Le message de la Réforme et le monde
Le message de la Réforme et le monde
Pascal a écrit : « Bel état de l’Église quand elle n’est soutenue que de Dieu. »
Mais l’éloge de l’Église est complètement étranger à l’esprit de la Réforme. Le peuple de Dieu n’est pas comme les autres peuples; il ne passe pas son temps à dire : « Il n’y en a point comme nous! »
Le message des réformateurs s’adressait à tous les hommes. Ils n’ont pas voulu créer une secte. Ils ont voulu réformer toute l’Église… ils ont voulu transformer la société. Une partie de l’Église les a écoutés, une partie si considérable que toute l’histoire de notre civilisation en a été profondément transformée…
On ne peut pas dire que le climat de notre temps facilite notre tâche. Car l’attitude d’esprit et la conception du monde que l’on attribue généralement aux enfants de la Réforme sont aussi peu populaires que possible… On accuse la Réforme d’avoir créé le puritanisme avec son moralisme ami-humain.
La Réforme calvinienne, pépinière des vertus capitalistes et bourgeoises, voilà un autre thème qui permet de décrire la néfaste influence de la religion réformée. Ne dit-on pas que le type du capitaliste dur pour les autres comme pour lui-même est le produit des nations soumises à l’influence du calvinisme?
Iconoclasme et rejet de la valeur spirituelle de l’art sont un troisième cri de guerre contre le calvinisme. De notre temps, où on cherche à donner à l’art la fonction d’une religion universelle, rien n’est plus impardonnable.
Le calvinisme est l’une des racines de notre démocratie moderne, dit-on encore, certains avec gratitude, d’autres sans bienveillance. Est-ce vraiment dans ce domaine-là qu’il faut chercher l’actualité de la Réforme? Non, car tout cela est doublement faux, tout d’abord parce que basé sur de fausses interprétations historiques, ensuite parce que la véritable intention de la Réforme doit être cherchée à un niveau tout autre.
Fausse interprétation historique : il ne faut pas confondre calvinisme et puritanisme. Rappelons-nous les termes de Calvin dans l’Institution :
« Il n’est en aucun lieu défendu ou de rire, ou d’acquérir nouvelles possessions, ou de se délecter avec instruments de musique, ou de boire du vin. Cela est bien vrai : mais quand quelqu’un est en abondance de biens, s’il s’ensevelit en délices, s’il enivre son âme et son cœur aux voluptés présentes, et en cherche toujours de nouvelles, il se recule bien loin de l’usage saint et légitime des dons de Dieu » (III, 19, 9).
Si cela est du puritanisme, le Jésus racontant la parabole de l’homme riche et insensé était un puritain. En fait, le puritanisme est né en Angleterre un siècle après Calvin…
Quant aux liens du calvinisme avec le capitalisme moderne, nous dirons simplement que rien n’est plus éloigné de la pensée calvinienne que la doctrine du laissez-faire, laisser-aller. Celui qui proclamait que la vocation de l’homme était de vivre de telle sorte que le monde devienne le théâtre de la gloire de Dieu n’aurait pas compris qu’on ose affirmer l’autonomie de la vie économique. Qu’un certain calvinisme sécularisé ait pu contribuer au développement de l’esprit capitaliste ne signifie pas que le vrai calvinisme théocentrique soit le père du capitalisme.
Quatre noms suffisent pour réfuter la théorie selon laquelle la Réforme est ennemie de la beauté : du Bartas et Milton, Rembrandt et Van Gogh. Je ne crois pas que ces quatre artistes seraient étonnés de se trouver ensemble. N’ont-ils pas en commun de ne pas vouloir servir l’idéal d’une beauté abstraite, mais de rendre à l’art toute sa transparence, afin qu’il parle des choses transcendantes et éternelles? La vraie beauté n’est pas créée par ceux qui veulent faire de belles choses, mais par ceux qui cherchent à exprimer humblement ce que du Bartas appelait : « les plus divins secrets », et à retracer les pas du Créateur.
Quant aux relations du calvinisme avec la démocratie, n’oublions pas que ce mot de démocratie couvre deux réalités bien distinctes. Il y a la démocratie basée sur le principe que les hommes sont foncièrement bons et sages; il y a la démocratie basée sur la conviction que personne n’est assez bon et sage pour pouvoir résister aux tentations que comporte la puissance sans limites. La Réforme n’a rien à voir avec la première; elle a certainement propagé la deuxième de ces conceptions. Elle est donc essentiellement opposée à l’autocratie, à la puissance sans vis-à-vis. La Réforme croit à une liberté, une liberté qui n’est pas celle de l’homme, mesure de toutes choses, mais la liberté de l’homme tellement lié à Dieu qu’il ne peut jamais accepter de dépendre totalement des hommes, des gouvernements, des idéologies. Les réformés, qui se réunissaient en 1559, n’ont pas pensé à des « ismes » ou à des problèmes de culture. Ils risquaient leur liberté et leur vie pour toute autre chose…
L’Église était malade. Tout le monde est d’accord sur ce point. Ce n’est pas un partisan de Luther ou de Calvin, c’est le pape Adrien VI qui déclare que « tout a tourné au scandale » et que la maladie est « descendue de la tête dans les membres »… C’est encore Adrien VI qui dit que le monde entier a soif d’une réforme qui rendrait sa beauté première à l’Église. La grande question n’est donc pas de savoir s’il faut réformer l’Église, mais ce que doit être une vraie réforme…
Les réformateurs sont convaincus qu’une réforme purement morale serait absolument inadéquate. Ils croient que la racine du mal consiste en ceci que personne ne sait plus distinguer entre l’œuvre de Dieu et l’œuvre des hommes. … Il faut redécouvrir la source vivante…
La Réforme est tout d’abord une œuvre de simplification, un grand nettoyage, l’expression d’un sens aigu des proportions. Il ne s’agit pas d’ouvrir la porte à l’anarchie spirituelle; il s’agit au contraire de retrouver le seul fondement vraiment solide, le seul point d’orientation sûr. Le premier article de la confession de foi est la grande charte de cette simplification :
« Premièrement, nous protestons que pour la règle de notre foi et religion nous voulons suivre la seule Écriture, sans y mêler aucune chose qui ait été controuvée du sens des hommes sans la Parole de Dieu… »
Quelle concentration! Un seul point de repère : la Parole de Dieu, car Dieu seul parle bien de Dieu. Les hommes de la Réforme veulent prendre Dieu au sérieux. Sans la connaissance de Dieu, notre condition serait plus malheureuse que celle des bêtes. L’homme est une créature verticale. S’il oublie sa vocation… il renie le sens même de sa vie… Jésus a dit à des hommes très religieux : « Comment pouvez-vous croire, vous qui tirez votre gloire les uns des autres et ne cherchez point la gloire qui vient de Dieu seul! » Calvin commente :
« Il faut nécessairement que celui qui se propose au vrai Dieu pour son Juge, tombe bas tout éperdu et ne sentant rien en soi-même sur quoi il puisse appuyer. Aussi donc, à ce que quelqu’un cherche la gloire qui vient de Dieu seul, il faut qu’étant confus de soi-même, il ait son recours à la miséricorde gratuite de celui-ci. »
Vivre en dialogue avec le Dieu vivant, c’est vivre avec sa Parole. La Réforme rend la Bible aux fidèles. Calvin écrit ses commentaires sobres et clairs sur la presque totalité des saintes Écritures. La Bible façonne, transforme la vie des peuples entiers… C’est que ce livre a un centre : Jésus-Christ, et que Jésus-Christ est la Parole de Dieu qui continue à rendre vivantes les paroles de ce livre. Il est l’instrument par lequel l’Esprit Saint rappelle l’Église à l’ordre, qu’il est le véritable agent du renouveau et de la réforme de l’Église. La Bible ne tolère pas que l’Église perde son sel. Cette Église reste faillible. Elle peut errer, mais ses erreurs seront corrigées. L’Église réformée doit être constamment réformée à nouveau parce qu’elle est l’Église de la Parole qui transforme les hommes par le renouvellement de leur esprit.
Et l’Église, que devient-elle? On voulait la guérir. Ne l’a-t-on pas rendue plus malade encore puisqu’elle est maintenant divisée? Les réformateurs ont espéré que la Réforme pénétrerait toute l’Église. Ils n’ont jamais accepté la division. Calvin espère que toute l’Église pourra être réunie par une décision commune d’accepter sa réformation.
Unité de l’Église, mais pourquoi faire? Calvin nous dirait que cette unité n’est pas une fin en soi, que l’Église ne cherche pas l’unité pour elle-même. Car, comme il le dit dans une formule lapidaire; « Dieu a créé ce monde pour qu’il soit le théâtre de sa gloire. » La mission de l’Église n’est pas de sauver quelques âmes, elle est de rendre témoignage de la seigneurie de Jésus-Christ sur toute la vie des hommes, d’être le sel de la terre, la conscience des nations… C’est pourquoi le calvinisme a puissamment contribué à la naissance des nations occidentales… Malheureusement, les générations suivantes ont perdu beaucoup de ce sens de leur vocation dans le monde. L’individualisme piétiste les enfermait dans une vie ecclésiastique introvertie, concentrée sur elle-même.
Nous avons besoin d’entendre ce message. Dans notre société déchristianisée, nous risquons de nous retirer dans nos Églises comme dans une forteresse assiégée. Écoutons donc le message qui nous vient de la Réforme, d’hommes qui, même au moment où l’existence de leurs Églises était menacée, avaient le courage de proclamer la royauté de Jésus-Christ sur la société, sur l’État. Acceptons humblement, mais aussi courageusement, d’être des ambassadeurs de ce Roi dans le monde, de rendre à nos institutions ecclésiastiques leur vraie raison d’être, qui est de servir partout où la misère spirituelle et matérielle des hommes nous appelle.