Les débats christologiques modernes (4) - La christologie de Karl Barth et la théologie néo-orthodoxe
Les débats christologiques modernes (4) - La christologie de Karl Barth et la théologie néo-orthodoxe
1. La christologie néo-orthodoxe⤒🔗
Liée aux noms de Karl Barth et d’Emil Brunner, la christologie néo-orthodoxe a voulu être résolument christocentrique. Mais, en cela, cette théologie considère le Christ des Écritures comme l’universel, plus grand et plus décisif que le Père. Indifférente au Dieu en soi, elle ne s’intéresse qu’au « Dieu en relation ». La divinité n’est totalement révélée que dans sa relation dialectique. Le Christ est placé au centre, bien que ce Christ lui aussi soit une figure dont les traits historiques sont à peine reconnaissables, du fait que les critiques négatives sont acceptées sans contestation. Ici également, on peut voir que le Jésus de l’histoire est séparé du Christ de la foi. Le Christ devient l’universel. Sa participation à l’universel constitue l’essence de l’être; à cette condition, l’être pourra s’attendre au salut. Avec un tel principe et en termes de cette correspondance-là, tous les hommes sont sauvés et perdus, élus et réprouvés.
L’essence de Dieu est une activité révélationnelle, et l’essence de l’homme est la foi. Dieu doit se révéler; il est alors connu en Christ, tandis que l’activité inhérente de l’homme consistera à croire, puisque telle est sa nature. On peut dire que tous les hommes seront sauvés, puisque tous les hommes croient de façon inhérente. Dieu est Dieu dans la mesure où il se manifeste dans une activité révélationnelle. Pour qu’il soit Dieu, il doit s’engager dans l’histoire en laissant de côté tous ses attributs incommunicables. Il doit même devenir l’opposé de lui-même. Une christologie de ce type-là est une échelle dressée dans un ciel vide, ne menant nulle part.
Si la théologie néo-orthodoxe affirme que Dieu était en Christ, la raison en est qu’il n’y a pas de Dieu en dehors de Christ. L’incarnation a constitué le point final de l’humiliation totale de Dieu, le sacrifice de sa personne; Barth pourra parler du Dieu souffrant, de la mort de Dieu et de sa perdition, du châtiment qu’il a subi dans le temps, mais aussi dans l’éternité, sans tenir compte du fait que cela est indigne de Dieu. Certes, Barth n’affirmera pas cela explicitement, bien qu’il l’entende implicitement. Il serait même indigné si on lui présentait les conclusions logiques auxquelles aboutit sa pensée. Il n’en demeurera pas moins vrai que si Dieu est devenu totalement homme, l’homme devient alors totalement Dieu. Une fois admis que Dieu est identique au Christ, un Christ sans aucun rapport avec la Trinité ontologique, comment pourrait-il éviter que l’homme insiste qu’il doit devenir identique à Dieu en tant qu’élu? La seigneurie dynamique du Christ est alors opposée à la souveraineté dite statique de Dieu.
Cette théologie est faussement christocentrique, puisqu’en fin de compte elle se convertit en un pur anthropomorphisme. La christologie néo-orthodoxe disparaît dans l’anthropologie et la Trinité ontologique est définitivement chassée de la scène. Le Christ n’est plus Médiateur entre Dieu et l’homme, mais l’essence de la possibilité de l’homme et la manifestation totale de la divinité, engagée dans le temps et n’ayant aucune existence au-delà de l’histoire. Parce que la création n’est pas littéralement vraie, le salut devient participation au divin, plutôt que régénération.
Emil Brunner peut parler du Christ devenu chair dans le sens où chair signifie la solidité brutale des faits de l’expérience perceptible. Mais ceci n’est que l’équivalent de l’interprétation traditionnelle qui assure que l’éternel a pénétré dans le temps. Une telle affirmation est la relativisation de ce qui est historique. Parce qu’il n’y a pas de vrai concept d’éternité, il ne peut exister de concept valable de temps. Parce que Dieu en soi n’existe pas, il ne pourra pas exister une histoire signifiante. Le concept d’une chute supra-historique conduit à un Christ supra-historique, sans rapport avec les réalités dures de la critique biblique. Ce qui est historique se présente comme un aspect superficiel de la réalité. C’est ainsi que l’on peut devenir contemporain du Christ, voire identique à lui, parce que le Christ est au-dessus de l’histoire.
2. Karl Barth←⤒🔗
On trouve des tendances théopaschites dans la conception de Karl Barth. Nous donnerons un aperçu de la doctrine de Barth. Barth insiste beaucoup sur le fait que l’action de Jésus-Christ dans la réconciliation est l’action de Dieu lui-même. Mais il le fait d’une manière qui nous rappelle le théopaschitisme (la doctrine de la souffrance de Dieu), condamné avec raison.
Barth dit que ce n’est que la révélation qui peut enseigner ce que Dieu peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, ce qui est le contenu concret de sa puissance. Cela est naturellement juste. Barth pense que la croix nous révèle que la gloire de Dieu consiste notamment dans le fait que Dieu peut aussi être faible et impuissant. L’humiliation de soi-même, l’abandon de soi-même ne contredirait pas l’essence divine, car la croix nous montrerait que c’est essentiel pour Dieu de ne pas être seulement celui qui gouverne en majesté, mais aussi celui qui s’humilie, celui qui n’est pas concentré sur sa propre majesté. Dieu se glorifie par son humiliation. La puissance de Dieu se révèle par sa faiblesse, par le fait que la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes (1 Co 1.25). Il révèle sa vie en mourant. Dieu devient homme. Et ce fait montrerait justement sa divinité, sa puissance et sa gloire divines. La divinité véritable de Christ apparaîtrait par le fait que Christ s’humilie. Selon Barth, Dieu se place lui-même sous son propre jugement et nous sauve ainsi de notre malédiction. Il ne nie pas la souffrance de l’homme Jésus, car la souffrance de Dieu se couvrait avec la souffrance de l’homme Jésus. Le Dieu éternel prend notre souffrance sur lui en l’homme Jésus.
Ces pensées nous indiquent déjà un peu comment Barth conçoit la relation entre la nature divine et la nature humaine de Christ. Parlons maintenant de cette question. L’idée de Barth de la relation entre les natures de Christ est étroitement liée à ce que nous avons relevé de l’opinion de Barth sur la souffrance de Dieu en l’homme Jésus. Selon Barth, Dieu s’enferme volontairement dans les limites de la nature et de la misère humaines. Sa souveraineté s’enferme dans la dépendance du Fils de l’homme, sa toute-puissance dans la faiblesse humaine, son omniprésence dans la limitation de l’homme Jésus. Jésus-Christ est entièrement Dieu et entièrement homme. L’homme Jésus existe à cause de l’existence de Dieu : son existence est identique à l’existence de Dieu dans le Fils.
Barth reconnaît cependant que la divinité et l’humanité demeurent distinguées. En tant qu’homme, Jésus-Christ existe à cause du fait qu’il existe en tant que Dieu. On ne peut pas tourner la phrase. L’union entre Dieu et homme en Christ est une union qui a sa base dans l’abaissement continuellement actuel de Dieu. Cette union n’est donc pas d’ordre statique, mais dynamique. Dieu s’humilie continuellement dans le Fils pour devenir homme. Ainsi rend-il de sa nature humaine l’organe de son œuvre médiatrice. Cette conception fait réfuter à la fois la conception luthérienne de la communication des qualités et des œuvres et la conception réformée ancienne : Les luthériens n’auraient pas rendu justice au caractère dynamique de l’union des natures; les réformés n’auraient pas vu que l’homme Jésus est vraiment Dieu en son abaissement. L’homme Jésus est puissant parce que le Fils éternel veut être puissant comme homme en s’enfermant dans les limites de la nature humaine. La puissance qui se révèle dans l’homme Jésus est donc la puissance de Dieu.
Barth rejette l’idée réformée de la grâce habituelle communiquée à la nature humaine de Christ et que les actes du vrai homme Jésus sont identiques aux actes de Dieu. Selon lui, cette identité n’empêche pas la distinction permanente entre ce qui est humain et ce qui est divin en Christ. Car l’activité humaine de Christ est la révélation et le résultat de son activité divine; l’activité humaine sert à l’activité divine et en témoigne. La souffrance de Christ, une et seule, est à la fois le point le plus profond de l’humiliation de Dieu et le chemin que l’homme Jésus a pris. Dans l’action de l’union des deux natures, le divin est toujours au-dessus et l’humain toujours au-dessous. Le divin est entièrement donnant, l’humain entièrement recevant. Leur relation est celle d’une action véritable. La distinction demeure, mais elle est si peu une séparation que l’on ne peut pas seulement dire que le but de l’action humaine est le même que le but de l’action divine, mais aussi que le mouvement vers le but, combien déterminé par deux facteurs, est un seul mouvement.
On peut donc dire que l’homme Jésus a une origine tout à fait spéciale. Grâce à cette origine, il participe à la sainte Trinité. Ce fait distingue quantitativement, mais aussi qualitativement entre lui et les autres hommes. La grâce de cette origine élève cet homme à la liberté humaine de l’obéissance. L’histoire de cet homme est l’histoire de sa correspondance volontaire et libre avec la volonté divine et donc de son service à Dieu et aux hommes. Ainsi, Christ est-il le seul homme qui arrive à cette obéissance. Cependant, Jésus est un homme véritable, qui a participé à la misère humaine. Mais en tant qu’homme, il est l’homme élevé parce qu’il est en tant que Dieu, le Dieu s’abaissant. Il est l’homme élevé au-dessus de la misère, l’homme qui est libre malgré toute sa misère, parce qu’il est un avec Dieu. L’homme est élevé dans l’abaissement de Dieu. Le serviteur devient Seigneur, parce que le Seigneur devient serviteur.
Barth réfute l’idée selon laquelle l’humiliation et l’exaltation doivent être considérées comme des « états » qui se suivent dans la vie du Médiateur. Selon Barth, l’abaissement est uniquement l’abaissement de Dieu. On ne devrait pas parler de l’abaissement de Jésus en tant qu’homme. Ainsi pourrait-on seulement parler de l’exaltation de l’homme Jésus, la libération de Jésus en tant qu’homme et ensuite l’élévation de toute l’humanité. Car il ne s’agirait pas seulement en Christ de l’élévation de lui-même en tant qu’homme, mais aussi de l’élévation de toute la nature humaine. Certes, Christ est un autre homme que nous, à cause de son origine, mais il l’est dans l’identité de sa nature humaine et de la nôtre. Christ s’est lié à notre misère, il a subi notre jugement, il est allé le chemin des pécheurs jusqu’à la fin, jusqu’à la mort qui est le salaire du péché. Ainsi a-t-il mis fin en sa personne à nous en tant que pécheurs et au péché. En tant que pécheurs, il nous a livrés à l’anéantissement en sa personne et ainsi a-t-il livré à l’anéantissement notre péché, notre malédiction et notre condamnation. L’abaissement de Dieu est donc l’élévation de nous tous, notre libération de la misère, parce qu’elle est la réconciliation de nous tous avec Dieu en Christ qui est notre Chef.
La réconciliation a lieu dans l’actualité de l’action divine qui est identique à l’action de l’homme Jésus. Nous sommes réellement réconciliés parce que le Juge prend notre place, la place des accusés, parce que Dieu subit le jugement et le vainc. Dieu se glorifie en sa grâce en s’humiliant lui-même, en prenant comme homme la place de l’homme sous le jugement et en réconciliant ainsi l’homme avec lui. Cette humiliation de Dieu est la réconciliation de nous tous. Christ est le Réconciliateur, parce qu’il est à la fois homme comme nous sommes et homme autrement comme nous le sommes à cause de son origine. L’humiliation de Dieu atteint son point culminant dans la croix. À ce moment, l’élévation de l’homme est aussi achevée. Après ce moment, l’élévation de l’homme est aussi achevée. Après ce moment, l’homme Jésus n’a plus besoin de qualités nouvelles ou d’un développement nouveau.
C’est pourquoi Barth dit que la résurrection et l’ascension de Christ ne peuvent pas impliquer autre chose que de manifester ce qui est entièrement achevé à la croix. La résurrection et l’ascension de Christ révèlent que notre réconciliation avec Dieu est un fait accompli, que Dieu s’est humilié en Christ afin d’élever tous les hommes. La résurrection et l’ascension montrent que l’homme Jésus-Christ en son identité au Fils de Dieu est notre Seigneur. L’achèvement de l’œuvre de l’élévation de l’homme ne pouvait être révélé qu’après la croix, parce que cette œuvre ne fut pas achevée auparavant. Certes, avant la crucifixion de Christ, il y a eu des préfigurations de la révélation postérieure. La résurrection et l’ascension sont cependant nécessaires pour faire connaître aux hommes l’œuvre achevée. Ils apprennent par la résurrection qu’ils ont été réconciliés avec Dieu.
Ce dernier fait concerne tous les hommes : Christ a effectivement réconcilié tous les hommes. Cette réconciliation a eu lieu tout à fait sans une contribution de leur part. Christ a pris leur place sous le jugement de Dieu quand ils étaient encore des ennemis de Dieu. Cette dernière pensée n’empêche pas Barth de dire que nous avons tous été frappés par la colère de Dieu en la croix de Christ, que nous avons tous été anéantis à ce moment. La mort de Christ fut la mort de nous tous en tant que pécheurs, indépendamment de notre attitude vis-à-vis de la croix. Barth dit que l’on peut appeler la croix la fin du monde pécheur, la fin, l’anéantissement de l’homme pécheur. Selon lui, nous pouvons dire, à cause de la croix, qu’en tant que pécheurs, nous n’avons plus de possibilité d’exister, que nous n’avons plus d’avenir, parce que nous avons été anéantis avec notre péché avec Christ.
Nous avons dit que selon Barth la résurrection n’ajoute rien de nouveau à l’élévation de l’homme, mais qu’elle ne fait que la révéler comme une réalité achevée. Cela ne veut cependant pas dire que la résurrection ne serait que le verso noétique de la croix. Barth appelle aussi la résurrection un acte nouveau de Dieu, parce que la croix aurait aussi pu être la fin de toute chose, la manifestation de la repentance définitive de Dieu d’avoir créé l’homme. C’est par la grâce de Dieu que la croix n’est pas son dernier mot. La croix est suivie par la résurrection qui révèle que Dieu n’a pas voulu manifester en Christ sa repentance définitive d’avoir créé le monde, mais qu’il s’est humilié en Christ pour sauver l’homme, qu’il a achevé en la croix la réconciliation entre l’homme et lui-même.
Ainsi Dieu se justifie-t-il en Christ. Dieu est juste parce qu’à sa main gauche il anéantit le pécheur avec son péché, ce pécheur qui est entièrement l’objet du « non » divin. Mais Dieu est juste aussi parce que son « non » n’est pas le dernier mot, parce que sa colère a une limite, une direction, parce qu’à sa main droite Dieu retient l’homme lui-même, l’homme qui est quand même la créature et l’allié de Dieu, bien qu’il soit un pécheur totalement digne de la colère de Dieu. Dieu maintient donc aussi sa justice par le fait qu’il ne reconnaît pas comme légitime l’identification de l’homme avec son injustice, parce qu’il ne veut pas détruire l’injuste avec son injustice. Il n’abandonne pas l’homme dans sa chute sans fond, il ne l’annule pas comme sa créature, comme son allié. L’œuvre de Dieu est parfaite à gauche et à droite. L’anéantissement du pécheur fut total. Mais l’homme en tant que créature de Dieu est aussi totalement homme élevé avec Christ, homme séparé et délivré entièrement du péché, aussi totalement objet du « oui » divin à droite, qu’en tant que pécheur il a été entièrement anéanti à gauche par le « non » de la colère divine.
Dieu maintient sa justice parce que sa colère est réelle et parce que sa colère a une certaine direction, parce qu’elle est le moyen pour distinguer entre le pécheur et le péché. Ainsi Dieu est-il plein de miséricorde. C’est miséricordieux que l’homme doive périr en tant que pécheur : vivre de cette manière n’est pas une bonne chose. Mais c’est encore plus miséricordieux que Dieu n’abandonne pas l’homme en tant que créature dans ce jugement total, qu’il donne, comme la résurrection de Christ nous dit, à cet homme, qu’il a d’abord anéanti en tant que pécheur, la vie véritable en le délivrant de son péché, en le libérant pour le service de Dieu et du prochain.
Se justifiant ainsi, Dieu justifie aussi l’homme. Il restaure la justice que l’homme a perdue en l’anéantissant en tant que pécheur avec Christ à la croix et en le faisant paraître comme un homme nouveau qui est le prochain de Jésus-Christ et ainsi totalement libre du péché. Cette justification n’est pas une justification nominale. Barth insiste beaucoup sur ce fait. L’homme ne peut pas seulement dire, à cause de la résurrection de Christ, que Dieu le considère comme juste, mais il peut aussi dire qu’il est juste. Il est l’homme nouveau, l’homme élevé sur qui le péché n’a plus aucune puissance, qui n’a même plus la possibilité d’exister comme pécheur. Car l’homme pécheur, l’homme que Dieu ne veut pas, a été anéanti totalement avec Christ à la croix.
La résurrection dit à tous les hommes qu’ils sont des hommes pour qui Christ a supprimé la possibilité de pécher et d’être l’objet de la colère divine, que la séparation entre l’homme et le péché est définitive et parfaite. La réconciliation et la nouvelle réalité ont été réalisées parfaitement et sans aucune limitation. Ce n’est que notre connaissance de cette nouvelle réalité qui est encore limitée. Barth emploie cette image : La pendule est démontée, mais le balancier ne s’est pas encore arrêté. Le message joyeux est prêché à chaque homme : Tu es mort, toi vieil homme qui vis encore dans l’ombre du temps finissant du monde! Nous vivons encore dans l’ombre du péché qui a été ôté en Christ. L’homme ne peut plus produire aucun péché que Dieu n’a pas encore pris au sérieux en Christ. Ce fait fonde notre certitude.
Cela ne veut pas dire que Barth considère le péché comme quelque chose que nous imaginons, quelque chose qui n’existe qu’en apparence. Nous devons reconnaître que nous commettons encore des péchés, bien que Dieu ait anéanti en Christ le péché et la possibilité d’être un pécheur. Il s’agit certes dans nos péchés d’une chose absurde, d’une possibilité impossible, mais quand même d’une chose dont nous ne pouvons pas nier la réalité. Il est permis de dire, à cause de la résurrection de Christ, que nous avons été anéantis en tant que « vieil homme ». Cependant, nous devons reconnaître que nous ne constatons pas cela en nous-mêmes. L’homme qui prend au sérieux l’acquittement de Dieu doit aussi prendre au sérieux qu’il est encore en lui-même entièrement pécheur, fait absurde que ce soit, quelqu’un que Dieu ne veut absolument pas. Nous ne pouvons même pas constater une continuité entre ce que nous sommes selon le message de la résurrection et ce que nous sommes en nous-mêmes.
La distance entre le vieil et le nouvel homme est celle qui existe entre mort et résurrection, entre anéantissement total et possibilité nouvelle de vivre. Le sérieux du jugement de Dieu sur le péché révélé dans la croix ne nous laisse même pas la possibilité de constater en nous la différence entre notre peccabilité et le fait que nous sommes des pécheurs. Nous devons dire que nous sommes entièrement l’objet du « non » divin si nous regardons nous-mêmes. La continuité entre l’homme nouveau et le vieil homme, qui est supposée quand Barth parle de la séparation entre l’homme et son péché, n’est pas une continuité que nous pouvons constater, parce qu’il s’agit de la continuité qui existe entre l’homme totalement anéanti avec son péché et l’homme ressuscité quand même. Il s’agit d’une continuité dont la possibilité se trouve uniquement dans la grâce divine.
L’homme est donc dans l’acquittement de Dieu encore entièrement pécheur. Cependant, la justification est réelle et parfaite en Christ, la justification qui n’est pas une déclaration nominale, mais une véritable réalité. Nous ne pouvons pas la constater en nous-mêmes. Il est permis de le croire. C’est pourquoi Barth dit que nous sommes « simul peccator et justus » et que nous sommes les deux choses d’une manière totale. Il n’y a de justification que la justification de l’impie.
C’est pourquoi Barth parle aussi d’une justification « commençante ». Maintenant, il n’y a pas de justification sans confession du péché. Il n’y a aucun homme justifié par Dieu qui ne doit pas reconnaître qu’il est encore un pécheur. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’un dualisme éternel. Il y a dans l’œuvre de Christ un point de départ et un point d’orientation, qui se meut de la mort de Christ vers sa résurrection, de la culpabilité vers l’homme nouveau. Je dois dire à cause de l’œuvre de Christ : j’étais ce vieil homme et je le suis encore, mais je suis le nouvel homme et je le serai.
Barth dit que l’élévation ne concernait que l’humanité de Jésus et qu’elle était achevée avec la croix de Christ. La résurrection ne faisait que la révéler aux hommes. Selon lui, il ne peut pas être question d’une élévation qui concerne aussi la nature divine en Christ pendant l’état de l’humiliation. Selon nous, cette dissimulation veut dire que Christ ne veut pas se glorifier d’après sa nature divine pendant l’état de l’humiliation. Barth enseigne cependant une glorification de lui-même par Dieu en Christ qui est déjà une réalité actuelle, avant la résurrection, mais qui n’est pas encore comprise comme telle.
Barth fonde cette pensée sur le fait que, selon lui, la forme de serviteur de Christ pendant sa vie terrestre nous montre que c’est selon la nature divine de pouvoir s’humilier, se limiter, se rendre impuissant, etc. Nous ne pouvons pas accepter ces conclusions, parce qu’elles ne rendent pas justice au fait que Philippiens 2.6 et 2 Corinthiens 8.9 ne nous disent pas du tout que la nature divine de Christ nous peut faire comprendre l’humiliation de notre Seigneur. Au contraire, ces passages nous disent nettement que la pauvreté et la forme d’un serviteur que notre Seigneur a eue pendant sa vie terrestre sont justement une énigme incompréhensible pour nous à cause de la divinité de Christ. Christ n’est pas devenu pauvre parce que cela est conforme au caractère divin de sa richesse, mais il est devenu pauvre malgré sa richesse divine (2 Co 8.9). Ainsi la majesté divine du Fils de Dieu ne fonctionne-t-elle pas dans Philippiens 2.6 pour rendre compréhensible l’abaissement de Christ. La kénose eut lieu malgré la majesté et la gloire divines. C’est pourquoi Barth a tort de déduire une connaissance nouvelle de l’essence divine de ce que la Bible dit de la kénose du Fils de Dieu.
Nous avons affirmé que l’humiliation concerna Christ d’après ses deux natures, aussi bien que son élévation, et que la dernière a suivi la première. Il nous semble qu’Actes 2.36 et Philippiens 2.10 décrivent l’élévation de Christ clairement comme une récompense que Christ a reçue au moment de sa résurrection à cause de son humiliation. Ces passages nous semblent donc contredire la pensée de Barth. C’est vrai que Barth parle aussi d’une élévation de Christ (en tant qu’homme) qui repose sur son humiliation (en tant que Dieu). Mais est-ce qu’il est conforme à la pensée de Barth de dire que Christ a mérité l’élévation de Christ après la crucifixion et le fait qu’il a voulu se passer de sa majesté et de sa gloire divine afin de nous sauver. Barth dit cependant que rien ne manquait à la gloire divine de Jésus avant la résurrection. Il admet seulement que cette gloire, bien que présente, n’était pas encore reconnue comme telle avant la résurrection. On peut aussi se demander si le fait que la gloire divine ne fut pas voilée pendant la période avant la résurrection ne menace pas la réalité du fait que Christ a subi la punition divine pour nous.
Nous avons déjà remarqué que Barth donne un autre sens au fait que Christ est celui qui a pris notre place. La conception de Barth implique que l’on peut dire aux hommes qu’ils n’ont plus de possibilité d’exister en tant que pécheurs, que leur péché n’a pas d’avenir, parce qu’en tant que pécheurs ils ont été anéantis avec leur péché ensemble avec Christ. Ne serait-il pas conséquent de dire que l’on se trompe si on pense encore découvrir le péché?