L’utilité de la croix L’eschatologie et la souffrance chrétienne
L’utilité de la croix L’eschatologie et la souffrance chrétienne
- L’usage du mot eschatologie
- Pour une meilleure compréhension de l’eschatologie
-
L’eschatologie et la souffrance chrétienne
a. 2 Corinthiens 4.7-11
b. Philippiens 3.10 - La souffrance actuelle dans l’espérance de la gloire
- La communion des chrétiens aux souffrances du Christ
- Combler ce qui manque aux souffrances du Christ – Colossiens 1.24
- Les souffrances expiatoire du Christ et la conformité à ses souffrances
- Une eschatologie de victoire dans la souffrance
En commentant 1 Pierre 4.12-13 et ce qui y est dit à propos de la souffrance chrétienne, Calvin parle de « l’utilité de la croix1 ». Cette utilité, telle qu’il la conçoit, comporte deux volets : (1) la mise à l’épreuve que Dieu fait subir à notre foi pour son raffinement et (2) le fait que nous devenions participants du Christ. Dans cet article, je vais réfléchir à ce que Calvin considère comme étant l’utilité « bien supérieure » du second aspect, ce que Pierre et le reste du Nouveau Testament, en particulier Paul, appellent la communion ou la participation des chrétiens aux souffrances et à la mort du Christ. Je me propose de le faire en explorant notre thème (la souffrance chrétienne) dans le contexte de la question plus globale et toujours débattue de l’eschatologie biblique, en particulier l’eschatologie du Nouveau Testament. Ces remarques peuvent donc avoir pour sous-titre L’eschatologie et la souffrance chrétienne.
1. L’usage du mot eschatologie2 ⤒🔗
Si l’on adopte une approche globale et que l’on examine l’ensemble des études bibliques publiées au cours du 19e siècle, il est juste de dire que peu de développements, s’il en est, ont eu un impact aussi important que la préoccupation des auteurs du Nouveau Testament pour l’eschatologie, préoccupation qui a fini par dominer les études néotestamentaires. Cette évolution a donné lieu à d’intenses débats, mais un consensus sur les questions essentielles s’est dégagé, et ce consensus, il faut le reconnaître, diffère de façon importante à certains égards de la conception précédemment acceptée de l’eschatologie (bien que nous remarquions en passant qu’en ce qui concerne l’utilisation explicite du mot « eschatologie », cette conception conventionnelle n’est apparemment pas antérieure au début du 19e siècle3).
En gros, la différence est la suivante : Selon la conception traditionnelle, l’eschatologie est un sujet de théologie dogmatique (systématique), limité aux « choses dernières » associées à la seconde venue du Christ et datant à partir de celle-ci, y compris aussi l’état intermédiaire après la mort. Selon le consensus plus récent, l’eschatologie est élargie pour inclure l’état des choses qui a déjà commencé avec l’œuvre du Christ accomplie dans ce que le Nouveau Testament appelle « la plénitude des temps » (Ga 4.4; Ép 1.10), « ces jours qui sont les derniers » (Hé 1.2) et « la fin des siècles » (Hé 9.26). Selon cette conception plus récente de l’eschatologie interviennent également des considérations fondamentales et décisives qui se concrétisent déjà dans l’identité et l’expérience actuelles du chrétien, ainsi que dans la vie et la mission actuelles de l’Église4.
L’émergence de ce consensus ne s’est pas produite sans ses adversaires et ses détracteurs. On se plaint que « l’eschatologie » a été tellement galvaudée qu’elle est devenue pratiquement vide de sens et inutile. Les études bibliques, estiment certains, ont été hypnotisées par une « voix monocorde eschatologique »; tout, semble-t-il, est eschatologique, et il n’y a rien qui ne le soit pas. Un auteur récent est même convaincu que « l’eschatologie » est un mot dangereux et malveillant; son usage, croit-il, s’est développé comme un cancer et devrait être retranché du vocabulaire des études bibliques et banni sans délai5.
Toutefois, si nous sommes d’accord avec un autre auteur6 pour dire que « l’eschatologie » est effectivement un mot « glissant » et qu’il faut l’utiliser avec plus de précautions que ce n’est souvent le cas (et ce besoin rejoint en fait une grande préoccupation de cet article), il serait néanmoins monumentalement rétrograde que les études bibliques abandonnent la compréhension élargie de l’eschatologie qui s’est développée au cours des dernières décennies. Ce qui est en jeu, ce sont des perspectives vitales pour le message biblique et la pleine puissance de l’Évangile. Ceux qui sont perplexes ou irrités par la prédominance de « l’eschatologie » dans le vocabulaire des études bibliques contemporaines n’ont pas encore lu attentivement le Nouveau Testament ou, pour quelque raison que ce soit, ne sont pas capables de percevoir ce qu’il dit.
2. Pour une meilleure compréhension de l’eschatologie←⤒🔗
On peut s’appuyer sur plusieurs éléments pour justifier bibliquement une compréhension élargie de l’eschatologie.
a. Lorsque nous prenons en compte l’histoire de la révélation dans sa totalité organique, il nous faut considérer de façon globale et fondamentale l’espérance eschatologique essentiellement unifiée de l’Ancien Testament. Pour généraliser, cette espérance a pour unique centre d’intérêt l’arrivée du jour du Seigneur, inauguré par la venue du Messie. Dans cette perspective, la première et la seconde venue du Christ, que nous distinguons à la lumière du Nouveau Testament, sont considérées comme deux épisodes ou deux parties d’une seule venue (eschatologique). Le point de vue traditionnel, mettant l’accent sur la distinction entre la première et la seconde venue du Christ, ce qui a donné lieu à sa conception systématique de l’eschatologie, a perdu de vue cette unité. On a perdu de vue la manière dont, même dans le Nouveau Testament, en particulier dans les Évangiles, ces deux venues sont mélangées et entremêlées, à tel point que l’interprétation a parfois du mal à les distinguer, comme cela est bien connu.
b. Historiquement, une compréhension plus globale de l’eschatologie émerge à partir de la fin du 19e siècle, avec une attention renouvelée sur ce qui, selon les Évangiles synoptiques, est manifestement le thème central de la proclamation de Jésus, à savoir le Royaume de Dieu7. En réaction aux malentendus idéalistes de l’ancien libéralisme, l’interprétation de toutes les écoles (qu’elles se soient débarrassées ou non de la conclusion exégétique selon laquelle il s’agirait d’un élément dépassé de mythologie) est arrivée à la conclusion que Jésus n’a pas prêché l’actualisation d’un ordre moral intemporel et toujours présent, mais l’arrivée décisive, maintenant, du règne définitif de Dieu dans la création, présent dans et par sa personne et son œuvre. Les disciples de Jésus ont été bénis de voir et d’entendre en leur temps ce que les nombreux prophètes et hommes justes d’autrefois désiraient voir et entendre, mais ne l’ont pas pu (Mt 13.16-17). La distinction traditionnelle entre le « royaume de la grâce » et le « royaume de la gloire » est ici révélatrice. Elle tend à séparer ce qui va ensemble et à occulter le fait que, pour Jésus, il s’agit d’un seul royaume (eschatologique) dont la venue est à la fois présente et future.
c. L’enseignement de Paul sur l’événement manifestement eschatologique de la résurrection est un autre exemple utile. La résurrection du Christ n’est pas un événement isolé du passé, mais, dans sa pleine historicité, une fois pour toutes, elle est les « prémices », le commencement réel de la grande moisson de résurrection attendue à la fin de l’histoire (1 Co 15.20). Dans 1 Corinthiens 15, Paul insiste sur ce point pour assurer les croyants de leur participation future à cette moisson eschatologique, à la résurrection du corps au retour du Christ (v. 23). Cependant, ailleurs, il n’insiste pas moins sur le fait que les croyants sont déjà ressuscités avec le Christ et qu’ils sont montés au ciel avec lui (Ép 2.5-6; Col 2.12-13; 3.1); ils sont déjà « des vivants revenus de la mort » (Rm 6.13)8.
C’est dans ce même cadre eschatologique que s’inscrit l’enseignement approfondi de Paul sur l’œuvre du Saint-Esprit (et cela, dans son intégralité). Le Christ exalté est « l’Esprit vivifiant » (1 Co 15.45); l’Esprit est l’Esprit du Christ ressuscité (Rm 8.9-11; 2 Co 3.17-18). L’Esprit, dans lequel l’Église a été baptisée et auquel tous les croyants ont part, est les « prémices » de ce qui sera reçu lors de la résurrection du corps (Rm 8.23); l’Esprit qui agit maintenant dans les croyants est le véritable « acompte » sur l’héritage eschatologique qui sera donné dans sa plénitude au retour du Christ (2 Co 1.22; 5.5; Ép 1.14). La vie chrétienne est en effet une vie eschatologique9.
Mais maintenant, en réfléchissant à ces considérations, qui n’ont été rappelées que de manière superficielle, nous soulevons cette question : Lorsque ces considérations reçoivent suffisamment d’attention — lorsqu’elles sont comprises, non pas, comme c’est encore trop souvent le cas, comme une rhétorique figurative ou comme ce qui est vrai « en principe », le principe étant pratiquement platonique, mais comme une eschatologie réaliste, comme un réalisme eschatologique qui est décisif pour la vie actuelle de l’Église et l’expérience actuelle des croyants — alors, nous demandons, est-ce que cet accent sur l’eschatologie « réalisée » ou « inaugurée » tient suffisamment compte des réalités concrètes et profondes des affaires humaines et de la vie quotidienne? L’accent mis sur la royauté eschatologique actuelle du Christ ne tend-il pas inévitablement vers un « triomphalisme théocratique » qui sous-estime gravement l’importance du retour du Christ et de tout ce qui est différé jusqu’à ce moment-là?
Ces questions (et d’autres semblables) ne doivent pas être négligées ou supprimées. Elles mettent en évidence la nécessité, déjà évoquée, d’une meilleure définition et d’une plus grande précision dans notre conception de l’eschatologie. La thèse que je soumets donc à votre examen et que j’essaierai de développer au fur et à mesure que le temps me le permettra est la suivante : Ce que le Nouveau Testament enseigne sur la souffrance, en particulier sur la relation entre les souffrances des chrétiens et les souffrances et la mort du Christ, apporte un éclairage et une clarification indispensables à la question de l’eschatologie biblique.
3. L’eschatologie et la souffrance chrétienne←⤒🔗
Deux passages, tous deux dans les écrits de Paul, nous serviront de point de départ. Un bref examen de chacun d’eux révèle une perspective décisive et déterminante, qui est, je suis enclin à le dire, la clé pour comprendre toutes les autres déclarations du Nouveau Testament sur la souffrance chrétienne10.
a. 2 Corinthiens 4.7-11←↰⤒🔗
Dans les premiers versets de la deuxième lettre aux Corinthiens, Paul fait une déclaration de grande importance pour toute la lettre. Il fait remarquer à ses lecteurs qu’ils participent, avec lui, aux « souffrances du Christ » (2 Co 1.5-7). Le sens de cette expression au verset 5, en particulier la force du génitif (« du Christ »), est ensuite amplifié par ce que Paul dit au sujet de son propre ministère à partir de 2 Corinthiens 4.7. Paul dit que nous portons « ce trésor » (c’est-à-dire l’Évangile de la connaissance expérimentale de la gloire eschatologique de Dieu en Christ, selon 2 Co 3.18 à 4,6) dans des « vases de terre », dans des « pots d’argile » (c’est-à-dire dans la fragilité de la mortalité et de la faiblesse humaine). Les versets 8 et 9 précisent ensuite les expériences psychophysiques en cause : Paul est affligé, mais pas écrasé; désemparé, mais pas désespéré; persécuté, mais pas abandonné; abattu, mais pas perdu. Les versets 10 et 11 ont donc pour fonction de fournir une évaluation globale; ils décrivent la situation dans son ensemble, caractérisée par la persécution et la souffrance. Il s’agit de « porter toujours dans le corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus se manifeste dans notre corps », et encore « d’être sans cesse livré à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus se manifeste dans notre chair mortelle ».
Ce qu’il faut retenir ici, c’est l’association évidente de « la mort de Jésus » et de « la vie de Jésus » comme couvrant l’ensemble de l’existence de Paul. Négativement, cette mort et cette vie ne sont pas considérées comme deux parties ou deux domaines distincts de son expérience, comme si « la vie de Jésus » et « la mort de Jésus » s’équilibraient l’une l’autre à la manière d’un plus ou d’un moins et que leur addition constituait un tout. Au contraire, la vie de Jésus, dit Paul, se révèle dans la chair mortelle et nulle part ailleurs; le corps (mortel) est le lieu de la vie de Jésus. La mortalité et la faiblesse de Paul, assumées au service du Christ, constituent l’ensemble du canal à travers lequel s’exprime la vie eschatologique du Christ glorifié. « La mort de Jésus » est la forme d’existence qui façonne la manifestation de sa vie en Paul. Dans le sens où souffrir « la mort de Jésus » manifeste la vie de résurrection de Jésus, la souffrance chrétienne n’est pas simplement ou seulement la souffrance pour le Christ mais « les souffrances du Christ ». La force essentiellement subjective du génitif (ou du moins avec une nuance subjective) doit être reconnue, et ne peut être atténuée ou contournée11.
b. Philippiens 3.10←↰⤒🔗
Philippiens 3.10 est une autre expression convaincante de la même pensée. À partir du verset 3 de ce chapitre 3, Paul décrit sa fierté en Christ, en contraste avec son ancienne confiance en lui-même. Il considère tout comme une perte comparée à l’excellence de la connaissance du Christ, à la richesse de gagner le Christ et d’être trouvé en lui (v. 7-9). Le verset 10, ensuite, nous dit que cette connaissance expérimentale du Christ, l’union avec le Christ, implique de connaître « la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances, en devenant conforme à lui dans sa mort ». Cette séquence est saisissante. Elle ne se lit pas, comme on pourrait s’y attendre, dans cet ordre : souffrance, mort et ensuite résurrection. Au contraire, à partir du verset 11, Paul se sait enfermé dans un cercle de résurrection : il est déjà ressuscité avec le Christ et fait l’expérience de la puissance de résurrection afin de parvenir à la résurrection des morts. Le verset 10 complète donc ce cercle, pour ainsi dire. La séquence est la suivante : la résurrection, puis la souffrance et la mort. Il est crucial de voir la force de la conjonction « et » dans l’expression « la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances ». Cela ne signifie pas que « la communion de ses souffrances » est une réalité autre dans notre expérience, ajoutée à la « puissance de sa résurrection ». Au contraire, le « et » explique ce qui précède. Il nous dit, avec 2 Corinthiens 4.10-11, que la puissance de la résurrection du Christ est réalisée à travers la communion de ses souffrances et la conformité à sa mort. Il nous parle de la puissance de la résurrection qui nous forme et nous modèle; la résurrection est une énergie de conformation, une énergie qui produit la conformité à la mort du Christ. La croix est la marque ou l’empreinte de la résurrection dans l’existence de Paul.
4. La souffrance actuelle dans l’espérance de la gloire←⤒🔗
Des malentendus peuvent surgir à ce point de notre développement. J’aimerais maintenant aborder l’un d’entre eux. Dans les courants théologiques qui ont balayé le monde au cours des 10 à 15 dernières années, aucune question n’a suscité une préoccupation plus intense que celle de la souffrance. La souffrance humaine est un thème central de la théologie de la révolution et des autres théologies de la libération. La souffrance est à la fois la cible et le moyen de la praxis révolutionnaire. Dans les écrits de Jürgen Moltmann, en particulier, la suite de la Theology of Hope [Théologie de l’espérance] est The Crucified God [Le Dieu crucifié], dans lequel le principe de la douleur, de la souffrance et de l’abandon est repris dans l’être (mieux, dans le devenir) même de Dieu et structure les relations au sein de la Trinité. La souffrance, selon Moltmann, est d’abord et avant tout intratrinitaire12. Si je comprends bien, il est de plus en plus clair que sa théologie de l’espérance n’en est pas vraiment une. Au contraire, puisque, entre autres, elle n’est pas fondée sur une parole prophétique certaine, c’est une théologie, non pas d’une espérance authentique, mais d’une attente incertaine, une attente fondée sur ce que l’homme se pense capable de tirer de son avenir dans le cadre de sa mortalité.
Cependant, cela n’est pas l’espérance du Nouveau Testament. Paul ne glorifie pas la souffrance comme une fin en soi. Il n’absolutise pas non plus la souffrance et la mort comme si elles étaient essentielles à l’homme en tant qu’homme (ou à Dieu en tant que Dieu). Pour lui, la vie et la mort ne sont pas une opposition binaire qui constitue la structure profonde de l’existence humaine, de sorte que supprimer la mort de l’homme serait le priver de son humanité. Au contraire, Paul a la certitude qu’au retour du Christ nous serons tous changés (1 Co 15.51), que le mortel doit revêtir l’immortalité (v. 53), et que la mortalité doit être engloutie par la vie (2 Co 5.4). Nous pouvons être sûrs que cette confiance ne provient pas d’un reste persistant de l’apocalyptique juive tardive qui n’a pas encore été purgé de sa pensée, mais qu’elle fait partie intégrante de son Évangile révélé.
Mais maintenant que cette réserve eschatologique très claire et absolument cruciale est faite, nous devons avancer dans notre sujet. Tant que les croyants sont dans le corps mortel, c’est-à-dire pendant la période comprise entre la résurrection et le retour du Christ, il nous faut comprendre qu’il est difficile de trop souligner avec Paul l’intime corrélation entre la vie et la mort dans l’expérience du croyant, l’interpénétration de la souffrance et de la gloire, de la faiblesse et de la puissance. Pendant cette période actuelle, tant que nous sommes dans la chair mortelle et que la sentence de mort est inscrite dans notre existence, l’eschatologie de la résurrection est une eschatologie de la croix, et la théologie de la croix est la marque de toute théologie qui soit véritablement une théologie « pratique ».
Dans la vie de l’Église, jusqu’à ce que Jésus vienne, « se souvenir de Jésus-Christ ressuscité d’entre les morts […] selon mon Évangile » (comme nous l’enjoint Paul, 2 Tm 2.8), c’est « ne rien savoir […] sinon Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » (comme le voulait aussi Paul, 1 Co 2.2). La forme que prend la puissance de résurrection du Christ dans ce monde est la communion de ses souffrances en tant que souffrances de l’Église qui se conforment à la croix (Ph 3.10). La croix est le signe de l’eschatologie inaugurée. Souffrir avec le Christ est une caractéristique eschatologique d’une importance primordiale. Et donc, en somme, l’essence de l’existence chrétienne, telle que Paul la décrit ailleurs, est résumée ainsi :
« … comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés, quoique non mis à mort; comme attristés, et nous sommes toujours joyeux; comme pauvres, et nous enrichissons plusieurs; comme n’ayant rien, et nous possédons tout » (2 Co 6.9-10).
5. La communion des chrétiens aux souffrances du Christ←⤒🔗
Romains 8.17 dit que nous sommes les enfants adoptifs de Dieu, « si toutefois nous souffrons avec lui [Christ] afin d’être aussi glorifiés avec lui ». Cette clause, prise dans son contexte, nous apporte un éclairage supplémentaire sur plusieurs points importants et litigieux.
a. On prétend parfois que les souffrances mentionnées dans les passages examinés sont les souffrances de Paul en tant qu’apôtre, c’est-à-dire les souffrances apostoliques qui excluent le reste de l’Église. Toutefois, un certain nombre de considérations militent contre cette restriction : Dans 2 Corinthiens, Paul dit que toute l’assemblée participe à ses souffrances (2 Co 1.7). Dans la lettre aux Philippiens, la participation aux souffrances du Christ et la conformité à sa mort sont, avec la justice par la foi, des aspects essentiels de l’union avec le Christ (Ph 3.9-10). Ici, en Romains 8, comme nous allons le voir plus clairement, la souffrance avec le Christ est manifestement le lot de tous les croyants et est inséparable de leur adoption.
Certes, les souffrances de Paul sont celles d’un apôtre; elles résultent de l’accomplissement de sa vocation apostolique tout à fait unique, qui est de rendre une fois pour toutes témoignage au Christ afin que ce témoignage serve de fondement. Cependant, dans le sens où nous devons nous accrocher à ce témoignage infaillible et le maintenir dans le monde, et où nous devons construire sur ce seul fondement, l’Église aussi est apostolique; nous confessons que l’Église est une, sainte, catholique, mais également apostolique. Cela signifie en outre que nous devons aussi reconnaître que, jusqu’à la venue de Jésus, l’Église trouve vraiment son unité, sa sainteté et sa catholicité dans l’apostolicité de son témoignage souffrant en faveur du Christ13.
b. Il ne faut pas non plus penser que la vaste souffrance dont parle Paul ne concerne qu’une partie de l’histoire de l’Église et qu’elle est appelée à céder la place à des « jours meilleurs », lorsque l’Évangile se sera répandu et aura exercé une plus grande influence dans le monde. Au contraire, la souffrance actuelle du croyant se poursuit jusqu’à sa glorification future14. « Les souffrances du temps présent » (v. 18) prendront fin lors de « la révélation des fils de Dieu » (v. 19), c’est-à-dire lorsqu’aura lieu l’adoption (au retour du Christ) par la résurrection du corps (v. 23). D’ici au retour du Christ, donc, toute l’existence chrétienne continue à être une souffrance avec le Christ.
c. La souffrance chrétienne, les souffrances du Christ, n’ont pas à être recherchées; elles ne sont pas, du moins pas en premier lieu, un impératif auquel il faut obéir. La construction conditionnelle de Romains 8.17 (« Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritier […] si toutefois nous souffrons avec lui, afin d’être aussi glorifiés avec lui ») est semblable à celle du verset 9 : « vous n’êtes plus sous l’emprise de la chair, mais sous celle de l’Esprit, si du moins l’Esprit de Dieu habite en vous ». Souffrir avec Christ, selon le verset 17, n’est pas une condition à remplir pour mériter l’adoption, mais une condition ou une circonstance donnée avec notre adoption.
L’une des raisons pour lesquelles nous avons du mal à voir qu’il s’agit d’un don est que notre compréhension de « la communion de ses souffrances » est trop étroite et restreinte. Ce point nécessiterait plus d’attention que nous pouvons en donner ici. Nous avons tendance à ne penser qu’à la persécution qui découle du témoignage explicite rendu au Christ, ou peut-être aussi à la souffrance physique intense ou aux difficultés économiques qui peuvent résulter d’une prise de position pour l’Évangile. Il est certain que l’aspect de la persécution ne doit pas être déprécié et qu’il occupe une place centrale dans le Nouveau Testament, et nous pouvons nous demander pourquoi il est si largement absent de l’expérience de la plupart d’entre nous. Toutefois, les « souffrances du Christ » sont beaucoup plus englobantes. Elles sont la participation du chrétien aux « souffrances du temps présent », en tant que temps d’asservissement complet de la création entière à la vanité et à la frustration, à la corruption et à la faiblesse envahissante et débilitante. Elles sont la participation du croyant à ce qui était aussi, selon le Grand Catéchisme (Q&R 48) et le Petit Catéchisme de Westminster (Q&R 27) une dimension fondamentale de l’humiliation du Christ : « Endurer les misères de cette vie », être exposé aux « indignités du monde », subir « les infirmités de sa chair » et « les tentations de Satan ». Là où l’existence dans la création, sous la malédiction du péché et dans le corps mortel, n’est pas simplement supportée, que ce soit de manière stoïque ou de toute autre manière égocentrique et rebelle, mais supportée pour le Christ et vécue à son service, là, de manière globale, se trouve « la communion de ses souffrances ».
Il faut souligner que la souffrance chrétienne est un don. Cela est exprimé presque littéralement dans Philippiens 1.29 : « Il vous a fait la grâce, non seulement de croire en Christ, mais encore de souffrir pour lui. » Remarquez que Paul ne dit pas que la foi est commune à tous les chrétiens, tandis que la souffrance est le lot de certains seulement. Il exprime plutôt une corrélation entre la foi et la souffrance, il met en évidence le lien intime qui les unit. La vie chrétienne est « non seulement… mais aussi… » : c’est non seulement croire, mais aussi souffrir.
Ce que Paul enseigne sur l’adoption et la sanctification nous aide à saisir le sens de ce don et de cette réalité de la souffrance chrétienne. Dans Romains 8 en particulier, la souffrance avec le Christ n’est rien de moins que le mode ou la condition actuelle de notre adoption. Supprimer cette souffrance, dit Paul, c’est supprimer notre identité même d’enfants adoptés par Dieu, notre statut d’héritiers de Dieu et de cohéritiers du Christ.
Ce qui est également en jeu ici, c’est l’œuvre de renouvellement de Dieu dans le croyant dans son intégralité, c’est-à-dire notre sanctification. Le verset 29 nous dit que le but de l’élection de Dieu dans la sanctification est « d’être semblables à l’image de son Fils ». Le modèle spécifique de transformation est la conformation, la conformité au Christ, non pas en tant qu’abstraction ou incarnation générale de vertus et de vie sainte, mais s’inscrivant dans le modèle historique de son existence incarnée : la souffrance d’abord, la gloire ensuite. En effet, la conformité des fils au Fils signifie la souffrance actuelle, dans « le temps présent », et la gloire qui sera révélée à son retour.
Par exemple, en 2 Corinthiens 3.18, Paul affirme que, lorsque les croyants contemplent la gloire du Christ, le Seigneur exalté, ils sont dès maintenant « transformés en la même image, de gloire en gloire ». L’explication de cette transformation « de gloire en gloire », sa concrétisation, est donnée dans la section suivante avec ce qui y est dit, comme nous l’avons vu, à propos du trésor dans les vases de terre et de la vie de Jésus manifestée dans le corps mortel. Ou encore, à la lumière de Philippiens 3.10, la transformation présente de gloire en gloire se réalise en « devenant conforme à lui dans sa mort ». Pierre le confirme lorsqu’il nous dit que c’est justement en ayant part aux souffrances du Christ que l’Esprit Saint, dans son identité d’Esprit de gloire, repose sur nous (1 Pi 4.13-14).
Avec Calvin, nous devons reconnaître que, de même que la vie entière du Christ n’était rien d’autre qu’une sorte de croix perpétuelle, de même la vie chrétienne dans sa totalité, et non seulement certaines parties, doit être une croix continuelle15. Lorsque l’Église ne se conforme pas au Christ dans la souffrance, elle n’est tout simplement pas fidèle à elle-même en tant qu’Église; elle est sans gloire et n’héritera pas de la gloire. De même que l’Esprit de gloire est venu sur Jésus lors de son baptême au Jourdain, ouvrant devant lui le chemin de l’obéissance souffrante qui a conduit à la croix, de même le même Esprit Saint, dans lequel l’Église a été baptisée à la Pentecôte, lui indique le chemin de la souffrance. L’Esprit de Pentecôte est aussi l’Esprit de souffrance, bien qu’il tende à être « le don spirituel dont personne ne parle16 ». C’est, en effet, non seulement à Jacques et à Jean, mais à toute l’Église, à travers eux, que Jésus a dit : « Il est vrai que vous boirez la coupe que je vais boire et que vous serez baptisés du baptême dont je vais être baptisé » (Mc 10.39). Jusqu’à ce qu’il revienne, la croix est la forme concrète de la communion du chrétien avec le Christ. C’est non seulement à certains disciples, mais à tous ses disciples que Jésus dit : « le serviteur n’est pas plus grand que son maître » (Jn 15.20), et encore : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge chaque jour de sa croix et qu’il me suive » (Lc 9.23). Pour aborder notre préoccupation sous un autre angle, nous pourrions ajouter ceci en passant : Nous ne devons pas penser que, pour les disciples de Jésus, le fait de prendre leur croix est un fardeau qui s’ajoute en quelque sorte à l’observation de ses commandements, ou à un commandement parmi d’autres. Au contraire, porter sa croix fait partie intégrante de l’obéissance au Christ dans son ensemble17.
Mais maintenant, il est absolument essentiel, dans tout cela, de reconnaître que la réalité de la souffrance chrétienne est (et je ne connais pas de meilleur mot) eschatologique. Il est tellement « naturel » pour nous d’associer la souffrance uniquement au délai eschatologique et de la considérer uniquement à la lumière de ce que nous n’avons pas encore en Christ. Cependant, lorsque nous voyons les choses ainsi, nous perdons de vue une dimension essentielle, à savoir que, dans le Nouveau Testament, la souffrance chrétienne est toujours considérée dans le contexte de la venue du royaume de Dieu en puissance et comme une manifestation de la vie de résurrection de Jésus. Ce n’est qu’à cette condition, cette condition eschatologique, que la souffrance chrétienne est la communion à la souffrance du Christ.
C’est ici que nous pouvons apprécier l’une des différences décisives entre les souffrances historiques de Jésus et la souffrance chrétienne. Pour le Christ, il n’y a pas eu de communion dans la souffrance, mais seulement l’insensibilité aveugle des disciples tout au long du chemin qui a abouti à ce terrible point culminant de l’isolement et de l’abandon par Dieu et de l’abandon à sa colère sur la croix (Mt 27.46). Pour les croyants, dans la souffrance, il y a une participation à la vie et à la puissance de leur Sauveur, une participation qui est très mal comprise tant qu’elle est simplement considérée comme une compensation et un contrepoids à des moments particuliers d’épreuves et de souffrances. C’est une communion dans laquelle sa puissance est rendue parfaite, non pas à côté ou au-delà de leur faiblesse, mais dans leur faiblesse (2 Co 12.9-10). Sa puissance illimitée se manifeste à travers leur faiblesse extrême et généralisée. C’est pourquoi, dans le Nouveau Testament, le réconfort et la joie sont deux choses souvent associées à la souffrance chrétienne (par exemple 2 Co 1.3-7; 7.4; Ph 2.17-18; Col 1.24; 1 Th 1.6; Jc 1.2; 1 Pi 4.13).
6. Combler ce qui manque aux souffrances du Christ – Colossiens 1.24←⤒🔗
Nous pouvons maintenant examiner brièvement Colossiens 1.24, où Paul dit : « Je me réjouis dans mes souffrances pour vous et je supplée dans ma chair à ce qui manque aux afflictions de Christ pour son corps qui est l’Église. » Il est certain que l’union vitale et spirituelle entre le Christ glorifié et les croyants est un présupposé qui explique cette affirmation frappante et très discutée18. Cependant, « les afflictions du Christ » ne sont pas ce que le Christ (exalté), en tant que représentant de son Église, souffre actuellement à travers l’Église19. Il ne s’agit pas non plus des souffrances de l’Église considérées comme celles du Christ en raison de leur union20, ni du fait que Paul adapte ici la notion juive des malheurs messianiques de la fin des temps, que le peuple de Dieu endure à cause du Messie et pour annoncer sa venue21. Nous sommes en fait d’accord avec les exégètes qui considèrent que les afflictions en question sont les souffrances passées et historiques du Christ lui-même (dans son humiliation)22. Mais comment, en ce sens, les afflictions du Christ peuvent-elles manquer de quelque chose? Ce n’est pas que le sacrifice expiatoire du Christ soit insuffisant et qu’il doive être complété, ni que la réconciliation soit incomplète. Indépendamment d’autres considérations, le point central de la lettre aux Colossiens est le caractère unique et la complète suffisance du Christ et de son œuvre. D’ailleurs, dans les versets 20-22, Paul vient de dire que Christ a fait la paix par le sang de sa croix et que par sa mort il a maintenant réconcilié l’Église.
C’est une chose, en particulier dans le contexte des polémiques de la Réforme, de dire ce que Paul ne veut pas dire. C’est une autre chose de répondre à la question suivante qui demeure : Que veut dire Paul? Comment, alors qu’il vient de dire que toute la plénitude habite en Christ (v. 19), peut-il ensuite dire qu’il faut « suppléer » (ou « combler ») ce qui manque à ses afflictions? La réponse semble résider dans ce que Paul dit ailleurs au sujet de notre participation aux souffrances du Christ et de la communion à ses souffrances. Le facteur décisif ici est la solidarité qui existe entre le Christ et l’Église, une solidarité spéciale, tout à fait unique et en définitive insondable. Cette union est telle que non seulement les souffrances des croyants peuvent être considérées comme celles du Christ et conformes à sa mort, mais aussi que les souffrances personnelles, passées et historiques du Christ et les afflictions actuelles de l’Église sont considérées comme constituant un tout. Là encore, ce n’est certainement pas au sens où les souffrances de l’Église auraient une valeur expiatoire et réconciliatrice supplémentaire. Il existe toutefois des aspects autres que sotériologiques permettant de mettre les souffrances de l’Église dans la même catégorie que les souffrances du Christ lui-même. Ces aspects, que nous pouvons appeler apostoliques ou missiologiques, ont trait à la mission évangélique de l’Église et de son Chef dans le monde.
Avec le professeur Murray, nous devons dire, à propos de ce verset, qu’avec les souffrances du Christ, les croyants, dans leurs souffrances, « sont considérés comme remplissant la somme totale des souffrances nécessaires à la consommation de la rédemption et à la glorification de tout le corps du Christ23 ». Sans interpréter cette « somme totale » dans le sens douteux que la souffrance de chaque chrétien hâterait la parousie en réduisant mécaniquement une quantité fixe de souffrances encore à atteindre, ce verset nous incite à considérer qu’un aspect important de la raison du délai entre la résurrection et le retour du Christ est le rôle nécessaire de la souffrance attribué à l’Église pour l’Évangile et son avancement. En outre, je suggérerais en passant, et comme sujet de discussion ultérieure, que ce que Paul dit ici a une incidence certaine sur la question très débattue de la nature de l’alliance et du rôle du Christ en tant que Médiateur de l’alliance et dernier Adam. Ce qui est suggéré, au moins, c’est que l’obéissance souffrante de l’Église, mise en œuvre par l’Esprit et fruit d’une foi qui s’abandonne, qui se repose et qui trouve sa vie en son Chef de l’alliance, est, avec sa propre obéissance, comme le dit Murray, partie intégrante et nécessaire de la pleine possession de l’héritage eschatologique.
En concluant ces remarques, je souhaite les élargir dans deux directions :
7. Les souffrances expiatoires du Christ et la conformité à ses souffrances←⤒🔗
En mettant l’accent sur la communion aux souffrances du Christ, comme je l’ai fait jusqu’ici, il est bien sûr essentiel de maintenir l’équilibre dans un contexte plus large. Certains peuvent être gênés par le fait que j’ai parlé de la manière dont je l’ai fait, avec Calvin, de « l’utilité de la croix » et que tant de choses ont été dites sur la croix, mais si peu sur l’expiation. Je veux lever toute incertitude à cet égard. Dans la tradition de la théologie chrétienne historique, surtout depuis Anselme, la croix et l’expiation sont pratiquement synonymes. Sans cesse, à chaque génération (et la nôtre ne fait pas exception), il a été vraiment crucial de souligner la signification exclusive de la croix du Christ, et de rappeler que ses souffrances et sa mort ont une efficacité expiatoire et réconciliatrice qui n’a pas d’équivalent. Je ne voudrais pas que ce que j’ai dit jusqu’à maintenant donne l’impression que je ne partage pas pleinement cette préoccupation.
Toutefois, mon souci particulier en ce moment est de rappeler qu’il s’agit après tout d’une question d’équilibre. Une trop grande partie de l’histoire de l’Église, en considérant la signification de la croix, s’est enfermée dans un faux dilemme, le dilemme entre l’expiation (le Christ comme Médiateur) et la conformité (le Christ comme exemple)24. L’équilibre requis n’est nulle part plus résolument et efficacement atteint que dans 1 Pierre 2.21-25. Le Christ a souffert « pour vous », dit Pierre, et derrière ce « pour vous » se trouve tout le caractère unique de l’expiation et l’efficacité exclusive de cette souffrance pour notre justification. Pierre nous dit encore que le Christ lui-même « a porté nos péchés en son corps sur le bois » et que « c’est par ses meurtrissures que vous avez été guéris », et ce, non pas comme s’il était une brebis parmi les autres, mais comme étant le Berger et le Gardien des brebis égarées. En même temps, cependant, Pierre s’attache à montrer que les souffrances et la mort du Christ ont aussi ce but et cette utilité particulière : « afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice », et « vous a laissé un exemple, afin que vous suiviez ses traces ». Ces traces mènent, comme nous le dit Paul, à « la communion de ses souffrances, en devenant conforme à lui dans sa mort » (Ph 3.10).
Galates 6.14, si je lis ce texte correctement, est instructif à cet égard. Dans ce passage, Paul déclare : « Je ne me glorifierai de rien d’autre que de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. » Alors que Paul a certainement à l’esprit l’expiation (v. 12- 13), cela n’est pas prédominant dans les versets qui suivent. Ce qui explique plutôt cette fierté de la croix, c’est le fait, comme il ajoute au verset 14, que par la croix le monde a été crucifié pour Paul et Paul pour le monde. C’est aussi le fait que, selon le verset 15, ni la circoncision ni l’incirconcision, ni le statut ou la performance humaine d’aucune sorte ne signifient quoi que ce soit, mais que ce qui compte c’est d’être une nouvelle création, qui se réalise parmi ceux qui marchent selon cette règle, nous dit encore le verset 16. Cette règle de la nouvelle création, à son tour, signifie enfin, au verset 17 — et c’est la dernière note de l’épître avant la bénédiction finale — que Paul porte dans son corps les marques, les stigmates de Jésus. La « fierté » de Paul à l’égard de la croix de Jésus, c’est le fait que sa vie et son ministère ont été modelés avec grâce par cette croix.
Au risque d’une généralisation qui pourrait comporter toutes sortes d’exceptions significatives, il semble juste de dire que les Églises de la Réforme ont bien mieux compris le « pour nous » de la croix du Christ et de l’Évangile que le « avec lui » de cet Évangile, en particulier la souffrance avec lui. La question que nous devons continuer à nous poser est la suivante (et nous ne serons certainement pas « aveugles » au point de supposer que cette question n’est pas des plus pressantes pour l’Église dans le monde d’aujourd’hui) : Comprenons-nous vraiment l’efficacité exclusive de la mort du Christ, si nous ne saisissons pas aussi son aspect inclusif? Pour le Nouveau Testament, l’efficacité de l’expiation n’a pas été réellement communiquée si elle ne débouche pas sur « la communion de ses souffrances » et « la conformité à sa mort ». En réalité, nous devrions dire que la communion aux souffrances du Christ est un bienfait inséparable de l’expiation. En posant notre question autrement, quand nous enseignons, avec le Petit Catéchisme de Westminster (Q&R 34), que « l’adoption est un acte de la libre grâce de Dieu, par lequel il nous reçoit au nombre de ses enfants, et nous donne droit à tous leurs privilèges », est-ce que notre instruction catéchétique, y compris celle démontrée par nos vies, enseigne clairement, comme Paul le fait, non seulement dans Romains 8.17, mais par le cours entier de son ministère, que jusqu’au retour du Christ, notre jouissance de tous ces privilèges de fils adoptés se vit sous le signe de la souffrance avec lui? Il y a peu de vérités que l’Église, au cours de son histoire, a été plus encline à esquiver; il y a peu de vérités que l’Église peut moins se permettre d’esquiver.
8. Une eschatologie de victoire dans la souffrance←⤒🔗
Je veux aussi aborder pendant un moment les débats évangéliques traditionnels sur l’eschatologie et la question du millénium. Je le fais en étant bien conscient de la complexité des questions, en reconnaissant l’appel plausible à l’Écriture que chaque position peut faire et la nécessité pour toutes les parties de rendre davantage justice à l’ensemble de l’Écriture. Je plaide ici simplement pour une plus grande reconnaissance de ce que nous avons essayé de montrer comme étant le rôle déterminant de la souffrance chrétienne dans l’eschatologie biblique, et pour que cette perspective soit prise en compte dans nos discussions.
En regardant dans une direction, nous devons convenir que l’eschatologie du Nouveau Testament est très certainement une eschatologie victorieuse, comportant une victoire en cours de réalisation. Cependant, toute perspective qui ne voit pas que, pour l’Église, entre la résurrection et le retour du Christ et jusqu’à ce retour, l’eschatologie de la victoire est une eschatologie de la souffrance. Toute perspective qui tend à supprimer la dimension de la souffrance du triomphe actuel de l’Église, déforme l’Évangile et rend confuse la mission (apostolique) de l’Église dans le monde. L’Église porte effectivement la victoire eschatologique de Jésus dans le monde, mais seulement en prenant la croix après lui. Sa gloire, toujours voilée, se révèle dans sa souffrance avec lui. Jusqu’à ce que Jésus vienne, la gloire de sa résurrection dans l’Église réside dans la force rendue parfaite dans la souffrance. « L’âge d’or » est le temps de la puissance rendue parfaite dans la faiblesse.
Mais maintenant, cette perspective ne trahit-elle pas un pessimisme qui se détourne virtuellement de la création et de notre vocation dans cette création? N’abandonne-t-elle pas ou du moins n’ébranle-t-elle pas l’idéal, si précieux pour la foi réformée, de la vie tout entière à la gloire de Dieu et d’un Évangile qui s’adresse à l’homme tout entier? À cela nous répondons avec Abraham Kuyper que nous ne céderons pas un pouce carré des droits royaux de Jésus notre Roi sur toute la création25. Nous insisterons pour dire que l’Évangile offre la réalité actuelle de la vie eschatologique en Christ, le renouvellement et la transformation actuels du croyant dans son intégralité, selon l’homme intérieur, avec la réorientation et la réintégration de la vie humaine dans tous ses aspects.
Nous aurions encore beaucoup à dire sur la portée cosmique de la rédemption et l’ampleur impressionnante de l’Évangile du royaume. Mais, en même temps, nous devons aussi insister avec Paul dans Romains 8.18-27 sur cette vérité cosmique : la création tout entière gémit, il n’y a pas un pouce carré de la création qui ne gémisse pas maintenant avec le désir impatient de voir la révélation des fils de Dieu. Entre-temps, jusqu’à cette révélation lors de la venue de Jésus, ces fils adoptifs, sous la puissance de l’Esprit (v. 23), gémissent aussi, non pas en s’isolant de la création ou en se retirant de la vie quotidienne et des responsabilités qui s’y rattachent, mais ils gémissent avec la création; ils gémissent à cause de leur solidarité profonde et concrète avec le reste de la création. Ils gémissent en entrant pleinement dans les réalités de la vie quotidienne et de l’engagement culturel, avec une espérance pour la création entière (v. 20, 24-25), tout en sachant que, pour le moment, tout cela est sujet à la vanité et à la corruption. Ils le font tout en connaissant parfaitement l’équilibre auquel ils sont appelés à vivre, avec ce style de vie particulièrement équilibré qui leur est demandé, même si cela s’avère si souvent insaisissable et difficile à maintenir, parce que, comme le dit Paul dans un autre passage :
« Le temps est court; désormais que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas, et ceux qui usent du monde comme s’ils n’en usaient réellement pas, car la figure de ce monde passe » (1 Co 7.29-31).
Paul n’a pas de mot plus sublime à propos de cette situation que de dire : « J’estime qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir qui sera révélée pour nous » (Rm 8.18).
Ce n’est que dans la communion aux souffrances du Christ que l’Église évitera les extrêmes d’un utopisme quasi théocratique, d’une part, et d’une évasion millénariste et réduction de l’Évangile, d’autre part. C’est aussi pour cette raison qu’il nous « a été fait la grâce non seulement de croire en Christ, mais encore de souffrir pour lui » (Ph 1.29), afin que nous restions à l’écart de ces extrêmes avec leur inévitable tendance à diverses formes de servitude idéologique et même pratique.
Tout compte fait, nous pouvons résumer en citant un extrait de la vision eschatologique décrite dans le Psaume 84.6-8 :
« Heureux les hommes dont la force est en toi!
Ils ont dans leur cœur des chemins tout tracés.
Lorsqu’ils traversent la vallée du Baka [la vallée des pleurs],
Ils en font une oasis,
Et la pluie la couvre aussi de bénédictions.
Leur vigueur ne cesse de croître. »
Telle est, là aussi, l’utilité de la croix.
Notes
1. Jean Calvin, Commentaires bibliques. Épîtres de Jacques et de Pierre, première épître de Jean et épître e Jude, Éditions Kerygma, 1992.
2. NDT : Nous avons ajouté les titres des sections pour faciliter la lecture, tout en conservant les divisions originales.
3. Selon les preuves citées par J. Carmignac, « Les dangers de L’eschatologie », New Testament Studies, 17(1970-71):365-366.
4. Voir mon article Que contient le mot eschatologie?
5. Carmignac, op. cit., surtout p. 383-390.
6. I. H. Marshall, « Slippery Words, I. Eschatology » [Des mots glissants, I. Eschatologie], The Expository Times, 89, 9 (juin 1978) : 264-269.
7. L’ouvrage auquel on attribue généralement l’initiative de ce tournant décisif dans l’interprétation est surtout celui de Johannes Weiss, Jesus’ Proclamation of the Kingdom of God [La proclamation du Royaume de Dieu par Jésus], trad. et éd. R. H. Hiers et D. L. Holland (Philadelphie : Fortress Press, 1971; original allemand, 1892) et aussi d’Albert Schweitzer, par exemple, The Quest of the Historical Jesus [La quête du Jésus historique], trad. W. Montgomery (Londres : A. & C. Black, 1910; original allemand, 1906), chapitres 19 et 20. Une évaluation eschatologique globale de l’enseignement de Jésus, souvent négligée mais plus équilibrée et beaucoup plus fidèle aux Évangiles, est déjà présente dans l’ouvrage de Geerhardus Vos, The Teaching of Jesus Concerning the Kingdom and the Church [L’enseignement de Jésus concernant le Royaume et l’Église] (Grand Rapids : Eerdmans, 1958; première édition, 1903).
8. Pour plus de détails, voir mes articles La résurrection du Christ et le siècle à venir ainsi que Résurrection et rédemption.
9. Pour plus de détails, voir mon article Le Saint-Esprit et l’eschatologie.
10. Pour la discussion dans cette section et pour un certain nombre de points dans le reste de cette présentation, je tiens à reconnaître l’utilité des sources suivantes : E. Lohsc, Märtyrer und Gottesknecht [Martyr et serviteur de Dieu], 2e éd. (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1963), p. 199-203; W. Schrage, « Leid, Kreuz und Eschaton » [Souffrance, croix et eschaton], Evangelische Theologie, 34(1974) : 141-175; P. Siber, Mit Christus Leben. Eine Studie zur paulinischen Auferstehungshoffnung [Vivre avec le Christ. Une étude sur l’espérance paulinienne de la résurrection] (Zürich : Theologischer Verlag, 1971), p. 99-190; R. Bultmann, Der zweite Brief an die Korinther [La deuxième lettre aux Corinthiens], éd. R. Dinkler (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1976), p. 227-232; mais surtout J. D. G. Dunn, Jesus and the Spirit [Jésus et l’Esprit] (Philadelphie : Westminster Press, 1975), p. 326-338, et plusieurs essais d’Ernst Käsemann : « For and Against a Theology of Resurrection » [Pour et contre une théologie de la résurrection], Jesus Means Freedom [Jésus signifie la liberté], trad. F. Clarke (Philadelphie : Fortress Press, 1969), p. 59-84; « The Saving Significance of the Death of Jesus in Paul » [La signification salvatrice de la mort de Jésus chez Paul], p. 32-50 et « The Cry for Liberty in the Worship of the Church » [Le cri de la liberté dans le culte de l’Église], p. 122-127 in Perspectives on Paul [Perspectives sur Paul], trad. M. Kohl (Philadelphie : Fortress Press, 1971); « Ministry and Community in the New Testament » [Ministère et communauté dans le Nouveau Testament], Essays on New Testament Themes [Essais sur des thèmes du Nouveau Testament], trad. W. J. Montague (Naperville, IL : Alec R. Allenson, 1964), p. 84-85. Le fait que Käsemann, par exemple, trouverait probablement ce discours dans son ensemble tout à fait étranger au Nouveau Testament (en particulier à Paul) fait partie de la tragédie permanente de l’interprétation biblique contemporaine, tragédie qui s’explique, en dehors de mes propres limites exégétiques, par la perversité largement transpersonnelle et transsubjective de l’exégèse fondée sur l’autonomie rationnelle supposée de l’interprète (« la méthode historico-critique »), une méthodologie dont Käsemann est un praticien si efficace et, à bien des égards, exemplaire.
11. Voir M. Zerwick, Biblical Greek [Grec biblique], trad. J. Smith (Rome : Institut Biblique Pontifical, 1963), p. 13.
12. The Crucified God [Le Dieu crucifié], trad. R. A. Wilson et J. Bowden (Londres : S. C. M. Press, 1974) surtout p. 200-290; voir l’analyse utile de R. Bauckham, « Moltmann’s Eschatology of the Cross » [L’eschatologie de la croix de Moltmann], Scottish Journal of Theology, 30(1977) : 301-311.
13. Voir J. Moltmann, The Church in the Power of the Spirit [L’Église dans la puissance de l’Esprit], trad. M. Kohl (Londres : S. C. M. Press, 1977), p. 357-361.
14. Pour plus de détails, voir mon article Théonomie et eschatologie – Réflexions sur le postmillénarisme.
15. Institution, 3:8:1-2.
16. Adaptant le titre d’un article sur la souffrance de L. Samuel, « The Spiritual Lift No One Is Talking About » [L’exaltation spirituelle dont personne ne parle], Christianity Today, 21(21 janvier 1977) : 10-12.
17. Voir A. de Quervain, Die Heiligung [La sanctification], 2e éd. (Zollikon-Zürich : Evangelischer Verlag, 1946), p. 161.
18. J. Kremer, Was an den Leiden Christi noch mangelt [Ce qui manque encore aux souffrances du Christ] (Bonn : Peter Hanstein, 1956) est particulièrement utile avec son étude attentive de l’histoire de l’interprétation.
19. Par exemple, R. Yates, « A Note on Colossians 1:24 » [Une note sur Colossiens 1.24], Evangelical Quarterly, 42(1970) : 91-92. ; F. F. Bruce, Commentary on the Epistle to the Colossians [Commentaire sur l’épître aux Colossiens] (Grand Rapids : Eerdmans, 1957), p. 215-216. ; A. Oepke, Theological Dictionary of the New Testament [Dictionnaire théologique du Nouveau Testament], trad. G. W. Bromiley, 4 (Grand Rapids : Eerdmans, 1967) : 1098.
20. C’est l’opinion d’Augustin, de Luther, de Calvin et de nombreux commentateurs plus anciens (cf. Kramer, op. cit., p. 177-183); plus récemment, par exemple, H. Carson, The Epistles of Paul to the Colossians and Philemon [Les épîtres de Paul aux Colossiens et à Philémon] (Grand Rapids : Eerdmans, 1960), p. 51.
21. Par exemple, E. Lohse, Colossians and Philemon [Colossiens et Philémon] (Philadelphie : Fortress Press, 1971), p. 70; R. P. Martin, Colossians and Philemon [Colossiens et Philémon] (Londres : Marshall, Morgan & Scott, 1974), p. 70; R. J. Bauckham, « Colossians 1:24 Again » [Encore Colossiens 1.24], Evangelical Quarterly, 47(1975) : 169-170. Il est bien possible que la conception des malheurs messianiques fournisse un arrière-plan plus général à la souffrance eschatologique envisagée au verset 24.
22. Par exemple, J. B. Lightfoot, Saint Paul’s Epistles to the Colossians and to Philemon [Les épîtres de saint Paul aux Colossiens et à Philémon] (Grand Rapids : Zondervan, 1879), p. 165-166; E. Lohmeyer, Die Briefe an die Philipper, and die Kolosser und an Philemon [Les lettres aux Philippiens, aux Colossiens et à Philémon] (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecbt, 1953), p. 78; E. Percy, Die Probleme der Kolosser- und Epheserbricfe [Les problèmes des épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens] (Lund : C. W. K. Gleerup, 1046), p. 130-131; H. Ridderbos, Aan de Kolossenzen [Aux Colossiens] (Kampen : J. H. Kok, 1960), p. 156-159; W. Hendriksen, New Testament Commentary. Exposition of Colossians and Philemon [Commentaire du Nouveau Testament. Exposition de Colossiens et Philémon], (Grand Rapids : Baker Book House, 1964), p. 86-87.
23. J. Murray, The Epistle to the Romans [L’épître aux Romains] (Grand Rapids : Eerdmans, 1959) : 299.
24. Voir G. C. Berkouwer, Faith and Sanctification [Foi et sanctification], trad. J. Vriend, Grand Rapids, Eerdrnans, 1952, p. 135 et suivantes, surtout 158-160.
25. Je ne suis pas en mesure de documenter cette déclaration, que j’ai vue (ou entendue) à plusieurs reprises attribuée à Kuyper. Elle se trouve vraisemblablement quelque part dans son Encyclopedia of Sacred Theology [Encyclopédie de la théologie sacrée].