Luc 22 - Gethsémani (3)
Luc 22 - Gethsémani (3)
« Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe. Toutefois que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne, qui soit faite. »
Luc 22.42
La présence du Christ à Gethsémani est due à la décision divine. Certes, des facteurs humains n’en sont pas absents, la populace est de la fête, les ennemis vocifèrent et les autorités religieuses juives haineuses contribuent à leur manière à cet abandon infernal dans lequel son âme déjà est triste jusqu’à la mort. Cependant, ce n’est qu’à la lumière du rejet divin que nous pourrons saisir le sens de Gethsémani et toute sa portée pour notre salut. Il nous faut nous attacher à cette vérité, nous accrocher à l’explication de Gethsémani comme à une nécessité imposée par Dieu le Père, si nous voulons mesurer si peu que ce soit le drame qui se déroule sous l’ombre de l’oliveraie.
C’est pourquoi Gethsémani est un événement unique exceptionnel, qui n’a pas son pareil, ne peut être imité; on ne peut comparer cette expérience à aucune expérience humaine. De même qu’un homme vit et meurt une seule fois, de même Gethsémani s’est produit une seule fois au cours de toute l’histoire humaine. Il ne fait pas partie de la vie ordinaire des hommes, de n’importe quel mortel. L’extraordinaire de cette expérience unique consiste dans le fait qu’elle eut lieu en un jour exceptionnel, qui n’aura point son semblable, et en vue d’un objectif exceptionnel. Nous l’appellerons jour du Seigneur, celui dont parlaient les vieux prophètes. De même que le Yom Yahvé sera unique, de même l’agonie du jardin des Oliviers, en ce Jeudi appelé saint, restera unique. Ce serait par conséquent folie, voire blasphème, que de la comparer à l’agonie d’autres hommes, de tracer un parallèle entre nos peines, aussi douloureuses soient-elles, nos nuits, aussi sombres puissent-elles nous paraître… Le fait est qu’à cette heure-ci l’horloge cosmique, réglée par les doigts divins, sonnera une seule fois, comme l’horloge qui ne sonne midi qu’une seule fois durant les vingt-quatre heures d’une journée ordinaire.
Employons une expression paradoxale : Saint Paul écrivait que, si le Christ n’est pas ressuscité, alors, nous autres chrétiens, nous sommes les plus misérables de tous les hommes (1 Co 15.14-19). Nous pouvons appliquer la conclusion de l’apôtre à l’expérience de cette dernière nuit : Si le Christ avait vécu Gethsémani deux fois, nous serions les plus misérables des humains. Si ç’avait été le cas, nous aurions assujetti la grâce divine à une loi naturelle. Nous oserions même prétendre que nous aussi nous absorbons la coupe amère, semblable à la sienne. Dans ce cas, Jésus ne serait qu’un compagnon, un autre compagnon malheureux de nos misères, mais non le Rédempteur du monde, celui dont nous avons réellement besoin, celui que Dieu, dans son amour miséricordieux, nous a destiné depuis la fondation du monde.
Méfions-nous alors de ces sentiments prétendument humanitaires qui osent comparer la souffrance des hommes, nos semblables, à l’agonie de l’unique; qui rabaissent Jésus au rang d’une simple victime de l’incroyable injustice humaine. Refusons surtout la rhétorique de certains prédicateurs et théologiens modernes qui, avec une philanthropie de mauvais aloi, cherchent à libérer les hommes, en mettant dans le même balancier leurs infortunes et la passion de l’Agneau de Dieu qui meurt afin d’ôter les péchés du monde.
L’Écriture sainte déclare qu’il est donné à l’homme de mourir une seule fois et ensuite de comparaître devant le tribunal divin (Hé 10.27). Or, Gethsémani serait dépourvu de toute signification si nous refusions de l’associer à la divine mission rédemptrice du Christ, à son rôle spécifique désigné par Dieu, à sa fonction de Médiateur unique ne tolérant aucun autre à ses côtés, ni homme, ni femme, ni particulier, ni peuple. Lui seul devra boire cette coupe-là, personne d’autre n’y sera contraint. Renonçons donc, dans notre orgueil démesuré, à comparer nos coupes amères à la coupe tendue dans le jardin des Oliviers. Un portrait psychologique de Jésus, tracé d’après nos propres expériences et dans l’intention de nous hisser à son niveau, d’assumer sa fonction, serait pur blasphème, et je constate que des chrétiens n’ont jamais manqué l’occasion de proférer de tels blasphèmes : insulte jetée à la figure du Sauveur, déformation scandaleuse de la passion de la rédemption, méconnaissance coupable de ce qui tourmente son âme.
Nous allons donc chercher à saisir l’énigme par le regard de la foi, qu’illumine le divin Esprit et qu’éclaire la Parole sainte. Nous croirons donc ce que nous lisons dans l’Évangile, sans nous ingénier à forger un faux Christ en agonie.
Mais Dieu soit loué de ce qu’il nous en a livré le sens plein, nous invitant à porter, émus et bouleversés, un regard reconnaissant dans l’âme de notre Sauveur. Il nous révèle que cette coupe-là a été préparée d’avance par lui, coupe sans pareille. Il est vain de lui comparer nos grandes ou nos petites coupes, elles aussi remplies et par moments débordant par tant de tourmentes humaines.
L’Écriture sainte, livre de la révélation, source de notre foi, ne trace nulle part de portrait psychologique de Jésus; pas plus en cet instant sous l’ombre des oliviers que sur les routes poussiéreuses de la Galilée. Si elle nous avait proposé un principe dérivé de la psychologie courante pour nous servir de clé à cette énigme, éclairer le visage du Christ, saisir une bribe du mystère de la passion, alors la Bible aurait elle-même terni aussi bien la couronne de gloire qui le couronnera que l’épouvante qui le secoue, avec quelle fureur, durant cette nuit exceptionnelle. Nous ne saurions pas que le Christ se tient face au feu qu’une légion de démons vient d’allumer pour l’anéantir totalement si cela était possible…
Mais grâces soient rendues à Dieu qui nous a dévoilé son dessein. Il ne veut point y recevoir le Christ; c’est lui qui rejette son propre Fils. Un tel rejet de l’homme par Dieu n’avait jamais eu lieu auparavant sur la terre des hommes. Les flammes de l’enfer jaillissent ici hors des portes, non seulement pour l’effleurer, mais pour le dévorer entièrement. Elles ont déjà enveloppé son âme triste jusqu’à la mort. Une telle épreuve ne s’était produite nullement dans le passé; elle ne se sera pas produite au cours de l’histoire du monde dans aucune autre circonstance. Le Calvaire précédé par Gethsémani n’a pas son pareil dans aucune souffrance endurée par les humains, ni chez les Grecs ni chez les Juifs, ni chez les Français ni chez les Arabes, ni chez les Aztèques ni chez les Arméniens. La fureur démoniaque n’abattra aucune âme dans ce monde, tant que celui-ci restera monde, il n’y aura point d’enfer sur la terre jusqu’au moment où, au dernier jour, l’autre jour du Seigneur, il ouvrira sa gueule pour recevoir ceux qui, dans leur folie, avec blasphème, auront rejeté le Christ de Dieu, le Seigneur.
En ce moment, le Christ ne peut que se rendre à l’évidence : Le Père dont il est venu accomplir la volonté ne désire pas l’accueillir; sa prière, offrande de ses lèvres, ne sera point exaucée. Pourtant, il ne se retire pas de l’autel où il doit offrir sa personne en holocauste, unique, expiatoire, suffisant, définitif. Aussi lutte-t-il avec cette coupe-là entre ses mains.
Si souvent nous avons prononcé des mots tels que cette passion, cette tristesse, cette coupe. Avions-nous pour autant bien pénétré au cœur de sa souffrance? Nous y avons vu une coupe et nous l’avons assimilée à toutes les autres, mais nous avons ignoré cette coupe-là, celle pour laquelle il implore.
Nous en avons fait une idée générale bien vague, sans nous soucier de son contenu. Or, cette coupe-là ne signifie pas moins que la porte du ciel fermée. Le Fils divin se tourne vers le Père et celui-ci ne l’accueille pas. Le Fils éternel n’a même pas le privilège d’un vulgaire enfant prodigue qui se voit entouré des bras affectueux d’un père tendre. Le Juge et le Souverain de toute la terre lui a barré le chemin. Le Christ est refusé non par des humains, mais par le Dieu de l’univers, son propre Père céleste. Quelle heure terrifiante! Certes, Satan est déjà vaincu, mais le vainqueur n’a point de trophée entre ses mains. Le ciel ne l’accueille pas, pourtant l’enfer, qui cherche à le dévorer, n’a pas encore le pouvoir de l’engloutir. Le Christ est jeté de gauche à droite, entre deux mondes hostiles. Il est l’homme sans lieu ni feu.
Frédéric Nietzsche, le grand errant, s’était lamenté douloureusement qu’il était l’homme sans patrie, quoique déchiré par le mal du pays :
« Un nouveau mal me dévore, la détresse des âmes les plus libres, comment l’appeler? Le mal du pays sans avoir de pays, le problème du cœur le plus désolant et le plus tranchant : Où ai-je le droit d’être chez moi? Où est ma demeure? La folie de Nietzsche est la conséquence plus ou moins directe de ce vagabondage qui se heurta sans cesse aux murs d’une solitude vécue jusqu’à la détresse… La pensée de Nietzsche est celle de l’écartèlement et de la solitude totale devant le Dieu qu’il a déclaré mort, le Moi n’a plus de chemin pour aller vers le Toi » (Jean Brun, L’Europe philosophe).
Le Christ seul peut dire qu’il est cet apatride-là. Il vit intégralement une telle situation limite, dans son horreur intégrale. Aussi agonise-t-il dans une infinie tristesse. Malgré son acte de foi, il ne pourra s’élancer dans les bras de son Père, pas plus que dans un élan d’ultime révolte il ne le maudira. Sonderons-nous à jamais un tel abîme? Le Tout-Puissant déverse sur lui les torrents de toutes ses terreurs, et celles-ci noient son âme. Dieu ne veut pas être renié, et pourtant il le refuse obstinément. Se dresser contre Dieu est une œuvre de l’enfer, collaborer avec lui est un acte du ciel. Mais voilà que Dieu ne l’appelle pas dans une communion, ne lui témoigne point d’affection, comme il l’avait fait à maintes reprises. D’où la requête : « Père, ôte cette coupe-là si telle est ta volonté ».
Trois éléments composent cette pathétique et désespérante requête : l’invocation du nom du Père, la mention de cette coupe-là, la soumission à la volonté divine. Par l’invocation du nom du Père, le Christ déclare toujours sa détermination de rester en communion avec lui. En dépit de tout, ses désirs et ceux de Dieu doivent coïncider, se trouver en parfaite harmonie. Quel père humain donnerait à son fils un scorpion si celui-ci lui demande du pain? Dieu, quant à lui, à cette heure-ci, semble lui donner cela. Pourtant, le Fils affirme sa communion essentielle, originelle avec lui, par la foi, avec la foi, dans la foi.
Il adresse une requête : Père, écoute, cette coupe-là déborde d’un fiel mortel. Mon Père, m’abandonneras-tu? Peux-tu me délaisser à ce point? Ton amour doit-il me laisser engloutir par l’enfer? Ô Père, si seulement tu pouvais ôter cette coupe-là!
Mais, rassurons-nous, cette coupe-là lui est présentée non à cause de ses rapports avec Dieu, mais parce qu’il doit devenir notre Médiateur.
Enfin, la soumission : Que ta volonté se fasse, non la mienne. Il reconnaît encore la justice du dessein éternel de Dieu. Amour de Dieu, oui, mais aussi sa justice parfaite.
En conclusion, disons que ce qui compte ce n’est point la souffrance, mais sa souffrance à lui, décidée de toute éternité; cette coupe-là; cette heure de Gethsémani, aucune autre. Ainsi, nous comprendrons la raison de son angoisse infinie et le prix que lui coûte la rançon de nos péchés.