Les débats christologiques modernes (6) - La christologie symboliste de Paul Tillich
Les débats christologiques modernes (6) - La christologie symboliste de Paul Tillich
L’intérêt que porte la théologie « symboliste » de Paul Tillich à l’historicité de Jésus est, le moins qu’on puisse dire, équivoque. La christologie tillichienne ne s’intéresse pas aux faits comme tels. Ceux-ci n’ont d’importance théologique que dans la mesure où on y découvre une signification religieuse, un rapport avec la transcendance. Certes, sur ce point, on trouvera une convergence entre la position orthodoxe et celle de Tillich, sauf que, pour l’orthodoxie, les faits historiques sont pris au sérieux, et ce de manière tout à fait littérale. Jésus-Christ est véritablement ressuscité; il est les prémices de ceux qui vont le suivre (événement et interprétation organiquement liés). Tillich rejettera le littéralisme concernant la matérialité des faits de la vie de Jésus. Selon lui, l’idée de la préexistence de Jésus est de nature mythique, quoiqu’il convienne d’admettre et de confesser l’incarnation. Mais pour quelle raison? L’intérêt devra se concentrer sur la signification (et nous soulignons ce mot) d’un événement et non sur le fait lui-même. La doctrine est le symbole des vérités existentielles. Il convient donc de soumettre tous les faits historiques de la vie de Jésus à une critique radicale et de sortir la théologie des sphères de l’histoire pour lui accorder une place tout à fait indépendante.
Une personne concrète nommée Jésus-Christ a introduit dans l’histoire quelque chose de neuf. Jésus n’est pas simplement Maître des vérités idéales. Il est le centre absolu de l’histoire. Mais Tillich refuse d’accepter le témoignage concernant les faits et les événements de la vie de Jésus. Nous ne pouvons connaître que le Christ interprété par la foi de l’Église primitive, figure numineuse (« noumen » = divin), ayant une signification religieuse. Nous ne pouvons aller au-delà de cette image, nous n’avons pas le droit de reconstituer un portrait historique de Jésus. L’événement et son interprétation sont corrélatifs, mais dans un sens tout autre que celui dont nous parlions il y a un instant.
Quoique Jésus se trouve ainsi placé au centre de l’histoire, un scepticisme absolu règne quant aux faits historiques qui le concernent. Malgré un tel relativisme, Tillich affirme le caractère absolu de la personne de Christ. Il est la réponse à la question impliquée dans l’existence humaine. Il est le « kairos » (temps) absolu de l’histoire transformée. Le pouvoir transformant que le Christ a introduit dans l’histoire est celui de l’être nouveau. En lui, les distorsions et ambiguïtés de l’histoire sont vaincues. Cet être nouveau est réel et non artificiel. C’est Jésus qui l’a introduit et qui, paradoxalement, s’appelle Christ. En participant à cet être nouveau, les symboles sont aussi purifiés de leur ambiguïté. Pourquoi le Christ serait-il le centre absolu de l’histoire? Le problème, chez Tillich, est étroitement lié à celui de l’autorité et de l’ultime.
Ainsi, n’importe qui et n’importe quoi peuvent devenir porteurs de révélation; cependant, la révélation, sous les conditions de l’existence, devient démoniaque, prétend avoir en elle-même le pouvoir révélationnel. Aussi sont-ils en voie de perdre leur pouvoir. Mais le paradoxe du Christ reste essentiel; l’essentiel s’est manifesté dans les ambiguïtés de l’histoire. L’image du Christ est celle de quelqu’un qui n’a pas succombé en tant que victime à la condition de l’existence. Il ne s’est pas considéré comme l’ultime. Les autres révélations prennent toujours fin. Pas celle du Christ, car il ne s’est pas soumis à la tentation démoniaque. Une révélation est définitive, ultime, si elle a le pouvoir de nier, de se nier elle-même sans toutefois s’anéantir. La question de la révélation définitive est celle des moyens (médiums) de la révélation qui peut vaincre ces conditions finies en les sacrifiant et en se sacrifiant elle-même avec ces conditions.
Celui qui est porteur de la révélation doit se soumettre et soumettre sa finitude, sa vie, sa personne, sa connaissance et sa perfection. Ce faisant, il devient porteur de la révélation ou, selon la terminologie classique, Fils de Dieu. Pour se sacrifier, il faut qu’il se possède totalement, ce qui peut se faire par celui qui est lié à son fondement d’être, sans séparation ni rupture. Le Christ est l’absolu parce qu’il n’a pas élevé une partie de lui-même au niveau d’une loi ou d’un principe. L’amour est la loi ultime, car il est la négation de la loi. Parce qu’il se renie et devient transparent ou transcendant, le Christ est l’exemple parfait du symbole transcendant.
La révélation du Christ à Jésus et le nouvel être ou transcendant est très énigmatique dans cette théologie. Les assertions dans des termes ordinaires au sujet de la révélation finale sont contradictoires. Mais Tillich affirme que ces contradictions ne sont pas de simples contradictions. Elles indiquent, au-delà d’elles-mêmes, un paradoxe qui se trouve après elles. Paradoxe surprenant, miraculeux et extatique. Il est la manière dans laquelle ce qui est le mystère de l’être se manifeste dans le temps et dans l’espace, sous les conditions de l’existence dans une concrète manifestation historique. La révélation finale doit avoir son symbole fini négativement, ce qui la transcende. Ceci est effectué par la direction mystique de la pensée. Sans les paradoxes dont parle Tillich, le Christ, ou Jésus, serait un simple idéal. Et c’est pour cette raison-là qu’il se dit « théologien réaliste ».