Ésaïe 63 - Dieu en question
Ésaïe 63 - Dieu en question
« Oh si tu déchirais les cieux et si tu descendais… »
Ésaïe 63.19
« Chez lui, la négation de Dieu, la volonté de crier et de vivre, un humanisme rigoureusement athée, s’accompagne d’une inquiétude et même d’une angoisse. Devant ce qui lui semble être un ciel vide, Salacrou ne se réjouit pas. Et la virulence des blasphèmes qu’il jette semble inspirée par la révolte de l’homme qui ne pardonne pas à Dieu de rester caché.1 »
Il semblerait que cette virulence se nourrit sur le sol du désespoir là où végètent tant d’existences fanées et se consument toutes les passions inutiles de l’homme.
Ce cri est en réalité celui qui jaillit du fond des siècles, qui perce la nuit de l’histoire et en fait partie, qui témoigne aussi d’une attente exténuante. Du cœur haletant des hommes monte ce cri de désespoir et d’audace. Il s’élève jusqu’au ciel pour s’éteindre aussitôt. L’homme peut-il rêver, ne serait-ce qu’un bref instant, que Dieu se révèle à lui? C’est une question primordiale et qui englobe et récapitule toutes les autres. Nous la posons inévitablement dès que nous commençons à penser et à agir. Jacques Chevalier, écrivait il y a plusieurs années, dans Le problème de Dieu dans la philosophie contemporaine, qu’on relevait naguère la place infime que Dieu a tenue dans la littérature de la fin du 19e siècle. Quel changement depuis lors! Partout, nous percevons l’écho d’un trouble profond qui agite les âmes et nous souscrivons à cette affirmation : Dieu est plus que jamais à ce premier plan des préoccupations. « Dieu revient », « Dieu pour l’homme d’aujourd’hui », « Comment parler de Dieu? » La liste des ouvrages ou des articles de revues est longue, qui témoigne du regain d’actualité de Dieu. Ces titres indiquent le climat spirituel dans lequel nous vivons. Ils ne démentent pas, malgré les apparences, malgré les contrefaçons, malgré même l’annonce de la mort de Dieu, un intérêt nouveau. Sûrement, le problème est d’une importance existentielle pour celui qui n’a pas d’autre chance de salut que d’entendre dire d’une manière convaincante : Oui, Dieu s’est manifesté.
« Oh si tu déchirais les cieux et si tu descendais! » (És 63.19). C’est Ésaïe, le prophète, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, qui lance ce cri déchirant. Le croyant d’aujourd’hui, comme celui de jadis est l’objet des railleries des sceptiques et la proie des doutes. Dieu est-il? Saurait-il intervenir dans ma situation personnelle ou dans celle du monde? Est-il le Dieu véritable? C’est là un défi infernal, jeté tous les jours à la face du croyant. Peut-être autrefois il savait mieux y répondre. Aujourd’hui, il ressent cela comme un choc terrible qui le fait chanceler et lui fait perdre toute assurance. Si Dieu est, que fait-il lorsque les enfants périssent? Voilà une question classique, sincère et de bonne foi. Mais combien aussi empoisonnée par l’incrédulité qui la traverse. Devant le sang des innocents, les catastrophes naturelles, la violence et le mensonge qui ravagent la terre, lorsque la terreur assombrit l’existence des hommes, où est Dieu? Le Dieu de la justice, de la force, de l’amour et de la vérité? Règne-t-il en souverain absolu? Ainsi qu’on nous l’affirmait dans notre enfance? Oui, nous aussi nous ne comprenons pas toujours, malgré notre foi, ou bien nous ne comprenons qu’en partie.
Croire en Dieu n’est pas aussi simple que lorsque nous étions petits. Il y a eu depuis lors tellement de voix négatives qui se sont élevées de partout pour le nier et pour ébranler notre assurance. Des points d’interrogation sans fin s’alignent et le doute jette toujours davantage son ombre pour envelopper tout notre cœur; Dieu, s’il existe — et nous en sommes vraiment convaincus — garde le silence. Nous entendons les bruits et des vacarmes, mais la voix rassurante de Dieu nous fait défaut. Des croyants semblent las de recherche, car elle lasse, cette recherche, tant elle paraît interminable, voire infructueuse. Si seulement Dieu pouvait se tenir devant nous sans que nous le manquions. Alors notre foi s’affermirait et tous les hommes croiraient en lui.
Des événements ordinaires ou brutaux, la passive détresse des uns ou la révolte violente des autres, autant de facteurs troublants qui nous mettent parfois au pied du mur. Quelle réponse donner à la complainte de l’incrédulité ou aux doutes du croyant? Celui-ci voudrait être rassuré et rasséréné sans se tromper. Mais suffit-il de croire sans poser des questions, avoir ce qu’on appelle « la foi du charbonnier »? Affirmer l’existence d’une cause première ou d’un esprit supérieur? Ou encore, se contenter des théories abstraites et toutes faites comme remède aux douloureuses et angoissantes questions que depuis la nuit des âges ne cessent de lanciner le croyant?
Car un Dieu qui ne serait qu’un être suprême resterait le dieu des philosophes que dénonçait déjà Blaise Pascal. Il serait incapable d’apaiser nos esprits. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que notre vie a un sens à une époque où toutes les idées modernes, philosophie, art, littérature, affirment le contraire. Il faut plus, infiniment plus que tout cela. Il faut la réponse de Dieu lui-même.
Et cette réponse vient, d’une manière surprenante, vers l’homme qui crie et qui invective. L’homme s’attend à tout sauf à cet aveu de Dieu. « Dans un instant de colère j’ai dérobé ma face » (És 54.8). Dieu nous cache sa face et c’est là le plus redoutable des silences. Pourtant, ce silence-là n’est pas pour nous jeter dans la perplexité, car il est la réponse à notre péché et à notre désobéissance.
Lorsqu’Israël dans l’Ancien Testament se convertissait, Dieu lui adressait aussitôt une réponse favorable. Il avait compassion de son peuple, son visage rayonnait de bonté. Le silence de Dieu n’est jamais arbitraire. Il ne veut pas nous laisser dans la confusion et l’anxiété. Son éloignement fait partie de sa sollicitude paternelle. C’est la preuve de son inlassable effort pour tout recommencer afin de pouvoir nous étreindre plus chaudement dans son amour. Son silence est la réponse qu’il donne à notre péché. Le chaos et le désordre moral et tous les crimes et misères du monde sont les œuvres conçues par nos esprits et accomplies par nos mains. La liberté irresponsable des hommes, leur folie et leur pouvoir de faire le mal, leur prétention diabolique et ridicule à la fois de remplacer Dieu ou de devenir comme des dieux, voilà la cause de tous leurs malheurs et du silence de Dieu. Ils ont semé le vent, et ils récoltent la tempête. Dieu dans sa liberté cesse de nous parler quand, rompant tous les liens, nous nous sommes enfuis loin de lui; et nos plaintes et notre aliénation sont le signe de cette séparation que nous avons voulue.
« Si l’Évangile est voilé, il est voilé pour les incrédules de ce monde », écrit l’apôtre Paul (2 Co 4.4). Dieu ne garde le silence que quand nous refusons d’écouter, car l’Évangile fait retentir un appel. « Allez, prêchez », a dit Jésus-Christ, le Seigneur ressuscité, au moment de quitter ses disciples. Aller, donc parler; c’est l’ordre de Dieu, qui envoie les siens en son nom et les revêt à la fois de son autorité et de sa puissance.
Cet Évangile n’est pas une théorie, une explication rationnelle, mais la Parole de Dieu, celui qui garde le silence, mais qui parle aussi. Il nous parle des choses essentielles et vitales.
Nous devrions être les témoins de cette parole sur la route des hommes, leur dire que les pensées de Dieu ne sont pas les nôtres et que ses voies ne sont pas nos voies.
La réponse de Dieu réconfortera nos cœurs.
« Ne sais-tu pas, n’as-tu pas appris, c’est le Dieu d’éternité, l’Éternel, qui a créé les extrémités de la terre. Il ne se fatigue pas, il ne se lasse point, son intelligence est insondable. Il donne de la force à celui qui est fatigué. Il augmente la vigueur de celui qui tombe en défaillance » (És 40.28-29).
Non, nous ne vivons pas dans un monde sans issue où Dieu serait absent. Nous ne sommes pas devant des portes closes où nous frapperions pour n’entendre que l’écho de notre appel : Dieu parle. Il nous faut désormais apporter les accents de sa voix à ceux qui sont proches et à ceux qui sont lointains.
Note
1. Pierre Henri Simon, L’athéisme dans la littérature française contemporaine.