites de notre possibilité de raisonner, nous avons cependant le droit de reconnaître comme une vérité certaine ce qui est une conclusion légitime de ce que la Bible nous enseigne.
Nous avons dit que la dogmatique doit exposer la vérité divine d’une manière systématique. Il doit y avoir de l’unité dans la dogmatique parce qu’il s’agit dans tout ce que nous traitons d’un seul Dieu en qui il n’y a pas de contradictions. C’est pourquoi nous devons essayer d’apercevoir les rapports entre les différentes vérités que Dieu nous révèle. Mais nous avons aussi vu que nous ne pouvions pas aller plus loin que les possibilités qui nous ont été données par la révélation elle-même. Nous pouvons connaître seulement ces rapports entre les différents aspects de la vérité divine que Dieu nous fait connaître par sa Parole.
Ce dernier fait implique que notre systématisation a ses limites. Nous pouvons connaître Dieu. C’est pourquoi il ne peut être tout à fait incompréhensible pour nous. Mais nous pouvons le connaître et le comprendre pour autant qu’il s’est révélé. La mesure de notre connaissance et celle de notre compréhension sont donc dépendantes de sa vérité souveraine. Dieu ne peut jamais devenir pour nous un objet que nous pouvons examiner selon notre volonté comme nous le faisons pour les objets des autres sciences. Dieu a voulu que notre connaissance de lui reste partielle. Paul parle dans 1 Corinthiens 13 de la connaissance de Dieu comme nous l’avons maintenant. Plus tard, dans la gloire à venir, il y aura un changement. Alors nous aurons une connaissance de Dieu et donc aussi une compréhension qui dépasseront beaucoup la connaissance que nous avons maintenant. Cette connaissance ressemblera à la connaissance que Dieu a de nous. Nous ne devons traiter ici de cette connaissance eschatologique. Ici, il suffit de constater que notre connaissance de Dieu a beaucoup de lacunes.
Nous ne sommes donc certes pas capables de nous former une idée de Dieu dans laquelle tout ce que la Bible nous dit de lui soit ainsi impliqué que l’explicitation de cette idée par notre raisonnement puisse produire une structure dont tous les éléments soient liés comme des causes et des effets nécessaires. Certes, ce que nous résumons dans la dogmatique ne doit pas contenir des éléments contradictoires. Mais les relations qui existent entre les différentes vérités dont nous parlons surpassent souvent notre possibilité de pénétrer par un raisonnement logique.
Nous savons, par exemple, qu’il n’y a pas de contradiction entre l’essence de Dieu et ses œuvres. C’est pourquoi l’œuvre de la création n’est pas un caprice. En effet, nous voyons aussi quelque chose du sceau du Créateur sur l’œuvre de la création. Mais cela n’implique pas que nous pouvons entièrement comprendre la relation entre le Créateur et la création. Nous ne pouvons pas concevoir l’acte historique de la création comme étant une conséquence nécessaire du fait que Dieu est comme il est selon la Bible, bien que nous sachions que Dieu a des raisons conformes à son essence pour toutes ses œuvres. Nous pouvons bien dire que Dieu a créé pour se glorifier, mais cela n’implique pas tout. Pourquoi est-ce que Dieu, qui ne manque rien en lui-même, a voulu se glorifier par son œuvre de la création? Nous ne le savons pas.
Dans la dogmatique, nous tiendrons compte des limitations de notre possibilité de systématiser. Le dogmaticien ne peut que reproduire les rapports que Dieu nous a montrés dans sa révélation. Nous devons faire très attention d’éviter une systématisation qui n’a pas entièrement son fondement dans la révélation.
On est toujours menacé de cela, car l’homme naturel veut se fonder une idée de Dieu d’après son image. Dans la dogmatique, il faut prendre garde à ne pas détourner les vérités bibliques selon une idée de Dieu formée par nous-mêmes. Il n’est pas permis d’encadrer la vérité biblique dans notre système. Au contraire, nous devons rendre captives de Dieu toutes nos pensées. Une telle fausse méthode prend donc consciemment ou inconsciemment, souvent inconsciemment, son point de départ dans un certain principe de base selon lequel on veut résumer toute la vérité de Dieu. La contrainte due à ce principe pèse alors sur tout le travail dogmatique; les éléments bibliques qui ne cadrent pas avec le système sont laissés de côté ou ont leur sens détourné. On peut cependant choisir comme principe de base une certaine conception de l’amour de Dieu qui ne laisse pas de place pour ce que la Bible nous dit de la justice de Dieu; ou bien une conception de Dieu comme du Dieu pour nous qui enlève la possibilité de rendre justice à ce que Dieu est en lui-même et qui fait donc rejeter « les jugements d’être »; ou encore, on peut prendre comme principe de base une idée d’éternité de Dieu qui prive l’histoire de sa valeur.
On peut donc dire que la dogmatique doit éviter une systématisation trop solide. Une telle systématisation surpasserait la mesure de la connaissance de Dieu que nous pouvons avoir si elle prenait le point de départ de la dogmatique dans une idée de Dieu, qui repose, au moins pour une certaine partie, sur notre invention. Mais cela n’empêche pas que la dogmatique a besoin de systématisation. Elle doit faire ressortir qu’un seul Dieu est le sujet de toutes les œuvres par lesquelles il se révèle selon la Bible. On ne peut pas bien traiter de la création si on ne tient pas compte du fait que celui qui nous a créés est aussi notre Rédempteur. De même, la doctrine de la réconciliation doit tenir compte de ce que nous savons de l’œuvre créatrice de Dieu. Toute la dogmatique gauchit si on donne une place incorrecte à un certain aspect de la révélation, si on en lui donne un faux accent, si on le néglige ou si on le développe incorrectement. Une doctrine dualiste de la création influence par exemple aussi la christologie, la doctrine des sacrements et l’eschatologie. La conception catholique de la relation entre la nature et la grâce met son sceau sur toute la dogmatique catholique. Le caractère systématique de la dogmatique suppose aussi un exposé méthodique des différentes matières, parce que les diverses œuvres de Dieu ont un rapport donné par Dieu lui-même.
Le dogmaticien ne dépasse pas les limites posées à sa réflexion s’il ne cesse pas d’écouter respectueusement et avec obéissance ce que Dieu nous enseigne dans la Bible, s’il ne veut pas parler de Dieu comme si nous pouvions pénétrer son intention, comme si on pouvait savoir plus sur Dieu que ce qu’il veut révéler. Il doit toujours faire attention que ce ne soit pas une conception humaine de Dieu qui devienne la norme de ce que nous acceptions comme étant la Parole de Dieu.