Apocalypse 2 - "Récister"!
Apocalypse 2 - "Récister"!
« Écris à l’ange de l’Église de Smyrne : Voici ce que dit le premier et le dernier, celui qui était mort et qui est revenu à la vie : Je connais ta tribulation et ta pauvreté — et pourtant tu es riche — et les calomnies de ceux qui se disent juifs et ne le sont pas, mais qui sont une synagogue de Satan. Ne crains pas ce que tu vas souffrir. Voici que le diable va jeter quelques-uns d’entre vous en prison, afin que vous soyez éprouvés, et vous aurez une tribulation de dix jours. Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises! Le vainqueur ne sera point touché par la seconde mort. »
Apocalypse 2.8-11
Smyrne est l’actuelle Izmir de la Turquie asiatique, la ville la plus grande de l’Anatolie. Elle se situe au fond d’un golfe, à quelque cinquante kilomètres d’Éphèse. Fondée au 12e siècle avant notre ère, elle prétendait déjà, parmi d’autres villes, être la ville natale du poète Homère. Concurrente de ses voisines Éphèse et Pergame, elle était également célèbre en tant que foyer culturel et scientifique.
Au temps où est écrit notre livre, et même déjà avant, elle était aussi célèbre pour le culte qu’elle vouait à Cybèle.
« Déesse de la terre, fille du ciel, épouse de Saturne, mère de Jupiter, de Junon, de Neptune, de Pluton, Cybèle symbolise l’énergie enfermée dans la terre. Elle a engendré les dieux des quatre éléments. Elle est la source primordiale, chtonienne, de toute fécondité. Son char est traîné par des lions, ce qui signifie qu’elle maîtrise, ordonne et dirige la puissance vitale. Elle est parfois couronnée d’une étoile à sept branches ou d’un croissant de lune, signes de son pouvoir sur les cycles de l’évolution biologique terrestre… Son culte introduit de Phrygie à Rome au troisième siècle avant J.-C., comme celui de la mère des dieux, atteignit son apogée sous l’empire. Cybèle est la déesse mère, la “magna mater”, la grande mère asiatique dont le culte se confond, dans les temps les plus anciens et dans toutes les régions, avec celui de la fécondité. Elle est tantôt assise sous l’arbre de vie, tantôt entourée de lions, tantôt ornée de fleurs… À l’époque de la décadence romaine, Cybèle sera associée au culte d’Attis, le dieu mort et ressuscité périodiquement, dans un culte dominé par d’étranges amours de la déesse, par des rites de castration et par des sacrifices sanglants du taurobole. Dans une forme quasi délirante, elle symbolisera les rythmes de la mort et de la fécondité, de la fécondité par la mort; mélange de barbarie, de sensualité et de mysticisme…1 »
Ses prêtres castrés aux cheveux longs et habillés en femmes la servaient en même temps qu’Attis ou Adonis, simultanément fils et amant de la déesse. C’est à ce culte, introduit à Rome deux siècles auparavant, qu’on attribuait la victoire des Romains sur le Carthaginois Hannibal.
Sous le règne de Claude, le culte et son arbre sacré furent incorporés à la religion officielle. Les prêtres de Cybèle abandonnaient leur virilité à la déesse, principe de fertilité, mais en retour ils cherchaient auprès d’elle la fertilité de la nature mère. Dans leur conception du monde, la nature ne pouvait être fertilisée qu’à condition que l’homme s’en charge!
Le « jour du sang » (le 24 mars) était la commémoration annuelle et sans doute, pour les novices, jour d’initiation aux sacrifices. Le lendemain, on observait le renouveau de la nature ou festival de la joie (en grec « Hilarion »). La licence ainsi qu’une célébration orgiaque défiant toute description y étaient tolérées.
Afin de mieux saisir la portée du message de la lettre, il nous faudra tenir compte du cadre religio-culturel de la ville de Smyrne. À cette époque, elle avait autant d’importance aux yeux de Rome que Rome en avait à ses yeux. Sous Domitien, le culte impérial était devenu universellement obligatoire. Un certificat légal était délivré à celui qui y prenait part. Culte politique par excellence, le culte impérial savait toutefois s’adapter aux circonstances.
Attis ou Adonis n’était pas seulement lié à la déesse, son nom appartenait à un ancien roi de Lydie. Il symbolisait ainsi l’homme fertilisant la nature et représentant le roi. Un lien étroit et indissoluble était alors créé entre la divinité et le royaume. Or, dans toute religion païenne, la continuité entre la divinité et l’humanité était sans rupture ni médiation. Le souverain y était à la fois prêtre et monarque.
Cette conception était diamétralement opposée à celle de la législation religieuse et politique de l’ancien Israël, où ces deux fonctions devaient s’exercer distinctement, sans mélange ni confusion. Autrement, elles seraient toutes les deux menacées de destruction. Mais le paganisme, et notamment le culte de Cybèle, est significatif à cet égard et offre un parfait exemple de l’étatisme prétendant à un fondement divin. Toute foi religieuse païenne n’est en définitive qu’une foi politisée, car au moyen de son activité politique l’homme prétend rendre la nature fertile et sa politique est censée lui assurer la vie et le bonheur… Pourtant, ce culte nous révèle surtout la condition tragique de l’homme païen. Par l’émasculation qu’il pratique sur sa propre personne, le païen religieux rend à l’État un caractère permanent quasi absolu. L’État se hisse alors au rang de la divinité pour mieux abaisser le citoyen à celui d’Attis.
Par conséquent, il était inévitable qu’aux yeux des chrétiens le culte impérial passe pour le grand rival de la foi au Christ Seigneur, le Fils incarné de Dieu.
Nous ne savons pas à quel moment le christianisme a pénétré à Smyrne, au milieu d’une situation de cette nature et de cette envergure. Sans doute le ministère de Paul durant son troisième voyage missionnaire et ses activités à Éphèse, aux environs de 53-56, permirent-ils l’évangélisation de la ville, car, ainsi qu’il est dit dans le livre des Actes, tous ceux qui étaient en Asie, Grecs et Juifs, entendirent la Parole du Seigneur (Ac 19.10).
Dans la lettre à Smyrne, le Christ s’adresse à une Église martyre. Il lui est annoncé que l’épreuve qu’elle subit durera pendant « dix jours », c’est-à-dire un temps complet, mais aussi un temps limité. Le Christ connaît les œuvres de cette Église. Il la loue; bien que pauvre, elle est déclarée spirituellement riche. Le mot tribulation revient comme un leitmotiv dans tout ce livre, voire dans l’ensemble du Nouveau Testament, car elle fait partie de l’existence de l’auteur et sa propre situation offre une illustration frappante de ce que peut signifier et coûter la tribulation à cause de la foi.
Jean était emprisonné à Patmos, quasiment enfermé vivant dans une tombe. Il était privé du secours et du réconfort d’une communauté locale; pourtant, il ne cesse de confesser sa foi. Mais qui y prend garde? Il n’a rien pour attirer l’attention des hommes, encore moins pour les séduire. Comment pourrait-on respecter quelqu’un qui adore un certain « Christos » qui, aux yeux des Grecs cultivés, n’était qu’un misérable condamné de droit commun, et aux yeux des Juifs religieux, un scandale, un réprouvé de la communauté, lequel jamais, au grand jamais, ne serait admis comme le Messie-Roi tant espéré.
Jour et nuit, Jean n’entend sur son île que le ressac des vagues mugissantes sur les rochers de sa prison… Il a dû se rappeler à maintes reprises l’avertissement de son Maître : « Vous aurez des tribulations dans le monde » (Jn 16.33). Cependant, il sait qu’il n’est pas le seul dans ce cas. Une chose devient claire pour sa foi : ni lui, ni l’Église de Smyrne, ni aucune Église en proie à la tribulation ne le sont pour eux-mêmes, mais c’est « à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus » (Ap 1.9) qu’on en subit les violents assauts. Dans ce cas, la tribulation, qui aurait pu être considérée comme une catastrophe, renferme une bonne nouvelle. Quiconque est la proie et se consume dans les flammes de la fournaise ardente peut se réjouir!
D’après la Bible, la tribulation du fidèle n’a rien de commun avec une vulgaire fatalité. Au contraire, elle est le signe de son appartenance au Seigneur tout-puissant. Si le disciple est repoussé par le monde, s’il est affligé outre mesure, s’il est sur le point même d’être exterminé, parce que considéré comme une entité anormale ou énigmatique, il devra se rappeler qu’avant lui, son Maître le fut aussi. Lui non plus « n’était pas de ce monde ». Il semble que le monde est parfois fort bien renseigné sur l’identité profonde du fidèle et de l’Église fidèle. Il les ressent comme une sorte d’excroissance remuante, sensible, vivace… Aussi cherche-t-il à s’en débarrasser.
Le terme grec que nous traduisons par « tribulation » est « thlipsis » (« angustia » en latin, c’est-à-dire une pression extrême). Cependant, elle n’est pas « sténochoria », terme qui dénote une situation sans issue et qui peut être traduit par « angoisse ». La tribulation de l’Église est une marque authentique de son appartenance à son Dieu. La présence de l’Église dans le monde l’engage à une attitude intransigeante qui ne sera pas comprise ni admise par lui. C’est une telle fidélité qui fait du chrétien et de l’Église un facteur de trouble, un élément dérangeant, source de tensions; finalement, ce sont eux qui précipitent en réalité les événements.
L’Église confessante au milieu du monde est un foyer de conflits. Le message proclamé déclenche des réactions violentes. Mais il faut qu’elle sache qu’aucune Église fidèle ne sera, comme telle, une simple victime des machinations ourdies contre elle. Si elle reste fidèle, c’est elle qui mènera le jeu, allumera le feu, déclenchera les hostilités… Ainsi, son rôle est-il toujours actif, même lorsque l’adversaire s’imagine tenir le rôle déterminant.
La tribulation chrétienne est liée à l’épreuve, à la « dokimé », ou « dokimasia » en grec. Faisons à cet endroit un peu de « docimologie », néologisme introduit dans le langage courant et qui signifie science des tests. La « dokimé » (épreuve) était un test permettant au candidat l’accès à une fonction officielle. L’Écriture la place dans une perspective différente. L’épreuve n’est pas un test en vue de déterminer une aptitude intellectuelle, une sorte d’examen professoral, mais plutôt une méthode éminemment pastorale. Lorsque la tribulation est acceptée comme une épreuve, elle purifie la foi, illumine l’espérance, rend la joie plus intense encore.
Dieu daigne nous placer dans le feu ardent de sa sainteté purificatrice. La tribulation est notre chemin de croix. Si nous tenons à confesser fermement notre foi, nous accepterons d’être éprouvés de cette manière. Or, toute épreuve acceptée nous renverra à notre premier amour. Sans cesse, elle nous ramènera à la croix.
Examinons alors nos crises actuelles à cette lumière-là. Sont-elles dues à la tribulation telle que l’Écriture la présente ou bien ne sont-elles que le résultat de nos inepties et de nos irresponsabilités? Si nous n’exerçons aucun impact sur le monde et y passons peut-être même inaperçus malgré de bruyantes parades, nous devrions sérieusement nous remettre en question. Aucune Église, à part celles qui sont soumises au feu de la persécution, n’est à l’abri de la tentation du triomphalisme. Si c’est le cas de votre Église, quelle qu’en soit sa confession, sachez qu’elle n’a droit à aucune béatitude. L’Église qui veut éviter à tout prix les problèmes réels pour ne pas créer des tensions et pour rester confortablement à l’abri de l’hostilité du monde doit savoir que seuls les cadavres n’ont pas de problèmes!
À Smyrne, les Juifs avaient pris part au déclenchement des hostilités. Aussi sont-ils traités de synagogue de Satan. Durant son ministère terrestre, Jésus avait déjà eu l’occasion de traiter les pharisiens de « fils de Satan », acceptant d’avance l’hostilité que lui vaudrait une telle franchise.
En concluant ce chapitre, nous nous rappellerons de celle qui, d’une écriture maladroite à l’orthographe défaillante, avait gravé pour notre mémoire le célèbre « récister » sur les parois de sa prison de la tour de Constance : Marie Durand, huguenote française, victime, avec tant d’autres, du despotisme et de l’oppression du Roi-Soleil. Avec elle, nous songerons aussi à tous ceux et celles qui demeurèrent fidèles jusqu’à la fin, car, dans le Royaume du Christ et dans le rang de ses disciples, il n’y a pas de place pour des émasculés volontaires, émules des prêtres de Cybèle.
Si le Christ a annoncé la tribulation, il a également promis la couronne. La couronne promise n’est pas le diadème, couronne royale, mais le « stéphanos », le trophée remporté dans l’arène.
« Deviens fidèle… Cette phrase n’est pas une pièce de monnaie à l’effigie usée; même les abus n’en ont pas terni l’éclat. Ce passage se trouve dans plusieurs inscriptions des catacombes, où il méritait peut-être mieux de figurer que sur les parois de nos chambres…2 »
Le Sauveur a remporté la victoire. Si notre course aboutit à la mort, la couronne qu’il nous accorde nous assure la vie. N’a-t-il pas affirmé : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne » (Mt 10.28)?
Notes
1. Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, Paris.
2. Ch. Brütsch.