Jean Calvin (1509-1564) Résumé biographique
Jean Calvin (1509-1564) Résumé biographique
- Jean Calvin parmi les grands
- Sa jeunesse et sa formation générale (1509-1531)
- Sa conversion subite (1532-1533?)
- Le discours de Nicolas Cop à Paris – un élément déclencheur (1533)
- Calvin à Angoulême – ses premiers écrits théologiques (1533-1534)
- La rupture définitive d’avec Rome (1534)
- Répression royale brutale (1534-1535)
- Calvin à Bâle – la traduction de la Bible (1534-1535)
- Calvin à Ferrare en Italie, puis de retour à Bâle (1536)
- L’Institution de la religion chrétienne (1536)
- Sa Préface au roi et sa défense de la foi réformée (1536)
- La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même
- Calvin retenu à Genève par Farel (1536)
- La disputation de Lausanne et les accusations de Pierre Caroli (1537)
- L’organisation de l’Église et du culte à Genève (1536-1537)
- Expulsé de Genève avec les autres pasteurs (1538)
- Calvin pasteur à Strasbourg (1538-1541)
- Son mariage avec Idelette de Bure (1540)
- La rédaction de plusieurs commentaires bibliques
- La contribution de Calvin au débat sur la sainte Cène (1540)
- Calvin de retour à Genève (1541)
- Ses nombreuses activités à Genève (1541-1564)
- Genève ville de refuge
- Le Psautier de Genève (1562)
- Des amis et des ennemis
- Tolérance ou intolérance?
- Conflit entourant l’exercice de la discipline ecclésiale
- L’affaire Michel Servet (1553)
- Un résumé de la contribution de Jean Calvin
1. Jean Calvin parmi les grands⤒🔗
L’Église a connu de nombreuses et remarquables figures au cours de son histoire. Qu’on pense par exemple à l’évêque Polycarpe de Smyrne au second siècle après Jésus-Christ, mort en martyre à l’âge de 86 ans pour avoir refusé de renier son Maître et Sauveur Jésus-Christ. Qu’on pense encore à l’évêque de Lyon Irénée, qui avait été enseigné dans la foi chrétienne par Polycarpe, et qui a combattu avec vigueur l’hérésie gnostique niant entre autres l’incarnation de Jésus-Christ; à l’évêque d’Alexandrie Athanase, au 4e siècle, qui a tant œuvré pour faire confesser la pleine divinité de Jésus-Christ durant le Concile de Nicée en l’an 325, et a dû payer sa fidélité à cette confession du prix de cinq douloureux exils durant sa longue et remarquable carrière; à Augustin d’Hippone, le grand théologien converti à la foi chrétienne après des années de vie dissolue et de recherche spirituelle vaine auprès de tous les courants philosophiques de son temps. On pourrait citer maints autres personnages, comme Grégoire l’Illuminateur au début du 4e siècle, qui accomplit une œuvre magistrale d’évangélisation en Arménie, à commencer par le roi Tiridate lui-même; Bernard de Clairvaux en France à la fin du 11e siècle, Martin Luther en Allemagne au 16e siècle…
Jean Calvin appartient à cette classe d’hommes exceptionnels qui ont déterminé le cours de l’histoire de l’Église en y laissant une trace durable au-delà de leur personne, par la force de leur conviction et la solidité de leur œuvre. L’héritage spirituel laissé par Calvin ne s’est pas limité à la France ou à la Suisse, où il a passé la plus grande partie de sa carrière, mais s’est étendu, et continue de s’étendre, en Asie, par exemple en Corée du Sud ou au Japon, en Afrique, en Australie et en Nouvelle-Zélande, au Brésil, dans une moindre mesure en Russie et en Ukraine. Sans parler naturellement de l’influence exercée par la pensée de Calvin sur les Pays-Bas et l’Amérique du Nord. Cette œuvre prodigieuse au service de la proclamation, de l’exposition et de la diffusion de la foi chrétienne s’est faite au milieu de temps très troublés, difficiles voire violents aussi bien sur le plan politique que sur le plan religieux. L’époque de la Réforme, en Europe au 16e siècle, est une époque de grands changements, non seulement politiques et religieux, mais aussi intellectuels et artistiques.
2. Sa jeunesse et sa formation générale (1509-1531)←⤒🔗
Né il y a cinq siècles — très exactement le 10 juillet 1509 — à Noyon, une ville de Picardie, au nord de la France, Calvin a bénéficié dans sa jeunesse d’une formation intellectuelle très poussée, sans doute la meilleure qu’on pouvait recevoir en France à son époque. Il n’appartenait pas à une famille noble ou très riche, mais Gérard Cauvin, son père, étant au service de l’évêché de Noyon, jouissait d’une position sociale enviable et avait beaucoup de relations. Juriste, il avait acquis pour son fils aîné Jean ce qu’on appelait alors des bénéfices ecclésiastiques, c’est-à-dire des revenus matériels tirés des propriétés foncières de l’évêché. À cette époque, l’Église en Europe occidentale était une puissance temporelle de taille, c’est-à-dire qu’elle possédait de très nombreuses propriétés, terres, bâtiments et en tirait des revenus importants. Ceux qui travaillaient sur ses terres lui devaient divers impôts et redevances. Un jeune homme pourvu de bénéfices ecclésiastiques serait entré au service de l’Église d’une manière ou d’une autre, en devenant par exemple chanoine, et n’aurait eu aucun souci matériel à se faire pour le reste de son existence. Il aurait vécu des rentes que ses bénéfices lui procuraient, et aurait administré tel ou tel aspect de la vie de l’Église, après avoir suivi de très bonnes études.
Le jeune Calvin n’a pas tardé à être envoyé à Paris, à l’âge de 11 ans et, environ un an plus tard, il entrait au collège Montaigu, qui faisait partie de l’Université de Paris. Dans ce collège au régime et à la discipline très durs, où les élèves n’étaient autorisés à parler entre eux qu’en latin même entre les cours, où la nourriture était des plus médiocres, il obtiendra une maîtrise ès arts vers 1525. Outre le latin, il aura appris la dialectique, les différentes branches de la philosophie comme on l’enseignait au Moyen Âge en Europe, et un peu de littérature antique. À l’âge de 16 ans, il pouvait passer dans une faculté supérieure, que ce soit la théologie, le droit ou la médecine. En raison de ses bénéfices ecclésiastiques, il aurait été naturel qu’il se dirige vers la théologie, mais entretemps son père s’était fâché avec les chanoines de la cathédrale de Noyon, et il décida donc que son fils ferait du droit et non de la théologie.
Voici donc le jeune Calvin en route pour Orléans vers 1525 ou 1526, âgé d’environ 16 ans, toujours muni de ses bénéfices ecclésiastiques qui lui permettaient de payer ses études. La ville d’Orléans possédait une faculté de droit très renommée, de même que la ville de Bourges, où Calvin fera aussi un séjour d’études de quelques mois pour suivre les cours d’un grand juriste italien de l’époque, Alciat. Il s’initie parallèlement à l’étude de la philologie, c’est-à-dire à l’analyse des langues classiques (le latin et le grec) telle que la pratiquaient les lettrés de cette époque, les humanistes de la Renaissance, comme le savant hollandais Érasme et son équivalent français Guillaume Budé. Les études de droit de Calvin favorisaient une telle approche. En effet on développait alors ces méthodes d’analyse pour expliquer dans leur contexte à la fois linguistique et historique les grands textes juridiques du passé, qu’on commentait aux étudiants. En 1531, Calvin obtient sa licence en droit, aujourd’hui on parlerait sans doute d’un doctorat, au vu du nombre d’années d’études. C’est aussi cette année-là que son père meurt, au mois de mai, et le jeune Calvin se sent désormais délié de poursuivre une carrière de juriste, malgré son diplôme. Il préfère de loin continuer ses études de philologie, donc des langues classiques, et commencer à se faire connaître comme auteur.
Le voilà donc de retour à Paris, enseignant au collège Fortet et suivant lui-même les cours du Collège de France que le roi François 1er, un grand ami des hommes de lettres, vient de mettre en place pour favoriser les nouvelles approches de l’enseignement des humanités. Calvin y suit les cours d’hébreu et de grec dispensés par les meilleurs spécialistes de l’époque. Il s’attelle à la publication de son premier livre, un commentaire sur une œuvre de l’écrivain latin Sénèque, le précepteur de l’empereur Néron au premier siècle de notre ère : l’ouvrage de Sénèque, intitulé De la Clémence, visait à apprendre au jeune élève du philosophe stoïque les vertus de la clémence. Tous ceux qui connaissent un tant soit peu l’histoire romaine savent que l’empereur Néron fut tout sauf un homme de clémence et de raison : il devint un tyran sanguinaire, en fait le premier empereur romain à persécuter violemment les chrétiens. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Sénèque fascine le jeune Calvin, qui s’attache à la commenter en montrant tout son savoir linguistique et philosophique, et en tâchant de rivaliser avec d’autres commentateurs plus âgés et expérimentés, comme Érasme de Rotterdam, au risque de passer pour légèrement arrogant. Son commentaire, dont il a payé la publication par ses propres moyens, sortira en 1532, mais ne rencontrera pas le succès espéré.
3. Sa conversion subite (1532-1533?)←⤒🔗
Jusqu’ici, Calvin ne semble pas s’être préoccupé de questions religieuses et théologiques. C’est un juriste formé aux méthodes d’analyse des textes et désireux de poursuivre une carrière littéraire. Pourtant, il n’a pas pu rester indifférent aux idées qui parcourent la chrétienté occidentale depuis que Martin Luther en Allemagne, Ulrych Zwingli en Suisse ainsi que leurs disciples ont radicalement remis en question la conception et l’enseignement de l’Église officielle dirigée depuis Rome. Ces idées, qui se répandent très rapidement en France notamment, ont déjà fait beaucoup d’adeptes et appellent à une réforme de l’Église. Certains prônent cette réforme plutôt sur les formes extérieures que sur le fond, appelant à une meilleure formation du clergé, à la disparition de certains abus notoires et à une spiritualité plus proche de l’Évangile. D’autres appellent à une réforme beaucoup plus profonde, sans toutefois savoir comment l’articuler ni l’organiser. Des cercles réformistes se sont formés et la sœur même du roi de France, Marguerite d’Angoulême, leur est favorable. Le roi, lui, oscille entre ses tendances de prince ouvert aux idées nouvelles, en partie sous l’influence de sa sœur, et la recherche d’appuis politiques dans les cercles traditionnels de l’Université de Paris, la Sorbonne, qui est avant tout un lieu extrêmement traditionaliste, et qui s’oppose au Collège de France nouvellement établi.
Au cours de sa vie, Calvin a été très avare de confidences personnelles, raison pour laquelle on ne dispose pas de détails autobiographiques sur les influences qu’il a reçues à cette époque de sa vie. Mais on sait que son cousin Robert Olivétan était déjà acquis aux idées nouvelles. Un de ses professeurs de grec à la faculté d’Orléans, Melchior Wolmar, était un luthérien déclaré. C’est quelque part entre 1532 et 1533 que se produira chez Calvin une conversion radicale. Les conséquences de cette conversion ne seront pas seulement d’ordre personnel pour cet homme au caractère et à l’intelligence exceptionnels, mais donneront un cours nouveau à l’histoire de l’Église en Europe, puis, moins d’un siècle après sa mort, en Amérique du nord, avec l’arrivée des Pères pèlerins.
Cette conversion intervient probablement après la publication de son Commentaire sur le De Clementia de Sénèque, qui n’en montre nulle trace. Comment a-t-elle été préparée? Beaucoup de biographes de Calvin se sont penchés sur cette question. Il y a dû se produire un certain cheminement spirituel et une ouverture vis-à-vis de l’Évangile, par la lecture de certains écrits luthériens. Mais il y avait aussi en Calvin une forte résistance à l’égard de certaines idées, notamment celles du réformateur Zwingli qui ne voyait dans la sainte Cène, le repas institué par Jésus-Christ la nuit de son arrestation, qu’une commémoration symbolique, sans réelle présence de Jésus-Christ lorsque cette Cène est célébrée dans l’Église.
Vingt-cinq ans plus tard, dans un passage fameux de la préface de son commentaire sur les Psaumes paru en 1557, Calvin parle d’une conversion subite. Il écrit qu’il était si obstinément adonné aux superstitions de la papauté — c’est-à-dire de l’Église officielle sous le giron du pape — qu’il aurait été bien difficile de le retirer de ce bourbier. C’est Dieu lui-même, dit-il, qui dompta et rangea à docilité son cœur, lequel, en raison de l’âge, était trop endurci dans de telles choses. Il déclare qu’il a été très surpris de voir qu’au moment même où il commençait à y voir un peu clair et cherchait ardemment à acquérir davantage de connaissance spirituelle, tous ceux qui cherchaient aussi la lumière du christianisme se sont tournés vers lui pour apprendre, alors qu’il ne faisait lui-même que commencer. Étant de nature assez timide et préférant la paix et la tranquillité, il recherchait un endroit où se cacher et se tenir coi, mais de partout les gens accouraient vers lui pour l’écouter.
4. Le discours de Nicolas Cop à Paris – un élément déclencheur (1533)←⤒🔗
Quoiqu’il en soit, un événement va précipiter les choses et forcer Calvin à prendre parti publiquement. Le très jeune recteur de l’Université de Paris, Nicolas Cop, est un de ses amis, et le fils du médecin personnel du roi. Il doit prononcer le discours de la rentrée universitaire le 1er novembre 1533 devant les autorités des quatre facultés, théologie, droit, médecine et arts. Le climat à Paris est très tendu. La faculté de théologie — la Sorbonne comme on l’appelait — se débat pour empêcher l’expression de tout ce qui pourrait rappeler les idées du moine allemand ayant rompu avec la papauté de Rome, Martin Luther. Elle a même condamné un livre écrit par la sœur du roi, Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre et qui s’intitule Le miroir de l’âme pécheresse. Or, le roi a demandé au prédicateur de Marguerite, Gérard Roussel, d’assurer les sermons du temps de Carême au château du Louvre à Paris, qui est la résidence royale. Roussel est aussi un ami de Calvin et il est l’un des chefs de file du parti réformiste en France. Dans une lettre à un ami d’Orléans, Calvin décrit cette atmosphère tendue.
La Sorbonne proteste contre la présence de Roussel, des étudiants parisiens font jouer une pièce de théâtre qui met en scène, de manière à peine voilée, Marguerite et Gérard Roussel. Le roi est excédé. Il vient de marier son second fils, qui lui succédera sur le trône de France quatorze ans plus tard, à la nièce du pape, et cherche maintenant un rapprochement avec ce dernier, qu’il vient de rencontrer. Celui-ci l’a fermement invité à extirper de son royaume tout ce qui sent les écrits de l’Allemand Luther, ainsi que toutes les sectes qui, dit-il, pullulent en France.
Or voilà que le discours du recteur Nicolas Cop, basé sur les Béatitudes prononcées par Jésus dans le sermon sur la Montagne, présente tous les traits de la pensée luthérienne. Ce n’est que par grâce, par le moyen de la foi, que l’homme est justifié et sauvé devant Dieu. Ce n’est pas par ses œuvres. Même si une invocation à la vierge Marie est présente, le ton du discours est tout sauf celui qui peut plaire à la Sorbonne. C’est un scandale. On soupçonne que Calvin a été mêlé à la rédaction de ce discours, qu’il en est peut-être même l’auteur. On engage des poursuites contre Cop qui doit s’enfuir en Suisse, à Bâle, dont il est originaire. Calvin lui aussi disparaît. La chambre qu’il occupait au collège Fortet où il enseignait est fouillée de fond en comble et sa correspondance est confisquée.
5. Calvin à Angoulême – ses premiers écrits théologiques (1533-1534)←⤒🔗
Il va se réfugier à Angoulême, chez un ami du nom de Louis du Tillet qui possède une bibliothèque très riche pour l’époque. Grâce à l’hospitalité de cet ami et de sa famille, il peut rester à l’abri de toute poursuite. Il en profite pour approfondir sa connaissance de la Bible et des Pères de l’Église. C’est sans doute durant ce séjour à Angoulême qu’il commence à concevoir ce qui deviendra l’Institution de la religion chrétienne, l’ouvrage central auquel il travaillera presque jusqu’à la fin de sa vie. Il se rend également à la cour de Marguerite d’Angoulême, à Nérac, où il rencontre le vieux savant Lefèvre d’Étaples, partisan d’une réforme modérée et traducteur de la Bible en français à partir de la version latine.
Calvin rédige aussi, durant ces mois-là, un texte en latin, le Psychopannychia, qui ne sera publié que plus tard, en 1542, et qui défend la notion qu’après la mort les âmes ne s’endorment pas, mais vivent dans la présence du Seigneur. Certains groupes dissidents, parmi ceux qu’on appelait les anabaptistes, affirmaient en effet le contraire : pour eux, l’âme dort jusqu’au jugement. C’est à ce moment qu’elle se réveillera, mais sans intelligence ou sans mémoire quelconque. D’autres pensaient qu’après la mort l’âme périt avec le corps, jusqu’à ce que l’homme tout entier ressuscite au jour du jugement. Pour la première fois dans sa carrière, Calvin offre à ses lecteurs futurs une discussion sur un sujet particulier, basée sur une étude approfondie des textes de la Bible : toutes les connaissances linguistiques qu’il a acquises jusqu’ici au travers de ses études, il les met au service d’un exposé sur l’Écriture. Il ne le fait d’ailleurs pas de manière froide et détachée, mais avec passion, en s’engageant dans une polémique souvent pleine de remarques sarcastiques contre ceux dont il combat l’opinion. Il commence à développer ce style qui marquera ses écrits par la suite, même s’il n’est ici qu’en gestation. Surtout, il pose avec acuité la question de l’existence éternelle du Christ et de sa présence comme Agneau immolé dès la fondation du monde, selon les paroles du livre de l’Apocalypse.
6. La rupture définitive d’avec Rome (1534)←⤒🔗
Nous voici au milieu de l’année 1534. Calvin a 25 ans. Le juriste et humaniste lettré est devenu, presque malgré lui, théologien; il a définitivement adopté les idées de la Réforme et l’on vient de tous côtés prendre son avis. Sa rupture avec l’Église romaine, dirigée par le pape et les cardinaux, est désormais consommée. Ceci à un moment très critique puisque le roi François 1er a opéré un très sérieux revirement et s’est engagé à traquer ceux qu’on appelle les luthériens. La Sorbonne semble l’emporter contre Marguerite de Navarre et le cercle de ceux qui gravitent autour d’elle à la cour de Nérac où elle réside, assez au sud d’Angoulême. Calvin, lui, remonte au mois de mai vers Paris et Noyon, où il renonce officiellement à ses bénéfices ecclésiastiques, quelles que soient les conséquences financières pour sa vie personnelle. Il n’est pas un opportuniste et ne tirera pas des avantages d’un système ecclésiastique qu’il vient de rejeter. On trouve ensuite sa trace à Paris, à Poitiers et à Orléans.
Vers la fin de l’année éclate un autre scandale qui marque la rupture définitive entre le parti réformiste et l’Église officielle, et scelle l’antagonisme permanent qui les opposera : c’est l’affaire des Placards. Dans la nuit du 17 au 18 octobre des affiches condamnant violemment la messe catholique romaine sont apposées un peu partout dans le Royaume, jusque sur la porte de la chambre du roi au château de Blois, ainsi qu’au château d’Amboise, sur la Loire, où il résidait alors. Le titre de l’affiche en reflète bien le style et le contenu : Articles véritables sur les horribles, grands et insupportables abus de la messe papale inventée directement contre la sainte Cène de notre Seigneur seul Médiateur et Sauveur Jésus-Christ. On ne saurait être plus provocateur. Cette fois, la séparation radicale entre les sympathisants du nouveau courant et l’Église catholique romaine dirigée par le pape est consommée. Pourtant, beaucoup d’adeptes des idées luthériennes, Calvin y compris, n’approuvaient pas la méthode et le ton du placard en question, même s’ils étaient d’accord sur le fond.
Pour le pasteur de la ville de Neuchâtel qui était l’auteur de cette affiche, Antoine de Marcourt (originaire de Picardie, tout comme Calvin et Lefèvre d’Étaples), la messe comme répétition du sacrifice du Christ s’oppose directement à l’enseignement de la Bible, en particulier celui de l’épître aux Hébreux qui insiste sur le sacrifice unique et parfait du Christ accompli une fois pour toutes sur la croix. À travers cette violente attaque, Marcourt renversait tout le système ecclésiastique de l’Église de l’époque : le clergé était considéré comme un groupe d’imposteurs et de braillards. Parmi les slogans de l’affiche, on pouvait lire : « Il ne peut se faire qu’un homme de vingt ou trente ans [c’est-à-dire Jésus-Christ] soit caché dans un morceau de pâte [c’est-à-dire dans l’hostie consacrée de la messe]. » Marcourt attaquait ceux qu’il qualifie de « misérables sacrificateurs » qui se mettent à la place de Jésus-Christ, comme s’ils étaient nos rédempteurs, ou encore se font les compagnons du Christ. Ainsi, la traditionnelle distinction entre clergé et laïcs s’estompait. Il s’agissait bien sûr d’une idée radicale qui pouvait transformer complètement le panorama non seulement religieux, mais aussi culturel et social de la chrétienté européenne.
7. Répression royale brutale (1534-1535)←⤒🔗
Quoi qu’il en soit, la réaction royale fut immédiate et violente : on encouragea la délation en promettant de fortes récompenses et dès le 15 novembre, six personnes suspectées d’hérésie étaient brûlées vives. Le 21 janvier 1535, une très imposante procession avec le roi à sa tête défilait dans les rues de Paris, avec torches et flambeaux, accompagnée de beaucoup de reliques, comme un morceau supposé de la croix du Christ et une supposée goutte du lait de la vierge. On verra par la suite ce que Calvin pensait de toutes ces reliques dont l’Europe était alors remplie à foison. Plus important encore, durant cette procession, l’hostie de la messe était solennellement exposée pour être vénérée. Au même moment, pour faire l’expiation de la souillure qu’avait représentée les Placards dans le royaume de France, on faisait brûler vif une autre demi-douzaine d’hérétiques durant des haltes organisées lors de la procession. Chaque fois, en face du bûcher avait été dressée une estrade où le roi prenait place. Lors d’une de ces haltes, devant la cathédrale Notre-Dame de Paris, il déclara : « Je veux que ces erreurs soient chassées de mon royaume et ne veux excuser personne. Si mes enfants en étaient entachés, je voudrais moi-même les immoler. » Et plus tard la même journée, il affirma publiquement : « Si mon bras était infecté de telle pourriture, je voudrais le séparer de mon corps. » Parmi les victimes de ces persécutions se trouvait un riche marchand du nom d’Étienne de la Forge, justement un ami de Calvin…
Ces événements allaient cependant avoir des conséquences politiques importantes, car François 1er s’était allié aux princes allemands protestants opposés à l’empereur Charles Quint. Il cherchait alors à contrer l’influence de l’empereur en Europe, n’ayant pas hésité à faire alliance avec le sultan turc dans ses desseins. Les ambassadeurs des princes allemands s’étant inquiétés de la persécution consécutive à l’affaire des Placards, le cardinal Jean du Bellay, ambassadeur du roi, tenta de les rassurer en leur faisant croire que ces hérétiques français n’étaient que des séditieux, de dangereux révolutionnaires menaçant l’ordre établi, à l’image des anabaptistes d’Allemagne qui rejetaient toute autorité et voulaient reconstituer un nouvel ordre social et religieux. Dix ans auparavant, en 1525, Martin Luther lui-même avait appelé les princes allemands à réprimer ce mouvement, ce que les princes n’avaient pas tardé à faire dans leurs états, avec une grande violence d’ailleurs. À la mi-juillet François va signer l’édit de Coucy, promettant d’arrêter les persécutions si ses sujets renoncent à leur nouvelle foi et rentrent dans le giron de l’Église.
8. Calvin à Bâle – la traduction de la Bible (1534-1535)←⤒🔗
Et Calvin dans tout cela? Dès le mois de décembre 1534, il s’est réfugié à Bâle, en Suisse, avec son ami du Tillet. Il ne peut y avoir de doute qu’il a commencé à rédiger son Institution de la religion chrétienne avant même l’affaire des Placards. Il la dédiera d’ailleurs au roi François 1er dans une épître rédigée en Suisse, à Bâle, et qui date du 1er août 1535, donc de deux semaines à peine après l’édit de Coucy. Nous y reviendrons. Mais entretemps, il a participé à une autre publication à la signification très importante : la première traduction française de la Bible à partir des langues originales — hébreu et grec — établie par son propre cousin Robert Olivétan et publiée en Suisse, à Neuchâtel. Pour elle, Calvin rédige une préface en latin, ainsi qu’une seconde préface en tête du Nouveau Testament, en français cette fois. Ce très beau texte est intitulé : « À tous chrétiens, amateurs de Jésus-Christ. » Il est suivi d’un texte adressé aux Juifs, probablement dû lui aussi à la plume de Calvin, destiné à les persuader que le Nouveau Testament est bien l’accomplissement de l’Ancien.
La version française de la Bible qui était alors en vogue, celle produite cinq ans auparavant par le grand savant réformiste Lefèvre d’Étaples, était basée sur la traduction latine officielle de l’Église, la Vulgate, et non sur des manuscrits dans les langues originales, l’hébreu et le grec. Ce qui fait bien de la Bible d’Olivétan préfacée par Calvin une première en France et en Suisse. Il faut se souvenir aussi que le tout premier livre à avoir été imprimé en Europe occidentale quelque 80 ans plus tôt, vers 1450, avait été la Bible de l’Allemand Gutenberg, avec un tirage d’environ 150 exemplaires. Très vite, on avait commencé à imprimer la Bible dans les grandes langues européennes : italien, néerlandais, espagnol, catalan, tchèque. On publiait aussi des bibles en hébreu, et même des bibles polyglottes, c’est-à-dire en plusieurs langues, comme celle du cardinal espagnol Ximenes, qui comprenait cinq volumes avec le texte de la Bible en hébreu, en grec et en latin, suivi d’une grammaire et d’un dictionnaire. Aux Pays-Bas, le savant Érasme était chargé en 1516 de publier un Nouveau Testament en grec à partir des manuscrits grecs qu’il avait à sa disposition. Sept ans plus tard, Luther traduisait toute la Bible en allemand : sa version devenait un monument de cette langue, une référence pour les générations à venir.
Après la mort prématurée d’Olivétan en 1538, Calvin allait réviser sa traduction pour la rendre plus accessible au public francophone; elle deviendrait ainsi la fameuse Bible de Genève contenant des explications diverses sur les passages bibliques, l’ancêtre des bibles d’étude modernes en quelque sorte, mais pénétrée d’un profond respect pour l’inspiration divine du texte sacré.
9. Calvin à Ferrare en Italie, puis de retour à Bâle (1536)←⤒🔗
Après plus d’une année passée à Bâle, Calvin prend de nouveau la route, en mars 1536, et se rend au nord de l’Italie, dans la ville de Ferrare, en compagnie de son ami Louis du Tillet. Ferrare est un duché gouverné par un prince ami des arts et des lettres, dont l’épouse, Renée, est française : elle est la fille du précédent roi de France, Louis XII, et reçoit volontiers à sa cour les adeptes de la foi évangélique. Pendant des années, Calvin et Renée de Ferrare échangeront une belle correspondance sur des sujets personnels et spirituels. Après un séjour d’à peine deux mois, il retournera à Bâle, et de la partira pour Paris.
Nous sommes au mois de mai et un événement capital pour la suite de l’histoire vient de se produire : les habitants de la ville suisse de Genève ont décidé, durant leur assemblée générale, d’adopter la Réforme et de rompre complètement avec la papauté. Leur prince-évêque a été chassé, et un français du nom de Guillaume Farel, originaire de la ville de Gap, dans la province du Dauphiné, prêche vigoureusement l’Évangile au milieu des Genevois depuis décembre 1533. Mais Calvin, lui, se rend pour la dernière fois dans sa ville natale de Noyon pour régler ses dernières affaires, et il en repart, accompagné de son frère Antoine et de sa demi-sœur Marie, tous deux adeptes de la Réforme. Il sait qu’il doit désormais prendre le chemin de l’exil, c’est-à-dire quitter sa patrie, aussi pénible cela soit-il.
Dans une longue épître adressée à l’un de ses anciens condisciples, il décrit la France, sous le règne du roi catholique François, comme terre d’esclavage, comme l’Égypte pour les Hébreux du temps de Moïse. On ne peut y rester sous peine d’être entraîné vers l’idolâtrie des pratiques de la papauté. Ceux qui espèrent encore un accommodement avec l’Église établie ne restent que par souci de leur propre confort, de leurs avantages acquis. Il explique aussi ce que doit être le rôle du pasteur idéal selon l’Écriture : il doit enseigner la Parole, défendre l’Église contre Satan, mener une vie exemplaire. C’est le programme qu’il s’est fixé pour sa propre vie et qu’il va désormais poursuivre durant les 30 ans qui lui restent à vivre.
10. L’Institution de la religion chrétienne (1536)←⤒🔗
L’an 1536 est une année charnière dans la vie de Calvin. Il a 27 ans et vient de publier à Bâle, au mois de mars, un livre de 516 pages qui porte le titre suivant : Institution de la religion chrétienne. C’est un petit livre en latin composé de six chapitres seulement, qui traite des matières principales de la foi chrétienne : le mot institution désigne d’ailleurs une instruction, un catéchisme si l’on veut. Les premiers chapitres examinent le Décalogue, ou les dix commandements, le Credo, c’est-à-dire les articles principaux de la foi chrétienne, et le Notre Père, comme Martin Luther l’avait fait dans son Petit Catéchisme quelque sept ans auparavant. Calvin s’adresse à un public de gens éduqués qui lisent le latin, langue dans laquelle on écrivait lorsque l’on traitait de sujets comme la science, le droit ou la théologie. Mais il veut rester simple et présenter un enseignement accessible aux uns comme aux autres.
11. Sa Préface au roi et sa défense de la foi réformée (1536)←⤒🔗
En tête de son ouvrage, il a composé une épître dédiée au roi François 1er. Dans cette épître, il explique son projet et prend la défense de l’enseignement qui a été tant décrié et diffamé. Par là même, il prend la défense de tous les persécutés dans le royaume de France et devient en quelque sorte leur porte-parole après la brutale répression qui a suivi l’affaire des Placards. Les calomnies qui ont été déversées sur leur compte ne sont que de honteux mensonges, écrit Calvin au roi. Il ne peut y avoir de procès juste si on n’accorde un droit de parole à la défense. Et c’est justement en avocat de la défense qu’il se présente. Donc loin de se soumettre aux injonctions de l’édit de Coucy qui promettait la clémence royale à tous ceux qui renonceraient aux idées évangéliques, Calvin entreprend au contraire de convaincre le roi du bien-fondé de la doctrine qu’on lui a présentée comme totalement mensongère et de plus comme la source de violents troubles politiques et sociaux. Ce jeune homme de 27 ans n’hésite pas à rappeler le roi à son premier devoir, qui est de servir à la gloire de Dieu en favorisant la prédication de sa pure parole. Il écrit ce qui suit, et que je cite tel quel :
« Ô matière digne de vos oreilles, digne de votre juridiction, digne de votre trône royal! Car cette pensée fait un vrai roi, s’il se reconnaît être vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume. Et au contraire celui qui ne règne point à cette fin de servir à la gloire de Dieu, n’exerce pas règne, mais brigandage. Or on s’abuse si on attend longue prospérité en un règne qui n’est point gouverné du sceptre de Dieu, c’est-à-dire de sa sainte parole. »
Un argument majeur présenté par Calvin pour la défense de la doctrine, ou enseignement, réformée, c’est sa véritable continuité avec la tradition chrétienne la plus authentique, contrairement à ce que l’on prétend. En effet, les adversaires de la Réforme accusaient celle-ci de nouveauté, de briser avec la tradition et les Pères de l’Église. Dans sa lettre au roi, Calvin démontre au contraire avec force que cette doctrine est en ligne directe avec l’enseignement des Pères de l’Église des premiers siècles, qu’il cite d’ailleurs abondamment. Plus encore, la doctrine réformée ne peut pas être qualifiée de nouvelle, puisqu’elle s’accorde avec l’enseignement de l’Évangile. Avec beaucoup d’ironie, il déclare qu’on fait une grande injure à Dieu en qualifiant sa Parole de « nouvelle ». En fait, elle n’est nouvelle que pour ceux qui ne l’ont jamais comprise ni reçue! Calvin s’appuie par exemple sur le chapitre 4 de la lettre de Paul aux Romains pour rendre compte de cet enseignement. Dans ce passage, Paul déclare que c’est par la foi qu’Abraham s’est approprié les promesses de Dieu :
« Mais face à la promesse de Dieu, il ne douta point, par incrédulité, mais fortifié par la foi, il donna gloire à Dieu, pleinement convaincu de ceci : ce que Dieu a promis, il a aussi la puissance de l’accomplir. C’est pourquoi cela lui fut compté comme justice. Mais ce n’est pas à cause de lui seul qu’il est écrit : “Cela lui fut compté”, c’est aussi à cause de nous, à qui cela sera compté, nous qui croyons en celui qui a ressuscité d’entre les morts Jésus notre Seigneur, livré pour nos offenses, et ressuscité pour notre justification » (Rm 4.20-25).
12. La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même←⤒🔗
La première phrase de l’Institution offre en quelque sorte tout le programme du livre : « Quasiment toute la somme de la sainte doctrine est comprise en ces deux parties : connaissance de Dieu et de nous-mêmes. » Vingt-six ans plus tard, la toute dernière version de l’Institution, qui comprendra alors 80 chapitres, débutera par la même idée, mais amplifiée :
« Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. »
Connaissance de Dieu et de soi-même vont donc de pair, nous dit Calvin. Mais laquelle doit précéder l’autre? Les deux sont tellement liées qu’on a du mal à savoir où commencer. Si nous regardons en nous-mêmes et autour de nous, nous découvrons un monde tellement complexe et si finement agencé que nous sommes immanquablement conduits jusqu’à la source divine de notre existence, sans parler de toutes les bénédictions que nous recevons quotidiennement. Même les innombrables misères qui sont le lot de l’humanité depuis la chute du genre humain font aussi que les hommes tournent le regard vers Dieu, ne serait-ce que pour en obtenir du secours. D’un autre côté, pour parvenir à une véritable connaissance de nous-mêmes l’on doit commencer par contempler la face de Dieu, car, par pur orgueil, l’homme ne fait que se tromper lui-même sur ses vertus et ses qualités, jusqu’à ce qu’il considère les perfections divines. Dieu est en effet la seule règle par laquelle nous pouvons nous évaluer nous-mêmes, aussi pénible cet examen soit-il. Voilà donc pourquoi dans cette phrase initiale du premier chapitre de l’Institution, Calvin a pu dire, parlant de la vraie sagesse : « C’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. » L’ordre à suivre, c’est de chercher d’abord la connaissance de Dieu, laquelle mènera ensuite à une connaissance fiable de nous-mêmes. Une telle connaissance ne se fait cependant pas indépendamment de la révélation divine. Même si Calvin n’aborde que par la suite la question de l’Écriture sainte, il est clair que, dès le départ, il entend se laisser guider par cette révélation dans son raisonnement. Il n’offre pas à ses lecteurs une réflexion philosophique qui aboutira plus tard à la découverte que l’Écriture sainte est bien la révélation divine; au contraire, il la prend en compte dès le départ dans sa quête d’une vraie sagesse, d’une philosophie chrétienne authentique.
Calvin se démarque aussi très fortement des sectes anabaptistes qui suscitaient les critiques et l’opposition contre les idées de la Réforme. Tout ce qui sent l’illuminisme, un mysticisme débridé, le rejet d’une forme ordonnée de gouvernement civil et ecclésiastique est fermement rejeté par l’auteur de l’Institution. Dès la lettre au roi, il déclare que jusqu’ici, en France du moins, on n’a pas exposé la doctrine chrétienne avec toute l’attention et l’ordre qu’on aurait dû y mettre. C’est aussi cela qui l’a motivé à entreprendre cette présentation dûment organisée et argumentée. Il est clair que, dans son style et son approche, Calvin fait déjà preuve d’originalité par rapport à Luther. Il n’est pas un simple épigone du réformateur allemand, même s’il lui emprunte beaucoup, comme le choix des matières qu’il traite.
Le succès de la première version latine de l’Institution de la religion chrétienne fut immédiat : le livre, apporté et distribué en France depuis la Suisse par des colporteurs ambulants, fut rapidement épuisé. Calvin était devenu le porte-parole de la Réforme française. Ceux qui l’avaient précédé, comme Gérard Roussel, s’étaient accommodés du système ecclésiastique en acceptant des positions honorifiques. En choisissant l’exil, avec son lot de difficultés et de pérégrinations, Calvin, lui, choisissait une liberté de conscience qui lui permettait de s’exprimer sans peur et sans concessions. Pourtant, son idéal est alors de poursuivre ses études dans un lieu calme où il sera le moins possible dérangé. Comme on va le voir, la providence en décidera autrement.
13. Calvin retenu à Genève par Farel (1536)←⤒🔗
Vers la fin du mois de mai 1536, le voilà donc quittant Noyon une dernière fois, accompagné de sa demi-sœur Marie et de son frère Antoine. Destination : la ville de Strasbourg, qui fait alors partie du Saint Empire romain germanique, et jouit d’un statut autonome. La Réforme y est déjà implantée, sous la conduite d’hommes remarquables tels que Martin Bucer et Wolfgang Capiton. Le chemin le plus direct pour parvenir à Strasbourg n’est pas celui que Calvin a choisi, car en raison de fortes tensions militaires entre le roi François 1er et l’empereur Charles Quint, des mouvements de troupes bloquent alors l’accès le plus facile à Strasbourg. Calvin, Antoine et Marie font donc un large crochet par le sud, et décident de s’arrêter pour une nuit dans la ville de Genève avant de poursuivre leur route. Le bouillant réformateur Guillaume Farel, né en 1489, est installé à Genève depuis plusieurs mois; il fait office de prédicateur après que les Genevois soient passés à la Réforme, ayant chassé leur prince-évêque deux ans auparavant. Pour montrer l’importance de ce changement, ils ont adopté la devise latine suivante : Post Tenebras Lux : après les ténèbres, la lumière.
Or voilà que Farel a vent du passage de Calvin à Genève, grâce à Louis du Tillet, qui s’y trouvait lui-même. Il vient donc trouver le jeune homme dans l’auberge où il est descendu, et tâche de le convaincre de la nécessité de rester sur place pour accomplir une œuvre de réformation de l’Église. Le récit de cette rencontre a été fait par Calvin lui-même dans la préface de son commentaire au livre des Psaumes. Lui qui ne parlait pas volontiers de lui-même a raconté comment Farel, après n’avoir pas réussi à le convaincre de rester sur place par toutes sortes d’arguments persuasifs, s’est finalement emporté et l’a menacé de la malédiction divine s’il préférait ses chères études à l’appel qui lui était lancé. Abasourdi, comme renversé par cette violente mise en demeure, Calvin le timide se soumet à cette injonction. Selon ses propres paroles :
« Maître Guillaume Farel me retint à Genève, non pas tant par conseil et exhortation, que par une adjuration épouvantable, comme si Dieu eût d’en haut étendu sa main sur moi pour m’arrêter. »
Calvin restera donc à Genève pour y travailler à la Réforme avec Farel, de vingt ans son aîné. Jusqu’à la fin, les deux hommes maintiendront une amitié indéfectible, malgré quelques nuages, et en dépit du fait que leurs destinées les sépareront géographiquement dès 1538. Le voilà donc bientôt engagé par les autorités de la ville de Genève comme « lecteur », charge qui consistait à enseigner la théologie. Vers le 1er septembre, il commence à exposer les épîtres de Paul devant quelques auditeurs rassemblés à la cathédrale Saint-Pierre. Quelques mois plus tard, au début de 1537, Calvin apparaît sur les registres de la ville comme pasteur ou prédicateur. On ne commencera d’ailleurs à le payer pour ses services qu’à partir du mois de février.
Genève était alors une cité qui se gouvernait elle-même, quoiqu’étant sous la tutelle de la ville de Berne pour certaines affaires. Berne avait en effet soutenu Genève dans son combat pour l’indépendance, et s’attendait à recevoir des dividendes politiques en retour. Depuis le 14e siècle, Genève avait joui de certaines libertés, qu’elle avait su développer au détriment du duché de Savoie dont la suzeraineté avait finalement été rejetée. De son côté, l’évêque de Genève avait été définitivement chassé de la cité en 1534; d’ailleurs, Farel et son compagnon Pierre Viret, lequel allait devenir réformateur de la ville voisine de Lausanne, avaient tous deux joué un rôle important durant la défense des remparts de la ville contre l’assaut des troupes de l’évêque, qui avait sans succès tenté de reprendre la ville. Ces deux hommes jouissaient donc d’une grande popularité auprès des Genevois.
À l’arrivée de Calvin, Genève était gouvernée par deux conseils : le Petit Conseil détenait le pouvoir exécutif. Il comprenait, outre le trésorier de la ville et une vingtaine d’autres membres, quatre syndics, qui représentaient la plus haute autorité de la ville. Le Grand Conseil, lui, comprenait deux cents membres. Quant au Conseil Général, il était composé de tous les citoyens de Genève, et n’était convoqué que quand de graves décisions devaient être prises. C’est lui qui élisait les quatre syndics et le trésorier de la ville. Sur l’avis de Guillaume Farel, il avait été convoqué pour ratifier le passage à la Réforme, qui brisait donc tous les liens avec la papauté. Cela s’était fait le dimanche 21 mai 1536, dans la cathédrale Saint-Pierre, donc à peine quelques mois avant l’arrivée de Calvin. De plus, cette assemblée avait décidé de maintenir une école publique où tous les parents auraient l’obligation d’envoyer leurs enfants, ceux des pauvres recevant leur instruction gratuitement.
Notons dès maintenant que la citoyenneté ne fut offerte à Jean Calvin par les autorités genevoises que cinq ans avant sa mort. Pendant la plus grande durée de son séjour dans la cité du lac Léman, et, quels qu’aient pu être son autorité, son prestige ou son influence, il ne disposait d’aucun pouvoir ou droit politique en tant que tel. Il ne pouvait même pas voter aux élections, alors que les réfugiés français venant de plus en plus nombreux s’installer à Genève, se voyaient eux accorder cette citoyenneté de plus en plus facilement, surtout les plus riches, bien entendu.
14. La disputation de Lausanne et les accusations de Pierre Caroli (1537)←⤒🔗
Quoi qu’il en soit, trois mois après son arrivée, Calvin allait apparaître pour la première fois lors d’un débat public (une disputation comme on appelait ce genre de rencontre) tenu dans la ville de Lausanne.
Il s’agissait de définir le statut futur de cette ville, et de décider si elle aussi allait passer à la Réforme ou demeurer dans le giron de la papauté. Des représentants des deux partis allaient s’affronter. C’est sur la question de la présence corporelle ou spirituelle du Christ dans le sacrement de l’eucharistie que la participation de Calvin fut décisive, grâce à sa vaste connaissance des écrits des Pères de l’Église. Le réformateur Pierre Viret joua un rôle capital lors de cette disputation qui se solda par l’adoption de la Réforme sur le modèle de la ville de Berne, non seulement à Lausanne, où Viret allait désormais œuvrer, mais dans tout le territoire avoisinant.
Cependant, des failles surgirent au sein du parti réformé lui-même lorsque, lors d’une réunion interne à ce parti, un certain Pierre Caroli accusa Calvin, Farel et le vieux pasteur aveugle Couraud, tous trois délégués de Genève, de ne pas souscrire pleinement à la doctrine de la Trinité. Calvin devra se défendre publiquement de cette accusation injustifiée devant les autorités de la ville de Berne l’année suivante, et il le fera avec une grande véhémence. Même s’il convainc sans peine de sa foi en la Trinité, il a été fortement blessé, et marqué par cette attaque. Caroli, lui, devra se défendre de ne pas abandonner la croyance au purgatoire, cet état intermédiaire où transitent les âmes en attente de la rédemption, d’après l’Église médiévale. Après être passé plusieurs fois du catholicisme à la Réforme et vice-versa, il finira sa vie dans la communion catholique.
15. L’organisation de l’Église et du culte à Genève (1536-1537)←⤒🔗
Entretemps, à Genève, Calvin et Farel s’attellent à l’organisation de l’Église. En janvier 1537 ils font adopter par le Petit Conseil un document intitulé : Articles concernant l’organisation de l’Église et du culte à Genève. La célébration de la sainte Cène y tient une place importante. Calvin aurait souhaité une célébration hebdomadaire, mais s’en tint finalement à une célébration mensuelle. En fin de compte, s’alignant sur la pratique de Berne, l’autorité politique se décida pour une célébration quatre fois par an.
Cependant, pour être admis à la table du Seigneur, et pour que celle-ci ne soit pas profanée par des membres à la conduite, aux mœurs ou aux croyances contraires à la Parole de Dieu, il faut qu’une discipline interne à l’Église soit exercée par des anciens, c’est-à-dire par des hommes choisis pour leur solidité sur le plan de la doctrine et pour leur maturité spirituelle. L’excommunication, c’est-à-dire la possibilité pour l’Église de refuser l’accès à la table du Seigneur aux pécheurs notoires qui ne se repentent pas, faisait aussi partie des mesures proposées. Cette discipline ecclésiastique interne à l’Église devait assurer sa stabilité indépendamment des mesures prises par les autorités civiles. Elle avait aussi pour but d’éviter que ces autorités n’aient à intervenir, que ce soit de manière justifiée ou non, dans les affaires ecclésiastiques, ce qui, à terme, minerait l’existence même de l’Église. La discipline ecclésiastique était la pierre de touche de la Réforme calvinienne.
De plus, Calvin et Farel voulaient aussi imposer aux habitants de la ville de Genève de prononcer individuellement une confession préparée par les réformateurs. Puisque la population de Genève avait voté en Conseil Général l’adoption de la Réforme en mai 1536, il fallait que cette Réforme prenne corps dans la vie de chacun et de la ville toute entière. Or les Genevois, bien connus à l’époque pour fréquenter les cabarets et les tavernes, n’avaient pas nécessairement décidé de rompre avec la papauté pour adopter pleinement un nouveau style de vie et une organisation ecclésiastique réformée par rapport aux structures de l’Église romaine; pour un certain nombre d’entre eux, il s’agissait avant tout de gagner une indépendance politique et de rejeter le joug politique et ecclésiastique qu’ils avaient connu jusque là.
Des règlements devaient également modérer l’usage de vêtements somptueux et combattre l’immoralité sous peine d’excommunication. Calvin souhaitait aussi que l’on chante les psaumes à l’Église, et proposa qu’on forme un chœur d’enfants dont les voix guideraient petit à petit le chant des fidèles. Un catéchisme sera préparé pour les enfants; des règlements concernant les mariages seront aussi établis. On décidera que seul le dimanche est un jour de fête, on ne doit donc pas sanctifier d’autres jours et arrêter de travailler.
16. Expulsé de Genève avec les autres pasteurs (1538)←⤒🔗
Au début de 1537 les autorités de Genève acceptent en principe les articles proposés, de même que la confession de foi rédigée par Farel, et commencent à les appliquer. Si un certain nombre de citoyens feront finalement cette confession de foi publique requise, beaucoup en revanche refuseront de la faire. Petit à petit, les choses vont s’envenimer, en particulier à partir du moment où la ville de Berne cherchera à imposer ses rites et ses liturgies à la ville de Genève et à celle de Lausanne.
Au début de 1538 le Conseil des Deux cents interdit aux pasteurs d’exclure qui que ce soit de la communion. Le vieux pasteur aveugle Couraut s’emportera depuis la chaire contre les autorités, et persistera si bien dans ses attaques qu’il sera mis en prison. Calvin et Farel le soutiennent et refusent que les autorités civiles dictent aux autorités ecclésiastiques quelles cérémonies doivent être introduites dans l’Église. En février, quatre nouveaux syndics sont élus à la tête de la ville de Genève, qui sont hostiles à Calvin et Farel. On reproche à ces Français de vouloir imposer leurs idées à la ville qui les a accueillis. On leur interdit de prêcher, mais ils montent tout de même en chaire. Finalement, le 23 avril, une majorité du Conseil Général décide de bannir les trois pasteurs et leur donne trois jours pour quitter la ville. D’après le secrétaire du Petit Conseil venu annoncer le décret à Calvin, celui-ci répondit : « À la bonne heure. Si nous avions servi les hommes, nous aurions été mal récompensés. Mais nous servons un grand maître qui nous récompensera. » Les journées précédentes avaient été agitées, et certains habitants avaient chanté des chansons obscènes sous ses fenêtres; on avait même tiré des coups de fusil pour l’intimider…
17. Calvin pasteur à Strasbourg (1538-1541)←⤒🔗
Voilà donc Calvin de nouveau sur la route, lui qui n’avait pas cherché à s’installer à Genève par lui-même, mais y avait été contraint par Farel. Où se fixera-t-il? Une visite à Zürich et à Berne pour tenter de résoudre les différends avec les autorités de Genève n’obtiendra pas l’effet espéré. Les autorités bernoises, conscientes qu’elles avaient été indirectement à l’origine de la dispute entre les réformateurs et Genève, essaieront d’arranger les choses à l’aide d’une ambassade, mais en vain : Genève interdira aux deux hommes l’accès à son territoire. Farel ira s’installer à Neuchâtel, et Calvin reprendra le chemin de Bâle, où il compte de nouveau s’adonner à ses chères études. C’en est fait de sa vocation d’homme engagé trop directement dans les affaires de l’Église. Cela, c’est l’affaire des autres. Lui se considère comme trop timide et pusillanime pour ce genre d’activités.
Mais voilà qu’un appel lui parvient de la ville de Strasbourg, passée depuis 1524 à la Réforme et autrement mieux organisée sur le plan ecclésiastique que la turbulente Genève. Il y fait un séjour au mois de juillet, et les deux grandes figures de la Réforme strasbourgeoise, Martin Bucer et Wolfgang Capiton, lui proposent de devenir le pasteur de la communauté des réfugiés français de cette ville de langue allemande. Ils ont reconnu en Calvin un homme d’exception et voudraient se l’attacher. Mais lui cherche à éviter l’appel et retourne à Bâle. Alors Bucer, de presque vingt ans l’aîné de Calvin, usera du même stratagème que Farel, et lancera au jeune homme une injonction décisive, le plaçant devant la colère divine s’il cherche à s’échapper : « Dieu saura retrouver son serviteur désobéissant, comme il a retrouvé Jonas. » Début septembre 1538, Calvin est donc à Strasbourg, où il prend sa charge pastorale.
Les trois années passées par Calvin à Strasbourg sont sans nul doute les plus heureuses de sa vie. Il y approfondira ses connaissances sous la direction éclairée de Martin Bucer, qu’il apprécie et respecte beaucoup. Il se lie aussi d’amitié avec Jean Sturm, le recteur du gymnase de Strasbourg, lequel deviendra une des plus fameuses écoles de la Renaissance. L’objectif de Sturm était de former des gens pieux, éduqués et capables de s’exprimer avec éloquence. Bientôt il s’associe les services de Calvin, heureux de pouvoir enseigner et contribuer à la formation de candidats au ministère pastoral. Le gymnase de Strasbourg servira de modèle à l’académie de Genève fondée vingt ans plus tard. Calvin est aussi invité à donner des conférences ou prédications publiques sur une base quotidienne. Dans le même temps, la paroisse des réfugiés français grandit et bientôt la sainte Cène peut être célébrée pour la première fois dans une atmosphère de paix et de concorde qui contraste grandement avec le climat agité que Calvin avait laissé derrière lui à Genève.
On y chante aussi les psaumes en français, car dès 1539 Calvin fait publier un premier recueil comprenant dix-sept psaumes en paroles et musique, sur le modèle des Églises strasbourgeoises de langue allemande. Les visiteurs français, souvent réfugiés pour raison religieuse, affluent à Strasbourg, ville réputée pour son hospitalité, et sont émerveillés par ce chant de l’assemblée tout entière dans leur langue maternelle. Calvin a lui-même préparé la versification de certains de ces psaumes, tandis que d’autres sont dus à la plume du grand poète de cour Clément Marot, que Calvin avait rencontré trois ans plus tôt en Italie, à la cour de Renée de Ferrare. On chante aussi le Credo, c’est-à-dire le symbole des apôtres en douze articles, le cantique de Siméon tiré de l’Évangile selon Luc, et les dix commandements. Dans les éditions suivantes du psautier, Calvin abandonnera ses propres versifications, qu’il juge inférieures à celles de Marot. Ces éditions, comprenant toujours plus de psaumes, culmineront en 1562 avec la parution du Psautier genevois qui comprendra les 150 psaumes versifiés et mis en musique. Mais c’est à Strasbourg qu’aura commencé à prendre corps le projet de Calvin déjà exprimé à Genève en 1537, à savoir la constitution d’un recueil de chants basé sur des textes bibliques et destiné à l’usage du culte. Ces chants étaient aussi destinés à l’usage privé, dans les maisons ou même au travail.
Outre toutes ces activités, Calvin s’attelle à la révision en latin de son Institution de la religion chrétienne, parue trois ans plus tôt à Bâle. L’édition de 1539 a plus que doublé par rapport à celle de 1536. L’Institution continuera d’augmenter au fil des éditions suivantes, qui d’ailleurs reprendront toutes la lettre au roi François 1er figurant en tête de l’édition originale. L’ordre des matières traitées change, et Calvin se détache de l’influence de Martin Luther pour développer de manière originale sa propre présentation des sujets qu’il aborde. Il affirme avec véhémence que seule l’Écriture sainte peut amener à une connaissance fiable de Dieu et de soi-même, et qu’aucune autre source de sagesse, aucune autre tradition ne peut jouer ce rôle : en effet le péché a totalement obscurci l’esprit humain. Calvin, excellent connaisseur de la culture antique, est très critique vis-à-vis de toutes les sagesses humaines qui ne sont pas transformées ou illuminées par l’Écriture et son auteur premier, l’Esprit de Dieu.
Le séjour strasbourgeois de Calvin, avons-nous dit, a été marquant dans son œuvre et sa pensée. Là il a été grandement stimulé par des hommes comme Martin Bucer, Jean Sturm ou encore le grand théologien luthérien Melanchthon, dont il devient l’ami à l’occasion d’un colloque qui se déroule en 1541 à Ratisbonne, en Allemagne, et où il est envoyé comme délégué, aux côtés de Bucer et de Sturm. Melanchthon ne s’illustra d’ailleurs pas seulement comme le premier grand théologien de la Réforme luthérienne. Encore aujourd’hui il est considéré comme le père du système éducatif allemand.
18. Son mariage avec Idelette de Bure (1540)←⤒🔗
Sur le plan personnel, Calvin profite aussi de son séjour strasbourgeois, puisque c’est là qu’il se marie, en 1540. Bien qu’entouré de beaucoup d’amis, recevant et logeant chez lui de nombreux étudiants ou visiteurs, il souffrait d’une certaine solitude. Ses amis tâchent de trouver pour lui une compagne qui acceptera de partager sa vie et qui aura soin de sa santé, déjà très fragile. Ses maux physiques ne feront d’ailleurs que s’accroître au fil des années, devenant une source continuelle de tourments, ce qui rend d’autant plus étonnante l’immense production d’ouvrages et l’incroyable énergie que Calvin ne cessera de déployer sur tous les fronts durant les quelque vingt-trois ans qui lui restent à vivre. Après quelques tentatives infructueuses de mariage arrangé, Calvin se fiance lui-même à une veuve, Idelette de Bure, dont l’époux avait été gagné par lui-même à la foi réformée après être passé par l’anabaptisme.
Les anabaptistes, qu’on pourrait qualifier de protestants radicaux, accordaient à leurs visions personnelles et à leurs interprétations apocalyptiques la valeur d’une révélation divine qui leur faisait mépriser toute organisation ecclésiastique, voire toute autorité civile établie. Ils étaient en butte non seulement à l’hostilité de l’Église romaine, mais aussi à celle des luthériens. La ville de Strasbourg restait néanmoins accueillante à leur égard, même si la Réforme strasbourgeoise était tout-à-fait opposée à leurs idées. Raison pour laquelle y affluaient de nombreux réfugiés, que les pasteurs strasbourgeois tâchaient de convaincre d’adhérer à la Réforme selon l’Écriture.
Calvin épouse donc Idelette et ce qui n’aurait pu être qu’un mariage de convenance, avec pour seul but de le décharger de soucis domestiques et de lui permettre de s’adonner aux multiples tâches qui sont les siennes, sera en fait un mariage heureux jusqu’à la mort d’Idelette en 1549. Le couple connaîtra pourtant bien des épreuves : à part les maux dont souffre Calvin et qui vont de mal en pis, Idelette elle-même sera chroniquement malade à partir de 1545. Et puis, ils perdront au fil des années quatre enfants peu après la naissance, comme en témoignent les lettres écrites par Calvin à ses amis. Le premier, un petit Jacques, meurt au mois d’août 1542. Calvin écrit à un ami : « Le Seigneur nous a infligé une blessure grave et douloureuse par la mort de notre fils bien-aimé. Mais il est notre Père; il a su ce qui est bon pour ses enfants. » À la mort d’Idelette, Calvin ne cachera pas sa grande douleur. Il écrit ceci à Guillaume Farel :
« Je tâche autant que possible de ne pas être totalement abattu par le chagrin. De plus, mes amis m’entourent et ne négligent rien pour apporter quelque soulagement à la tristesse de mon âme. Je dévore ma douleur, de telle façon que je n’ai interrompu en rien mon travail. Adieu, frère et fidèle ami. Que le Seigneur Jésus te fortifie par son esprit, et moi de même dans ce grand malheur, qui certainement m’aurait brisé, si du ciel il n’avait tendu sa main, lui dont l’office est de relever les abattus, d’affermir les faibles, de ranimer les fatigués. »
Et à Pierre Viret, le réformateur de Lausanne, il écrit encore :
« Quoique la mort de ma femme m’ait été des plus cruelles, je cherche autant que possible à modérer mon chagrin. Et mes amis s’acquittent de leur devoir à l’envi. Mais j’avoue qu’eux et moi, nous obtenons moins de succès qu’on ne pourrait souhaiter. Je suis privé de l’excellente compagne de ma vie qui, si le malheur était venu, aurait été ma compagne volontaire, non seulement dans l’exil et dans la misère, mais encore dans la mort. »
19. La rédaction de plusieurs commentaires bibliques←⤒🔗
Cependant, à Strasbourg Calvin continue à publier des ouvrages d’importance. Outre la seconde version latine de l’Institution de la religion chrétienne, il fait paraître en 1539 son premier commentaire en français sur un livre de la Bible, l’épître de Paul aux Romains. Ce commentaire se veut marqué par la clarté de l’exposition et la concision du style, en comparaison des commentaires sur cette même lettre publiés par Melanchthon, Bucer ou encore le grand réformateur de Zürich Heinrich Bullinger. Calvin loue les qualités respectives de ces auteurs, qu’il apprécie tous, mais pense néanmoins que sa manière de traiter l’épître aux Romains trouvera un public réceptif, surtout ceux qui n’ont pas le loisir de lire des commentaires trop difficiles ou trop longs. Calvin, qui sept ans auparavant avait commenté l’œuvre d’un auteur païen, le philosophe stoïque Sénèque, s’applique donc à commenter chapitre par chapitre, verset par verset le texte biblique. Il ne cherche pas à exposer la doctrine chrétienne de manière complète, comme il le fait dans l’Institution, mais plutôt à expliquer le texte pas à pas, sans éviter ses difficultés et les différentes interprétations qu’on peut lui donner. Calvin le fait en guidant le lecteur vers l’interprétation qu’il considère comme juste au regard des données du passage en question, mais aussi de toute la révélation dans l’Écriture. Il ajoute souvent une application ou une exhortation dans la vie des fidèles, basée sur l’explication donnée, laquelle est également résumée à la fin du passage commenté.
Après le commentaire sur l’épître aux Romains viendront des commentaires sur tous les livres du Nouveau Testament, à l’exception du livre de l’Apocalypse, que Calvin jugeait trop difficile. La plupart étaient publiés durant la décennie suivant la publication du Commentaire sur la lettre aux Romains. En 1551 il allait publier son commentaire sur le livre du prophète Ésaïe, le premier de l’Ancien Testament qu’il traitait. Tous les livres de l’Ancien Testament, à l’exception de onze, allaient faire tout à tour l’objet d’une publication, le commentaire sur le livre de Josué paraissant après sa mort. Calvin mettait donc toutes les ressources de ses connaissances théologiques, exégétiques et historiques à la disposition du grand public, qui ne lisait pas nécessairement le latin (langue parlée à l’époque uniquement par les savants ou les gens plus éduqués). Par le biais de ces commentaires, il contribuait donc à faire connaître la Bible en profondeur à tous ceux qui cherchaient à connaître et comprendre la Parole de Dieu. Il s’agissait d’une colossale entreprise d’enseignement qui allait d’abord atteindre le public francophone, puis, par le biais de traductions de plus en plus nombreuses, d’autres nations européennes.
20. La contribution de Calvin au débat sur la sainte Cène (1540)←⤒🔗
Un autre livre paraissait à Strasbourg sous la plume de Calvin, en 1540 : le Petit Traité sur la sainte Cène qui cherchait de manière claire et convaincante à résoudre les difficultés soulevées par les différentes doctrines sur l’Eucharistie, c’est-à-dire le mode de la présence de Jésus-Christ dans le sacrement de la communion. Bien sûr, Calvin comme tous les réformés, rejetait sans équivoque la doctrine romaine de la transsubstantiation, qui affirme que chaque fois que la messe est célébrée par un prêtre, est répété le sacrifice du Christ et s’accomplit le miracle de la transformation de la substance du pain en le corps du Christ. Mais dans le camp protestant, de sérieuses divergences entre Luther et Zwingli avaient empêché une véritable unité confessionnelle (et même une unité politique nécessaire pour faire face aux menaces de l’empereur Charles Quint).
Luther insistait sur une véritable présence corporelle du Christ dans le sacrement, tandis que le réformateur zurichois Zwingli insistait sur le caractère de commémoration de la sainte Cène, propre à augmenter la foi par le souvenir de l’acte unique accompli par le Christ sur la croix. Luther et Zwingli s’étaient rencontrés à Marbourg en 1529 dans des conditions dramatiques pour tenter de mettre fin à ce différend, mais l’attitude intransigeante de Luther n’avait pas permis un accord sur ce point tant débattu de la doctrine chrétienne.
Avec beaucoup de perspicacité, Calvin, lui, allait mettre l’accent sur la présence réelle du Christ dans la célébration du sacrement de la communion lors de la sainte Cène, en soulignant qu’il s’agit d’une présence spirituelle, et non physique ou corporelle. Oui, le pain et le vin de la sainte Cène font plus que figurer simplement le corps et le sang de Jésus-Christ, ils le communiquent véritablement, mais ils le font spirituellement, de sorte que les croyants nourris par la Parole de Dieu se voient aussi confirmés par la nourriture spirituelle du sacrement qui figure et scelle la prédication de la Parole de Dieu dans leur cœur, par l’action du Saint-Esprit.
Quelques années plus tard, en 1549, Calvin et Heinrich Bullinger, successeur de Zwingli à Zürich, obtiendraient un accord sur cette doctrine, scellant ainsi l’unité confessionnelle des réformés. Malheureusement, malgré l’approbation que Luther semble avoir donnée de son vivant à la présentation de Calvin, après sa mort, certains luthériens réagirent fortement contre la conception de Calvin et la division confessionnelle demeura en son entier entre luthériens et réformés.
21. Calvin de retour à Genève (1541)←⤒🔗
Pendant ce temps, l’ombre de Genève recommençait à se profiler et allait bientôt recouvrir Calvin, qui espérait pourtant avoir trouvé un havre de paix à Strasbourg. Il s’était marié et ne comptait certainement pas retourner à Genève, même s’il y avait gardé des contacts et des appuis. Certes le Conseil de la ville de Genève restait ferme sur sa décision de poursuivre la Réforme de l’Église, mais les choses n’allaient pas fort, car il manquait un leadership spirituel ferme malgré la présence de nouveaux pasteurs. Beaucoup commençaient à se rendre compte que chasser Calvin et Farel de la ville avait été une grosse erreur, et l’Église en était fortement troublée. Le parti politique genevois favorable à Guillaume Farel (pour cette raison on l’appelait le parti Guillermin) allait d’ailleurs revenir au pouvoir peu après, en février 1539. Et surtout, un événement important allait servir de moteur au retour de Calvin à Genève.
En mars 1539, l’évêque de la ville de Carpentras, Jacques Sadolet, écrivait une longue lettre aux habitants de Genève, lettre adressée au Conseil de la ville, pour les amadouer et les faire revenir dans le giron de l’Église de Rome. C’était un lettré et un homme affable qui préférait les méthodes douces aux persécutions. Mais dans sa lettre il accusait — sans les nommer — les réformateurs d’avoir eu des motifs personnels égoïstes et d’avoir détourné le troupeau du bon Berger. S’ils se repentaient, les Genevois échapperaient à la perdition éternelle. Les Genevois ne savaient comment répondre à cet homme d’Église si éloquent et écrivirent donc à Calvin pour lui demander de rédiger une réponse à leur place. Cet écrit, paru en septembre de la même année, et connu sous le nom de Lettre à Sadolet, manifestait une fois de plus le talent d’écrivain de Calvin et surtout son style prophétique. Il fait appel à la vocation qu’il a reçue du Seigneur, il tire sa légitimité directement de Jésus-Christ. Au jour du jugement dernier, auquel Sadolet le confronte, il pourra tenir debout. Plus encore, Calvin dénonce les faux critères donnés par Sadolet pour juger de ce qu’est la vraie Église : l’annonce de la Parole de Dieu est le principal critère qu’il convient de prendre en compte. Même si les Églises réformées sont loin d’être parfaites, elles s’approchent davantage du modèle de l’Église primitive. Il est inutile d’effrayer les consciences en les menaçant de l’enfer alors qu’elles ont trouvé en Jésus-Christ et en lui seul leur ferme appui.
À Genève, dès octobre 1540, on souhaitait le retour de Calvin comme pasteur. Le Conseil envoya même un représentant à Strasbourg portant au réformateur une lettre dans ce sens. Mais celui-ci, se sentant désormais lié à sa paroisse française de Strasbourg, décline l’offre. Une nouvelle tentative a lieu en janvier 1541. Calvin la repousse à nouveau, ou plutôt repousse à plus tard cette échéance. Puis, après bien des tourments intérieurs concernant sa vocation et cet appel de Genève, il prend le chemin du retour, suivi peu après de sa famille (son épouse, Idelette, avait deux enfants de son premier mariage). Il arrive à Genève le 13 septembre 1541, fêté par les Genevois, et il y reprend son ministère. Lors de sa première prédication en chaire, Calvin prend le texte biblique à exposer exactement au même endroit où il l’avait laissé ce fameux dimanche d’avril 1538, juste avant d’avoir été chassé de Genève; et il le fait sans mentionner une seule fois les pénibles événements intervenus trois ans et demi plus tôt dans cette même ville. Comme il l’écrira plus tard à un ami : « Je voulais montrer par là que, plutôt que d’avoir déposé la charge d’enseigner, je l’avais interrompue pour un temps. »
À partir de là, Calvin restera fixé à Genève jusqu’à sa mort en 1564, malgré quelques voyages entrepris en Suisse ou en Allemagne pour les affaires de l’Église. Il ne reverra plus jamais sa patrie, mais consacrera une grande partie de ses efforts à l’organisation des Églises réformées de France sur le modèle du Nouveau Testament.
22. Ses nombreuses activités à Genève (1541-1564)←⤒🔗
Ces vingt-trois années seront marquées par une activité intense, par des luttes très pénibles — à Genève même ou avec des personnes voire des groupes situés en dehors de cette ville — par une abondante correspondance avec des rois, des reines, des princes et princesses dans toute l’Europe, mais également des chrétiens sans notoriété qui cherchent ses conseils ou son appui. Ces années verront la publication d’une série de commentaires sur les livres bibliques, comme on l’a vu. Ses sermons prononcés à la cathédrale Saint-Pierre de Genève seront retranscrits par des auditeurs attentifs et publiés ensuite : Calvin prêchait en effet deux fois par dimanche; en outre, une semaine sur deux il prêchait quotidiennement. Cette activité ne s’est ralentie que l’année de sa mort, en raison de ses problèmes de santé croissants. De plus, une série de traités sur des sujets divers, parfois très polémiques, paraîtront tout au long de ces années.
Calvin reprendra plusieurs fois la traduction en français de la Bible de son cousin Olivétan, qui deviendra la fameuse Bible de Genève, dont le texte est accompagné, en marge, de commentaires explicatifs et qui est en quelque sorte l’ancêtre des modernes bibles d’étude. Il supervisera les différentes publications du Psautier de Genève, lequel comprendra, dans l’édition de 1562, la versification en musique des 150 psaumes ainsi que de quelques autres cantiques tirés de la Bible, tous destinés à être chantés par l’assemblée des fidèles durant le culte dominical. Il reprendra son Institution de la religion chrétienne plusieurs fois, jusqu’à l’édition latine finale de 1559, traduite en français l’année suivante, et qui comprend 80 chapitres. Au cours des années, elle sera devenue un monument de pensée chrétienne et d’exposition de la foi biblique. Elle sera traduite dans de nombreuses langues du vivant même de Calvin, et plus encore après sa mort.
Il travaillera également à l’établissement d’une Académie destinée à éduquer de jeunes gens remarquablement bien formés dans les lettres classiques, propres à devenir des pasteurs compétents et dévoués. Cette Académie, fondée en 1559, aura à sa tête le plus proche collaborateur de Calvin, le français Théodore de Bèze, lui-même étant le poète principal responsable de la traduction et versification des psaumes pour le Psautier de Genève. Le vieux Mathurin Cordier, qui avait lui-même enseigné le latin à Calvin au Collège parisien de la Marche dans les années 1520, deviendra un des enseignants de l’Académie, s’éteignant à l’âge de 86 ans, quelques mois à peine après la mort de Calvin en 1564. La formation théologique de pasteurs à Genève et leur envoi en nombre en France (mais aussi dans bien d’autres pays européens) occupe aussi Calvin et ses collègues. Ces pasteurs envoyés en France, dans un pays qui officiellement ne tolère pas les Églises réformées, risquent souvent leur vie pour le ministère qu’ils accomplissent. Un grand nombre périra sur les bûchers allumés sur l’ordre du roi.
Les dernières années de la vie du réformateur sont particulièrement marquées par l’attention accordée à la situation politique et religieuse extrêmement dégradée en France. Après l’échec d’une tentative de conciliation entre catholiques romains et protestants lors du Colloque de Poissy tenu à Paris en 1561, et durant laquelle les réformés sont représentés par le brillant Théodore de Bèze, le conflit militaire va s’enclencher. Tant que les persécutions contre les protestants — déjà nombreuses et cruelles sous le règne de François 1er et plus encore sous celui d’Henri II — étaient le fait de l’autorité royale, Calvin recommandait la patience et la soumission, quel qu’en fût le prix. Mais à partir du moment où des princes français de second rang prennent l’initiative de faire tuer des protestants en 1562, lors du massacre de Wassy, il n’est plus possible de laisser faire : les princes protestants du Royaume doivent organiser la défense des sujets de même conviction religieuse.
L’autorité morale de Calvin est devenue telle, au cours des années, qu’on se tourne vers lui de partout pour lui demander conseil ou la direction à prendre. Dans ses lettres, il sera d’ailleurs très sévère envers ceux, tel le baron des Adrets, qui abusent de leur pouvoir militaire pour intimider les uns ou les autres. À Genève même, après des conflits terribles avec le parti des libertins, souvent majoritaire au Conseil de la ville, l’autorité morale et spirituelle de Calvin n’est plus remise en question après 1555. Les neuf dernières années de sa vie sont, de ce côté, enfin paisibles.
23. Genève ville de refuge←⤒🔗
La ville reçoit un très grand nombre de réfugiés pour cause de religion, venant non seulement de France, mais de toute l’Europe. Ils soutiennent l’action du réformateur et, une fois devenus citoyens de Genève, font pencher la balance politique en faveur de ses idées. Ceci alors que Calvin n’exerce en tant que tel aucun pouvoir politique à Genève, dont il n’est même pas citoyen. Ce n’est que cinq ans avant sa mort, le jour de Noël 1559, que les autorités de Genève accordent à ce Français qu’ils ont retenu par deux fois dans leur ville, le droit de bourgeoisie, c’est-à-dire la citoyenneté, en raison des grands services rendus à leur ville. Contrairement à ce qu’on a souvent dit, Calvin n’était pas le dictateur de Genève; il a bien plutôt contribué à entériner la séparation entre les autorités civiles et les autorités ecclésiastiques, tout en favorisant leur collaboration intime. C’est la supériorité de son jugement et de ses facultés intellectuelles, ainsi que sa volonté de fer même dans l’adversité, qui ont fait qu’il a exercé non seulement à Genève, mais dans toute l’Europe, une influence aussi prépondérante.
La ville de Genève, qui avant l’arrivée de Calvin ne comptait que très peu sur la scène européenne, était petit à petit devenue un centre religieux et intellectuel de première importance. Les réfugiés y affluaient de toutes parts, cherchant à se former auprès de Calvin, demeurant parfois sur place (il en aida un grand nombre à obtenir la citoyenneté genevoise), ou y restant pendant un temps avant de reprendre la route, souvent dans des conditions extrêmement dangereuses. Vers 1545, on imprimait et publiait à Genève autant de livres qu’à Paris, la capitale française et l’un des tout premiers centres littéraires et culturels de l’Europe.
24. Le Psautier de Genève (1562)←⤒🔗
À titre d’exemple, le fameux Psautier de Genève de 1562 fut imprimé en 50 000 exemplaires par l’éditeur principal, qui confia le travail d’impression à quelque 25 imprimeries, genevoises ou françaises. Cette première édition fut épuisée en un an, et donna immédiatement lieu à toutes sortes d’éditions pirates, ce qui montre le succès extraordinaire de ce Psautier, en Suisse et plus encore en France. Il contenait l’intégralité des psaumes de la Bible mis en vers français et en musique pour être chantés dans les églises, mais aussi à la maison ou ailleurs. Ce chiffre de 50 000 exemplaires est considérable, si l’on pense que l’imprimerie n’existait alors en Europe que depuis un siècle à peine. Il s’agit d’un des plus grands succès de l’édition jamais enregistrés.
Théodore de Bèze, qui était devenu le plus proche collaborateur de Calvin à partir de 1548, était l’auteur d’une centaine de ces traductions des psaumes en vers français, à partir de l’hébreu. Petit à petit, il avait effectué le travail amorcé par Clément Marot, le grand poète de la cour du roi François 1er, à qui Calvin avait d’abord confié ce travail. Mais Marot était mort trop tôt, en 1544. De Bèze avait même réussi, un an avant la publication du Psautier, à obtenir un privilège spécial du roi de France pour en protéger la diffusion, au moment du Colloque de Poissy, où il semblait qu’un compromis entre catholiques et protestants en France pouvait aboutir. Il est frappant de constater que c’est l’année même où débutent les guerres de religion en France que le Psautier sera diffusé dans ce pays.
Il rencontrera un succès immédiat non seulement auprès des protestants, mais aussi des catholiques, et petit à petit il donnera lieu à toutes sortes de compositions musicales pour voix ou instruments de musique. Bien des martyrs chanteront les psaumes sur le chemin qui les conduira à leur exécution, témoignant ainsi de leur foi inébranlable au moment d’affronter l’épreuve du supplice et de la mort.
25. Des amis et des ennemis←⤒🔗
Calvin dédie les commentaires qu’il publie sur les livres de la Bible aux princes et rois ou reines européens avec lesquels il correspond. Il leur adresse une lettre de dédicace, en les encourageant à amorcer ou poursuivre la réforme de l’Église dans leurs États. Pour pouvoir adresser une telle lettre, il fallait auparavant avoir obtenu l’autorisation du roi ou du prince en question. On se rend donc compte en lisant ces dédicaces que de nombreux souverains étaient favorables aux idées de la Réforme. Parfois, son commentaire est dédié à un ami ou aux représentants et dirigeants d’une ville indépendante. C’est dans la préface de son Commentaire aux Psaumes qu’il donne à ses lecteurs quelques détails sur sa vie personnelle et comment il est parvenu à la foi évangélique. Car autrement, Calvin était très avare de confidences sur lui-même. Ce sont ses amis proches, Théodore de Bèze et Nicolas Colladon, qui, après sa mort, publieront le récit de sa vie à partir de ce qu’il leur avait dit sur lui-même.
Mais Calvin n’avait pas que des amis, bien au contraire : ses idées et la fermeté qu’il mettait à les défendre provoquèrent de nombreuses hostilités. Bien des conflits l’opposèrent, à Genève même, à ceux qui ne supportaient ni son influence grandissante, ni son exposé de certains points de la doctrine chrétienne, ni la discipline ecclésiastique que les pasteurs tâchaient de faire régner au sein de l’Église pour empêcher toutes sortes de désordres. Le Conseil de la ville de Genève le soutenait parfois, ou bien s’opposait carrément à lui.
En 1551 un ancien moine parisien nommé Jérôme Bolsec, devenu médecin, avait publiquement critiqué l’enseignement de la doctrine de l’élection divine enseigné par Calvin et les autres pasteurs. Il fut convaincu d’erreur et chassé de la ville par les autorités, car il n’avait pu défendre proprement ses propres idées. Il faut dire qu’il était bien difficile d’avoir raison contre Calvin, dont le savoir et l’éloquence simple emportaient facilement l’adhésion des auditeurs. Des années après, étant entretemps retourné dans le giron de l’Église romaine, Bolsec se vengea de Calvin (qui était mort treize ans plus tôt) en publiant un pamphlet sur sa personne et sa vie, rempli de mensonges grossiers et incroyables. Il faut l’avoir lu pour se rendre compte de la haine qui pouvait animer certains à l’égard de la personne du réformateur. Cet écrit a d’ailleurs servi de base à toute une série de livres publiés durant les siècles suivants pour tâcher de faire de Calvin un monstre inhumain, le dictateur sans pitié de la ville de Genève. Ces clichés circulent du reste encore dans bien des pays et passent pour refléter la réalité historique, alors qu’on ne trouve aucun document d’archives, aucune preuve historique réelle pour les étayer.
26. Tolérance ou intolérance?←⤒🔗
Calvin était-il cependant un homme sans défauts? Certes non. Il reconnaissait lui-même qu’il pouvait s’emporter facilement, qu’il ne maîtrisait pas comme il l’aurait fallu ses émotions et son langage. Lorsqu’il était pris dans un débat sur des questions qui lui tenaient à cœur, il employait souvent des mots qui sonnent plutôt mal aux oreilles des lecteurs, en tous cas aujourd’hui, malgré toute la beauté de son style littéraire. Ce grand timide, qui aurait souhaité passer sa vie dans un endroit calme et paisible, avait été jeté malgré lui dans la tourmente de la vie publique en un siècle qui était extrêmement dur : on ne connaissait pas l’idée de la tolérance, et un royaume, une principauté ou une ville qui avait adopté un point de vue confessionnel donné cherchait à s’y tenir sans faire de concessions aux idées opposées.
En France, les rois restaient fidèles à Rome et multipliaient les bûchers de protestants. L’Angleterre hésitait entre une Réforme de l’Église adaptée aux besoins politiques du pays, ce qu’on allait appeler l’anglicanisme, et la fidélité à Rome et au pape. Suivant le monarque qui se trouvait sur le trône, on persécutait à tour de rôle les tenants des idées opposées. L’Allemagne était divisée : une partie était luthérienne, l’autre catholique romaine. Chaque prince gouvernant un état ou une province allemande décidait de la confession qui devait être tenue dans ses États. Il en allait de même en Suisse, ou un grand nombre de villes, comme Berne, Bâle, Zürich, Lausanne ou Neuchâtel, avaient adopté la Réforme.
À Genève comme ailleurs, il fallait se soumettre à la décision du Conseil de la ville qui avait officiellement opté pour la Réforme le 21 mai 1536, quelques mois avant que le jeune Calvin ne passe par là et que Guillaume Farel ne le retienne de force pour le faire travailler à cette Réforme. Ceux qui ne partageaient pas les convictions réformées devaient tout simplement s’exiler, sinon ils mettaient leur propre vie en danger. Dans ce paysage, la ville de Strasbourg, avec les réformateurs Martin Bucer et Wolfgang Capiton, faisait plutôt figure d’exception. On y accueillait volontiers les réfugiés de toutes convictions, comme les anabaptistes, même si officiellement la ville ne partageait pas leurs idées. Certes Genève était devenue elle aussi une ville de réfugiés pour cause de foi protestante, mais cela ne signifiait pas qu’on y tolérait n’importe quelle conviction religieuse. Bien sûr, il était toujours possible de discuter d’un point de doctrine avec les pasteurs et de nombreux débats avaient lieu sans que cela se termine par un exil forcé ou une condamnation quelconque. Cependant, aussi bien pour les autorités de la ville que pour les pasteurs, il était hors de question de laisser démolir le travail qui avait déjà été accompli, souvent au prix de nombreux sacrifices. C’est dans ce contexte-là qu’intervint en 1553 la triste affaire du procès de Michel Servet.
27. Conflit entourant l’exercice de la discipline ecclésiale←⤒🔗
Pour une juste évaluation de cet épisode pénible de la Réforme genevoise, il faut d’abord se souvenir que Calvin lui-même n’était pas citoyen de Genève, il n’exerçait en tant que telle aucune fonction politique et ne pouvait même pas voter lors des élections annuelles qui mettaient en place le gouvernement de la ville. Il se voyait même parfois rabroué par les autorités de la ville, qui le considéraient comme un pasteur et organisateur de la vie de l’Église à leur service. Mais dans le même temps, ses conseils et son autorité morale, grandissante à l’étranger, forçaient les autorités à l’écouter et à suivre ses conseils.
Un des plus graves conflits avec le Conseil de la ville, dominé cette année-là par le parti des libertins, qui était fortement opposé à Calvin, éclata en 1553 à propos de la discipline ecclésiastique. Il s’agissait de refuser l’accès à la sainte Cène à un certain Philibert Berthelier, qui occupait des fonctions importantes au sein du gouvernement de la ville. Les pasteurs avaient décidé de l’exclure de la communion en raison de sa conduite répréhensible notoire. L’accepter à la table du Seigneur aurait constitué pour tous les croyants un scandale et une pierre d’achoppement. Mais ses amis du Conseil de la ville voulaient forcer les pasteurs à recevoir Berthelier au repas sacré de la sainte Cène.
Le pouvoir politique menaçait une fois de plus de s’ingérer dans les affaires de l’Église, comme il l’avait fait quinze ans plus tôt. Comme nous l’avons vu, ceci avait alors provoqué l’opposition des réformateurs Calvin et Farel, et, suite à leur refus d’obtempérer aux injonctions du pouvoir civil, ils avaient été bannis de Genève. La même situation se reproduisait cette année-là, et Calvin commençait à penser que ses jours à Genève étaient de nouveau comptés. Cette lutte épuisante l’avait du reste beaucoup découragé.
28. L’affaire Michel Servet (1553)←⤒🔗
C’est dans ce contexte extrêmement tendu qu’éclata l’affaire Michel Servet. Cet espagnol doué pour la médecine, et qui s’était également occupé de géographie, vivait depuis des années en France sous un faux nom, celui de Michel de Villeneuve. Pourquoi ce nom d’emprunt? Cela faisait plus de vingt ans qu’il avait publié, à l’âge de 21 ans, un ouvrage intitulé : Sur les erreurs de la Trinité, où il dénonçait le cœur même de la doctrine chrétienne, à savoir la foi au Dieu trinitaire, comme une grave erreur qui rendait les gens athées plutôt que croyants. Pourtant, Servet considérait la Bible comme la Parole inspirée de Dieu, mais il ne pouvait se résigner à accepter la divinité totale du Christ. Il fallait adorer Christ comme l’homme qui était devenu le Fils de Dieu, mais pas comme le Fils éternel de Dieu qui était devenu homme. Servet introduisait des idées gnostiques et panthéistes dans son exposition du christianisme.
Au moment de la rédaction de son livre, il était entré en correspondance avec le réformateur de la ville de Bâle, du nom d’Oecolampade et avait même fait publier ses lettres, dans lesquelles il attaquait assez fortement celui-ci. En fait, tous les réformateurs de la première génération avaient fermement condamné les idées de Servet, craignant qu’on les assimile au protestantisme et qu’elles causent un tort considérable à la Réforme. Luther, Melanchthon, Martin Bucer, Oecolampade, tous ces hommes étaient absolument opposés aux vues de Servet, qui avait d’ailleurs dû les rétracter lorsqu’il se trouvait à Bâle, sous peine de poursuites judiciaires.
Calvin, lui, était à ce moment encore en France, vivant dans la clandestinité après l’affaire des Placards. Il organisa un rendez-vous à Paris avec Servet, dans des conditions difficiles pour lui, afin de persuader Servet d’abandonner ses idées, mais Servet ne vint jamais au rendez-vous. C’est après avoir quitté la ville de Bâle que Servet prit le nom d’emprunt Michel de Villeneuve, sous lequel il allait publier divers ouvrages et exercer la médecine. Il devint le médecin de l’archevêque de la ville de Vienne, et fit semblant d’être un bon catholique, dénonçant même dans un écrit la doctrine de la justification par la foi seule, typiquement protestante. Depuis Vienne, il continuait cependant à correspondre avec un certain nombre de réformateurs, leur envoyant à tout propos ses missives enflammées et suscitant une irritation croissante de la part de tous. Il commença à faire de même avec Calvin, et cette correspondance, au début assez calme, s’envenima petit à petit.
Servet traitait Calvin d’ignorant et lui renvoyait ses propres livres bourrés d’annotations. Il enjoignait à Calvin de se repentir et de se faire rebaptiser pour obtenir la grâce du Saint-Esprit. Après un moment, Calvin décida de ne plus lui répondre, estimant qu’il perdait son temps. En 1553, Servet publia sous ce nom un ouvrage intitulé La Restitution de la religion chrétienne, évidemment appelé ainsi pour faire pièce à l’Institution de la religion chrétienne de Calvin. D’ailleurs il publiait à la fin de son livre les lettres qu’il avait écrites à Calvin durant ces années. Il réitérait ce qu’il avait écrit plus de vingt ans plus tôt, appelant la Trinité un fantôme diabolique, un Cerbère à trois têtes, un monstre poétique, une illusion de Satan. Plus de mille copies de son ouvrage furent publiées et un grand nombre furent brûlées en public dans la ville de Francfort, en Allemagne.
Mais, à la suite d’un échange de lettres entre un habitant de Genève, un ami de Calvin, et son cousin qui habitait à Lyon, en France, Michel de Villeneuve fut identifié comme étant Michel Servet, l’auteur du livre en question. Il fut arrêté par l’Inquisition catholique à Vienne, mais nia être l’auteur de la Restitution. Il avait eu le temps de dissimuler les copies de son propre ouvrage dont il était en possession. Il jura par serment être un bon catholique. L’enquête fut néanmoins poursuivie. Ayant bénéficié de complicités à l’intérieur de la prison, Servet parvint à s’échapper et s’enfuir. Il était devenu évident que Michel de Villeneuve et Servet étaient la même personne. Le 17 juin 1553, l’Inquisition catholique prononça contre lui la peine de mort pour hérésie, et une image de lui fut brûlée en public. Toutes les copies de son livre devaient être brûlées, ainsi que lui-même, dès qu’il serait arrêté. Mais il avait bel et bien disparu.
De manière incompréhensible, on le retrouve à Genève le 13 août de la même année, au moment où le conflit entre le Conseil de Genève et Calvin était au plus haut point. Pourquoi était-il venu là, se montrant même lors du culte célébré par Calvin lui-même à l’église de la Madeleine? Difficile à dire. Toujours est-il que reconnu assez rapidement, il fut arrêté par la police et mis en prison. Calvin participa directement à cette arrestation, puis au procès qui s’ensuivit, non pas en tant que juge (car il n’avait aucun pouvoir de ce côté-là), mais comme partie impliquée dans l’accusation. Son rôle fut de débattre avec Servet au sujet de ses thèses devant les juges.
Au début du procès, Servet se montra très arrogant, estimant sans doute qu’il pouvait bénéficier du soutien de certaines autorités pour miner la position de Calvin à Genève, si fragile à ce moment-là. Il réclamait la peine de prison pour Calvin, et même la peine de mort contre lui, s’il était prouvé que c’est à tort qu’on l’avait fait arrêter. Il est clair d’après les documents d’archives conservés à Genève que, durant cette phase du procès, Servet aurait parfaitement pu revenir sur ses positions et faire ce qu’il avait fait à Bâle vingt ans plus tôt, c’est-à-dire se rétracter. L’affaire n’était pas du tout jouée contre lui. Cependant, après un moment, elle s’enlisa et on laissa Servet se morfondre dans de déplorables conditions dans sa prison, comme en témoigne une lettre écrite par lui-même aux autorités de la ville.
Apparemment, ceux qui auraient bien voulu se servir de Servet contre Calvin se rendirent compte que le reste des cités protestantes de Suisse étaient toutes opposées à ce qu’il soit libéré ou même chassé de la ville. Elles préconisaient toutes la peine de mort contre cet hérétique. Finalement, il fut condamné par ses juges au bûcher et exécuté le lendemain. Calvin, qui était comme pratiquement tout le monde à l’époque partisan de la peine de mort pour un cas pareil, essaya en vain de faire changer le mode d’exécution, car il était opposé au supplice du bûcher. Tant de martyrs en France et ailleurs avaient péri dans ces conditions atroces, notamment cinq étudiants en théologie de la ville de Lausanne qui étaient allés en France pour servir les Églises réformées et avaient été brûlés vifs dans la ville de Lyon quelques mois plus tôt.
Toujours est-il que cette bien triste affaire a été utilisée par de nombreux écrivains et historiens comme la preuve que Calvin était un homme particulièrement cruel qui ne tolérait aucune dissension par rapport à ses idées. Certes, Calvin restait toujours très ferme sur ses positions doctrinales, mais lorsqu’on regarde de près comment s’est déroulé ce procès et quel était le contexte dans lequel il a pris place, on se rend compte que les choses sont beaucoup plus complexes qu’on ne l’a souvent dit. Quoiqu’il en soit, 400 ans après la naissance de Calvin, en 1909, ses héritiers spirituels ont élevé un monument expiatoire à l’endroit même ou fut exécuté Servet, pour déclarer que la liberté de conscience n’était pas négociable, et que l’on pouvait respecter et admirer l’œuvre immense accomplie par Calvin sans pour autant approuver ce qui s’était passé cette année-là.
29. Un résumé de la contribution de Jean Calvin←⤒🔗
Terminons notre panorama sur cette personnalité exceptionnelle de l’histoire de l’Église en tâchant de résumer les apports de Calvin à la vie de l’Église et de la société en général. Certes Calvin n’est pas apparu le tout premier sur la scène de la chrétienté occidentale pour en mettre en œuvre une Réforme profonde et durable. Avant lui, voire parallèlement à lui, d’autres, comme Luther, Farel, Bucer, Melanchthon, Bullinger, Viret — pour n’en citer que quelques-uns — ont œuvré dans le même sens, chacun avec sa personnalité propre et ses dons particuliers, mis à l’œuvre dans des circonstances particulières.
Comment alors résumer l’apport de Calvin? Il a sans doute été celui qui a opéré avec le plus de clarté la synthèse la plus complète d’une doctrine chrétienne conçue non pas comme une théorie ou une abstraction, mais comme une manière de vivre entièrement dirigée vers le Dieu qui s’est révélé dans sa Parole, et avant tout dans sa Parole devenue chair, Jésus-Christ. Calvin a opéré cette synthèse dans un enseignement fécond et divers, dans ses commentaires sur les livres de la Bible, mis à la portée de tous, dans ses traités et ses sermons, dans sa correspondance personnelle avec les uns ou les autres, petits ou grands de ce monde.
Mais au-delà de l’enseignement apporté par ses écrits, il a manifesté cette synthèse dans la manière dont il a conduit les affaires de l’Église de Genève, et celles de nombreuses autres Églises européennes, par le biais des conseils prodigués aux uns et aux autres. En s’adressant aux rois et aux reines, aux princes et aux princesses, aux gouvernements et aux autorités, il a permis l’extension de la Réforme bien au-delà des limites géographiques de la ville de Genève. Celle-ci, de bourg assez peu important qu’elle était lors de son arrivée sur place en 1536, est devenue un centre européen de toute première importance au fil des années de son ministère qui a duré vingt-cinq ans environ; elle a attiré vers elle un nombre croissant d’étrangers qui recherchaient la liberté de vivre la foi évangélique selon leur conscience et soutenaient le programme de réforme de Calvin. Genève est devenue un modèle de cité stable et bien organisée, après toutes les tempêtes internes dont elle avait été le siège. Son rayonnement intellectuel et spirituel était devenu évident aux yeux de toute l’Europe. La division des tâches et la distinction entre État et Église, dans la reconnaissance que ces deux sphères ne sont ni opposées l’une à l’autre ni destinées à vivre parallèlement en s’ignorant réciproquement, a favorisé l’éclosion d’une liberté politique et religieuse, fait majeur dans l’histoire européenne que tous les historiens sérieux ont souligné.
Sur le plan social, Calvin a organisé le diaconat, c’est-à-dire l’aide aux pauvres, sur le modèle donné dans le Nouveau Testament. Il l’a fait de manière efficace, créant également une bourse pour les étudiants nécessiteux et leur permettant de se former comme pasteurs, la plupart du temps pour retourner en France et servir les Églises réformées nouvellement constituées. L’hôpital de Genève lui aussi a été réorganisé. Dans ses sermons, le réformateur insistait beaucoup sur la nécessaire justice sociale qui passe avant tout par le paiement de salaires justes aux ouvriers ou employés. L’appât du gain et l’étalage de la richesse étaient sévèrement repris. On trouve même dans ses sermons des passages où un traitement humain vis-à-vis des animaux est fortement préconisé sur la base de l’enseignement biblique.
Aussi bien sous l’influence de la prédication de Calvin et de ses collègues que par des mesures appropriées prises par le Conseil de Genève à leur demande, la mendicité a été progressivement éradiquée de la ville. L’importance du travail et de la vocation individuelle mise au service de Dieu et de la communauté a été mise en valeur. Ainsi s’est développée la fameuse éthique calviniste du travail qui a complètement transformé le paysage socio-économique des pays qui ont adopté la Réforme calvinienne. Calvin a rompu avec l’idée médiévale, héritée du philosophe grec Aristote, que l’argent est en quelque sorte une matière morte qui ne peut en tant que telle engendrer de la richesse et ne sert qu’à permettre des transactions entre différentes parties. En permettant le prêt à un taux d’intérêt modique (5 % maximum) et en déculpabilisant ceux qui le pratiqueraient, il a en quelque sorte libéré le potentiel de l’argent à engendrer de l’argent.
Il faut cependant souligner qu’il était très fortement opposé à l’usure, c’est-à-dire aux taux d’intérêt extrêmement élevés : dans certains cas ils dépassaient les 25 %, contribuant notamment à l’enrichissement des grands banquiers européens au détriment des États, qui s’endettaient de manière irréversible. Cette pratique de l’usure n’était d’ailleurs tolérée par l’Église de l’époque que sur la base d’une idée selon laquelle les questions économiques et financières ressortissent du domaine de la nature et non de la grâce. Pour l’Église du Moyen-Age, ce qui relève de la nature fonctionne selon des règles qui ne sont pas soumises aux normes de la Parole révélée de Dieu. Seule la sphère plus élevée de l’existence humaine, ce qui a trait à l’âme, aux questions du salut, à l’Église et aux sacrements, relève directement de la sphère de la grâce. Plus encore que tous les autres réformateurs, Calvin a rompu avec ce dualisme, cette compartimentation de la vie en deux sphères, l’une profane et inférieure, soumise aux lois de la nature, et l’autre sacrée et supérieure, soumise à la Parole de Dieu. Pour lui, l’existence tout entière doit être sanctifiée et présentée à Dieu comme un sacrifice qui lui est plaisant et qui le glorifie.
Soli Deo gloria, à Dieu seul la gloire, voilà sans doute le motif qui caractérise le mieux la pensée et l’œuvre de Jean Calvin. Or, pour que Dieu soit glorifié, il faut d’abord que l’homme se connaisse comme totalement déchu, misérable, incapable par lui-même de venir à son propre secours, de se sauver, jusqu’à ce que cette connaissance l’amène vers Jésus-Christ en lequel, par la foi, il trouve son salut et sa restauration. À partir de là, rempli du Saint-Esprit et progressant quotidiennement sur la voie de la sanctification, il soumet sa vie entière, et toutes les sphères de son activité, à la volonté divine, recouvrant la liberté d’agir qu’il avait perdue. C’est dans ce sens que l’on doit comprendre la devise que Calvin avait adoptée pour lui-même : « Seigneur, je t’offre mon cœur, promptement et sincèrement. »
Alors, Calvin a-t-il été le père du capitalisme moderne, ou de la démocratie moderne, comme beaucoup l’ont affirmé? Il ne faut pas tomber dans ce genre de raccourcis historiques qui ne rendent justice ni à l’homme ni à son œuvre et qui lui attribuent des idées qui ne se sont développées que bien plus tard, du reste sur une base idéologique bien différente. C’est aussi sur une base totalement différente que certains ont tâché de justifier l’idéologie de l’apartheid, en Afrique du Sud, tout en soutenant qu’elle avait son origine dans les écrits de Calvin, alors que celui-ci ne parle nulle part de questions de ségrégation raciale. Ces questions lui étaient totalement inconnues, car en Europe à cette époque cette problématique n’existait pas. De plus, l’idée du nationalisme par lequel les peuples tâchent de maintenir leur identité culturelle et politique, le plus souvent au détriment des autres peuples, nations ou groupes ethniques, lui était totalement étrangère elle aussi.
Avec lui on peut parler d’un sain patriotisme qui lui a fait travailler d’arrache-pied — dans la mesure où il détenait une autorité morale et spirituelle — pour que la ville de Genève conserve et développe son indépendance ainsi que ses institutions politiques particulières. Ces institutions sont certainement sorties renforcées de la présence et de l’activité de Calvin à Genève, et ont prouvé leur solidité par la suite (au début de son ministère, les autorités civiles lui avaient demandé de mettre un peu d’ordre dans les statuts passablement désorganisés de leur république, profitant de sa formation de juriste). À l’opposé d’un nationalisme étroit, on peut dire que Calvin, ce français exilé à Genève, a été un grand Européen, de par la nature de ses contacts à travers tout le continent. Vers 1558, il a aussi favorisé une tentative d’évangélisation des Indiens du Brésil en y envoyant quelques pasteurs, par le biais d’une expédition française qui a finalement échoué en raison des dissensions internes qui l’ont peu à peu minée.
On a tâché de brosser le portrait d’un homme exceptionnel que Dieu a puissamment utilisé pour édifier son Église. Ce tableau est certes incomplet et mériterait bien d’autres développements. L’important est de saisir que Dieu se sert d’instruments humains — aussi faibles soient-ils — dans son œuvre pour rassembler son Église aux quatre coins du monde. L’Écriture sainte (Hébreux 13.7-8) enjoint de se souvenir des conducteurs spirituels de l’Église et de méditer sur l’issue de leur vie. Moins que tout autre, Calvin souhaitait qu’on s’attache à sa personne au lieu de s’attacher à Jésus-Christ et de le suivre comme disciple. Il a été très discret sur lui-même pendant sa vie et a été enterré dans une fosse commune à sa demande, si bien qu’on ne connaît même pas aujourd’hui l’emplacement de sa tombe. Mais, redisons-le, l’important est qu’un tel exemple inspire aujourd’hui comme par le passé, des générations de chrétiens à s’attacher à Jésus-Christ, à le reconnaître comme Seigneur et Sauveur afin de laisser travailler le Saint-Esprit dans leur cœur à la gloire de Dieu le Père, le tout en étudiant sa Parole et en se soumettant à elle dans tous les domaines de la vie.