Les choses moyennes et les adiaphora
Les choses moyennes et les adiaphora
Selon Calvin, le chrétien peut tantôt faire telle chose, tantôt et en toute liberté chrétienne s’en abstenir. La théologie réformée les nomme « des choses moyennes ». La liberté vis-à-vis de la loi implique notre reconnaissance des choses moyennes. Calvin n’a pas voulu fixer de règles précises pour toutes choses, soulignant le danger de légalisme inhérent à toute réglementation. Pour le réformateur, les choses moyennes sont plus nombreuses durant l’économie du Nouveau Testament que pendant celle de l’Ancien Testament. Car actuellement le croyant a atteint sa majorité et il peut agir en toute liberté. Un père donne plus de liberté à ses enfants adultes. Il est donc indifférent si l’on boit de l’eau ou du vin, si on se vêt de tel ou tel tissu ou étoffe. Le réformateur se réfère bien entendu à Paul et son exhortation dans Romains 14 et 1 Corinthiens 8. Pour l’apôtre, il est une chose indifférente si l’on consomme de la viande ou des légumes (Rom. 14). Il va jusqu’à déclarer que même de la viande offerte en sacrifice à des idoles peut être consommée en toute liberté et sans scrupules. Car les idoles n’existent pas! (1 Co 8.4-6).
Au sujet de ces mêmes choses moyennes, la théologie luthérienne notamment a parlé des choses indifférentes, des « adiaphora » (en grec, au pluriel). Bien qu’on voudrait affirmer et maintenir pour elle la même liberté que vis-à-vis des choses moyennes, toutefois le terme n’est pas satisfaisant. Il laisse l’impression que dans la vie chrétienne il peut exister des sphères et des aires neutres. Or, notre liberté d’enfants de Dieu n’est jamais neutre. Elle nous est accordée pour la vie d’enfants de Dieu afin de témoigner et de prouver notre amour envers le prochain. C’est le commandement de l’amour qui déterminera notre attitude vis-à-vis des choses dites moyennes. Dans telle ou telle situation, il peut être important, vu sous l’angle de l’amour de Dieu et du prochain, de boire de l’eau plutôt que du vin, ou de se vêtir de telle ou telle façon (Rm 14; 1 Co 8 et 10.23-33).
Pour le membre de l’Église de Corinthe, « tout est permis ». L’apôtre reconnaît cette liberté, mais il veut la subordonner à l’amour du prochain. Aussi ajoute-t-il : « mais tout n’édifie pas » (1 Co 10.23). Là où il n’existe pas de règle fixe, il faut se comporter en ayant de la considération pour celui qui est faible dans la foi. La liberté chrétienne cherche à édifier l’Église et non à causer du scandale. Si pour lui-même il est indifférent de manger de la viande sacrifiée aux idoles, puisque celles-ci n’existent que dans l’imagination des inconvertis, toutefois d’autres chrétiens auraient des scrupules à le faire. Il cherche donc à respecter la faiblesse de ces derniers. Ils sont plus faibles que lui dans la foi, mais ils sont des frères qu’il faut respecter. Il exhorte donc de ne faire rien qui s’oppose au commandement d’amour. Il ne peut fixer de règles précises pour les choses moyennes. Toute son attitude sera déterminée par l’amour de Dieu et celui des frères. L’apôtre rappelle à l’occasion qu’il dut se comporter comme juif parmi les juifs afin de pouvoir gagner les juifs au Christ (1 Co 9.20-22).
Dans ce passage, la loi de l’Ancien Testament est considérée comme une chose moyenne. Mais ailleurs, aux Galates par exemple, il interdit la circoncision prescrite par la loi, comme d’autres observances judaïsantes. Cette différence d’attitude illustre toute l’éthique de la liberté paulinienne. Dans le cas des Galates, son enseignement est contraire à ce qu’il déclare dans 1 Corinthiens 9.21-23, mais dans les deux cas c’est l’amour qui lui inspire et dicte son attitude.
Des judaïsants enseignaient que, sans l’observation des prescriptions de l’Ancien Testament, il ne pouvait y avoir de salut. Le Christ avait cessé d’être l’unique et suffisant Sauveur. Paul interdira la circoncision par amour pour le Christ et pour honorer l’œuvre de rédemption. Si on se remet à circoncire et à observer toutes les prescriptions de la loi, dans ce cas l’œuvre salvifique du Christ sera considérée comme caduque.
Si à l’occasion l’apôtre s’est comporté comme un juif, son attitude ne laissait nullement entendre qu’il considérait l’Évangile comme incomplet.
Dans Romains 14, un cas analogue se présente. Les frères faibles ont des scrupules à manger de la viande sacrifiée aux idoles. Ils préfèrent manger des légumes. Les « forts », eux, ne voient aucune contradiction entre manger de telles viandes et leur appartenance par la foi au Christ. Là aussi, nous trouvons un bon exemple de l’attitude à adopter vis-à-vis des choses moyennes. Toutefois, il existe une différence notable. Il a reproché aux forts de Corinthe leur manque d’amour envers les faibles. À première vue, il semblerait qu’il leur conseille de ne pas manger de la viande. Mais de l’autre côté, il aperçoit chez les faibles de Rome une position qui n’est nullement déterminée par l’amour. Eux aussi trahissent le manque d’amour envers les forts. Leur reproche envers les forts n’est pas inspiré par l’amour du Christ et celui des frères. Ils veulent simplement se mêler des affaires d’autrui; aussi, l’apôtre ne donne pas un ordre catégorique aux forts leur demandant de s’abstenir des viandes. Les uns et les autres, forts et faibles, doivent se rappeler l’amour envers le frère et examiner si leurs attitudes respectives sont le fruit ou le résultat de leur foi.
Le croyant comme enfant de Dieu peut décider lui-même son attitude vis-à-vis des choses moyennes, pourvu que toute décision soit inspirée par l’amour et fondée en la foi. Il ne faut pas scandaliser les frères. L’exemple de Jésus doit nous venir ici à l’esprit. Par exemple, il s’acquitte des devoirs propres à tout croyant juif en payant l’impôt du Temple (Mt 17.24-27), bien qu’il sache qu’il n’y est pas obligé. Cependant, le Christ n’a pas manqué d’occasion de scandaliser les légalistes de son temps, scribes et pharisiens (voir par exemple Lc 7.36-50).
Discerner la volonté de Dieu est notre devoir dans les choses importantes et les moins importantes. L’idée de « adiaphoron » suppose qu’un domaine ou des aspects de la vie et des activités chrétiennes pourraient être « neutres » par rapport à la vocation chrétienne. Or, aucun secteur de la vie ne saurait laisser le chrétien indifférent par rapport au discernement de la volonté expressément révélée de Dieu. R. John Rushdoony a consacré une étude à ce thème : suivons-le dans le développement de sa pensée.
« L’adiaphoron », et l’attitude qui en découle, surgit essentiellement au sujet des « choses » qui se trouveraient en dehors du contrôle de l’Écriture sainte, donc qui ne seraient point réglementées par elle. Au fond même d’un tel concept se trouve toute la conception qu’on se forge de Dieu, de sa nature et de l’étendue de l’autorité de sa loi. Il faut remonter aux penseurs cyniques et à la philosophie stoïcienne pour chercher les racines et les motivations de l’adiaphorisme chrétien. Sa présence dans l’Église trahit une sûre et forte infiltration païenne. Pour les cyniques et pour les stoïciens, l’homme existe dans un univers matériel essentiellement absurde, dépourvu de tout sens. Il est inutile d’y chercher une valeur, donc une morale. En parler ne relève que des considérations purement individuelles prenant leur origine dans ce qui est purement mental. En définitive, le sens ne réside que dans « les profondeurs » de l’homme. Or, l’objectif moral par excellence est de rendre l’homme sage et autarcique, c’est-à-dire suffisant à soi-même. Dès lors, le monde matériel est complètement indifférent. Il n’y a que l’esprit de l’homme qui puisse rendre la différence dans des attitudes considérées comme des sources de valeur!
Cette idée païenne pénétra assez tôt dans l’Église sous la forme d’hérésie. Ainsi, on a décidé que rien ne serait mauvais en soi et que les seules valeurs seraient exclusivement celles de l’amour, des attitudes éminemment personnelles. Pour la secte des nicolaïtes, même l’adultère était une chose indifférente. À ses débuts, l’Église, même orthodoxe, n’a pas su se préserver contre l’idée païenne, hellénistique. Clément d’Alexandrie admirait les stoïciens, pour lesquels l’âme n’est pas affectée par le corps, ni par le vice, ni par la maladie, ni par la vertu. Clément ne rejetait pas simplement l’environnementalisme, mais affirmait encore l’existence de deux entités séparées, à savoir le corps et l’esprit (ou l’âme), et préconisait la culture et le maintien de l’indépendance de celle-ci par rapport au domaine matériel, celui qu’il tient pour être moralement indifférent. Pour Clément, l’homme heureux est celui qui est chargé, orné de vertus, communes aux païens et aux chrétiens, mais cette vertu est définie en termes de pensée grecque, elle est une catégorie de la pensée païenne.
Toujours selon ce même « Père » de l’Église, la philosophie grecque aurait préparé et pavé le chemin du christianisme. Le christianisme n’aurait apporté rien d’autre que l’apport initial, par l’incarnation de la vérité, du Fils de Dieu. Le chrétien authentique doit alors se retirer du monde, indifférent à l’égard des choses matérielles, pour pouvoir communier avec Dieu et tendre vers l’impassibilité qui caractérise Dieu. On comprend alors ce qui a mis l’Église sur la voie de l’ascétisme; ce fut la voie de l’indifférence absolue à l’égard des choses matérielles, cette indifférence devenant alors une haute marque de moralité chrétienne. Le monde matériel, sensible, physique est une réalité totalement indifférente pour l’âme chrétienne.
L’Ancien Testament n’est pas placé au même niveau que le Nouveau Testament. Et le Nouveau Testament sera vu et lu à l’aide des lunettes des penseurs grecs. Certes, il est plus « spirituel » que le « grossier matérialisme » de l’Ancien Testament. On a, hélas!, oublié que la proclamation apostolique s’inspirait de l’Ancien Testament et se fondait sur lui. Dans la théologie des premiers siècles, l’Ancien Testament est donc tenu pour être primitif, parce qu’il renferme une révélation « matérialiste ». Alors le pas est vite franchi pour déclarer que la loi avait une moindre valeur que l’Évangile et qu’elle était totalement périmée pour le chrétien. À vrai dire, cette conception de l’Ancien Testament, forgée à partir des concepts grecs, ne pouvait qu’aboutir à l’antinomisme, à l’opposition chrétienne contre la loi. Comme chez les cyniques, la morale fut alors réduite à une simple attitude mentale. Étant donné que les choses sont moralement indifférentes, seul l’état spirituel de l’homme passe pour être hautement moral. Logiquement, aussi bien chez les cyniques que chez les hérétiques chrétiens, on ne voyait le mal que dans ce qui était matériel. Mais dans l’ensemble, et en dépit de quelques glissements, l’Église a réussi à ne pas glisser sur cette pente-là.
Mais ce courant païen n’a point tari et s’est infiltré pernicieusement dans la pensée et la pratique chrétienne. Un homme comme Pierre Abélard peut être classé parmi les plus célèbres adiaphoristes. Le problème devint plus confus au cours de l’histoire de l’Église parce qu’il représentait les prémices religieuses parasitaires, transportées, développées, cultivées même sur sol chrétien. Le concept présuppose d’abord un monde dialectique et carrément dualiste. Il prétend qu’il existe deux formes de l’être, d’une part la matière, de l’autre l’esprit ou l’idée. La première des deux est une réalité indifférente. Il est facile de démontrer que cette conception dualiste est foncièrement anti-biblique, car pour l’Écriture aussi bien la matière que l’esprit (ou l’idée) sont tout simplement création de Dieu.
Rappelons aussi que pour les stoïciens, et à leur suite pour les adiaphoristes, l’univers est explicitement ou implicitement un domaine dépourvu de sens. Il est le produit du hasard, et ne possède aucune signification. Cela ne saurait être autrement lorsqu’on nie l’existence de Dieu dont le décret éternel accorde un sens à tout ce qui existe. L’adiaphorisme présuppose par conséquent un domaine de neutralité bibliquement insoutenable. En outre, il présuppose une morale qui n’est qu’une vue mentale, essentiellement une affaire d’amour.
Les féministes modernes en ont tiré des conclusions logiques en prétendant que les rapports sexuels d’une épouse avec son mari pourraient être soit moraux, soit immoraux, suivant qu’il y a amour ou non! La même affirmation est faite au sujet des rapports extra-conjugaux, par exemple pour l’adultère, et même l’homosexualité. La morale n’est déterminée que par l’amour et non par le commandement normatif. Mais si l’univers est création de Dieu, alors rien ne peut subsister en dehors ou se soustraite à son action.
Rien n’est indifférent aux yeux du chrétien. Les adiaphoristes se réfèrent à Tite 1.15 pour appuyer leur thèse. Ce texte, affirment-ils, réduit la morale à une simple attitude mentale. Pourtant, bien examiné, le texte prouve le contraire. Au lieu de supposer un univers dépourvu de sens, comme celui des cyniques, il constate l’appartenance du monde à Dieu. Genèse 1.31 déclarait déjà que la création était bonne. C’est l’homme déchu qui a perverti les choses pures et les rendit impures. Si tout est pur et bon, rien ne peut devenir adiaphoron. Si pour ceux qui sont pervertis rien n’est pur, il faudra de nouveau exclure l’adiaphoron. Si toute la réalité sensible est créée par Dieu, il n’existe pas de relation neutre avec quoi que ce soit. L’adiaphorisme, dans l’Église moderne, suppose un monde de conception stoïcienne et non pas un univers créé par Dieu.
La question de l’adiaphorisme n’est donc pas simplement une question théorique, conclut Rushdoony. Elle est liée au comportement de l’Église et à celui de l’État. À moins de rejeter l’adiaphorisme, on ne pourra pas maintenir ni l’un ni l’autre dans les limites qui leur ont été assignées dès l’origine. Car si on accepte un domaine prétendument neutre, l’autorité de Dieu en sera ou bien réduite ou bien totalement exclue. L’homme s’arrogera le droit de légiférer en toute indépendance. L’impérialisme humain s’établira sous ses deux formes bien connues, soit celle du totalitarisme étatique, soit dans un cléricalisme ecclésiastique, romain ou protestant. L’Église se permettra d’imposer ses propres lois et ses traditions. Car l’attitude adiaphoriste lui cède des pouvoirs excessifs. C’est ainsi que, tant du côté protestant que du côté romain, l’adiaphorisme a servi pour accroître l’autorité despotique de l’Église-institution, voire la bureaucratie ecclésiastique.
La « religion du dimanche matin » ne pouvait que produire de tels effets. Il ne faut pas s’étonner que là où on prêche l’adiaphorisme les chrétiens cantonnent leur témoignage et leurs activités au dimanche matin et à des activités spirituelles, à moins que… dans un sursaut d’une imagination débordante, mais débile, on se mette à distribuer des tracts d’évangélisation dans les rues ou sur les plages! (offrant… le salut en trois minutes, quatre leçons, cinq vérités spirituelles, et à la fin du mois toutes les bénédictions célestes assurées, le tout à la manière d’un plat cuisiné, ou si l’on préfère du « fast food » américain!).
Du côté de l’État existe également un remaniement des pouvoirs! Grâce à l’adiaphorisme, l’État accumule pouvoir excessif sur pouvoir, pour devenir en fin de compte son propre législateur. L’Église, elle, ayant décidé que la loi biblique est une affaire indifférente, l’État, lui, s’octroiera le privilège de boucher tous les trous laissés vacants par elle. L’étatisation absolue moderne n’est rien d’autre que la conséquence de l’adiaphorisme ecclésiastique. Nous en avons goûté la saveur amère et venimeuse durant l’expérience et les horreurs nazies. L’adiaphorisme luthérien ne pouvait en effet jamais opposer de résistance efficace à un quelconque régime totalitaire. Il ne semble pas que, dans l’ensemble, les chrétiens et les Églises aient tiré toutes les conclusions de cette expérience. Or, aussi longtemps que l’idée des adiaphora persistera, on verra s’instaurer et s’amplifier partout les régimes totalitaires sur le plan politique ainsi que dans le domaine d’Églises « chrétiennes » décadentes, quoique suffisamment fortes pour asservir des consciences chrétiennes, lesquelles ne peuvent que se lier à la Parole de Dieu et se laisser conduire par son commandement.
L’Évangile n’abroge pas la loi. L’Esprit Saint ne vient pas se substituer à la loi ancienne. Au contraire, il nous rend capables de l’observer comme étant la volonté de Dieu, car par lui l’amour du Père est répandu dans nos cœurs. À partir du moment où notre foi se place en Christ, notre obéissance se manifeste comme la conséquence normale de celle-ci.