Daniel 3 - L'incarnation de Dieu
Daniel 3 - L'incarnation de Dieu
« Le roi Nébucadnetsar fit une statue d’or, haute de soixante coudées et large de six coudées. Il la dressa dans la vallée de Doura, dans la province de Babylone » (Dn 3.1).
Nébucadnetsar a de la suite dans les idées; il persiste à rendre son empire permanent. Cette statue est dressée comme le symbole et comme l’incarnation de son rêve, celui dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Elle est destinée à symboliser la puissance de son gouvernement et à faire éclater sa gloire de fondateur. Au demeurant, le roi n’est-il pas la tête d’or de la statue du rêve? Si, d’après ce songe mystérieux, le Royaume ultime est précédé par quatre monarchies, Nébucadnetsar, monarque de grande envergure, y figure au premier rang, sorte de précurseur d’un règne éternel…
Il se souvient aussi, d’après l’interprétation qui lui a été offerte, que Dieu lui a confié un pouvoir presque illimité en lui soumettant les empires de son époque. Avec sa conception religieuse du monde et de la vie, Nébucadnetsar s’imagine partager jusqu’aux prérogatives mêmes de Dieu. Dès lors, il trouve sans doute logique de se considérer comme l’incarnation, le prolongement de Dieu sur terre.
Puisque Dieu lui accorde un tel pouvoir, ne faut-il pas en déduire qu’il est non seulement le gérant de Dieu ici-bas, mais encore le principal artisan de l’histoire mondiale? Il s’accroche donc solidement au sens de l’histoire, qu’il cultive et maintient.
Les politiques de tous les âges ont connu cette démesure, confondant empire terrestre avec Royaume céleste. Et le plus affligeant est de constater que même des croyants, au cours des siècles, sont tombés dans la même erreur; à toutes les époques, cette confusion désastreuse s’est produite et manifestée aussi bien dans l’esprit que dans l’action de nombreuses entreprises ecclésiastiques. Preuve en soit la position de l’Église à certaines périodes de son histoire, notamment au cours du Moyen Âge.
L’autocrate chaldéen ayant décidé qu’il est bel et bien l’incarnation de Dieu sur terre, il en conclut que nul n’a le droit de lui résister ni d’empêcher la réalisation de sa politique de grandeur. Nous devons cependant admettre que cette idée de Nébucadnetsar contient quelques éléments de vérité fort troublants.
Car si Dieu ne partage pas sa gloire avec aucune de ses créatures, il confie parfois les rênes des gouvernements de ce monde entre les mains d’hommes tels que notre potentat oriental. Le 20e siècle a été, d’ailleurs, témoin de ces hommes hors série dont certains, de triste mémoire, n’ont laissé le souvenir que de leur malfaisance et de leurs actes criminels; d’autres ont été des chefs dans le noble sens du terme, et par leur sagesse et leur courage, ont conduit aussi bien leurs pays que le monde en général vers la liberté et la paix. Dieu a permis aux uns d’agir selon leurs desseins diaboliques; aujourd’hui, il permet que la paix du monde ne soit pas menacée tout au moins pas à grande échelle par des hommes malfaisants, ivres de pouvoir, brandissant des menaces, dissimulant sous une diplomatie sournoise leurs funestes desseins de rapacité et d’ambition; parfois couvrant, sous l’apparence de la grandeur, leur maléfique violence. Nous ne serons jamais sûrs ce que la politique mondiale nous réserve pour le lendemain.
Si telle est la situation, comment le fidèle peut-il reconnaître la main de Dieu dans les événements temporels? Ce monde n’est-il pas hostile au croyant? Comment celui-ci pourrait-il chanter avec sérénité et confiance les louanges de son Dieu? Comment croire en lui, lorsque l’ordre impérieux des monarques totalitaires se fait entendre en des termes qui ne laissent aucun doute? Ce qu’ils décrètent ne doit soulever aucune objection :
« On vous ordonne, peuples, nations et hommes de toute langue, qu’au moment où vous entendrez le son de la musique, vous vous prosterniez le visage contre terre et vous adoriez la statue d’or. »
La peine pour non-observation est terrifiante, elle devrait dissuader tous les velléitaires de la résistance! Une fournaise ardente, mode de peine capitale à l’époque assyro-babylonienne, attend sans rémission le rebelle. Elle crachera ses flammes pour le dévorer et l’anéantir en un instant.
Alors on comprend aisément la violente colère du roi, imbu de sa puissance, en apprenant le refus des jeunes déportés juifs. Comment trois misérables rescapés d’un peuple écrasé par l’empire osent-ils refuser d’obtempérer à son ordre? Et quel est le Dieu qui pourra les délivrer de sa main? Nébucadnetsar, monarque puissant et glorieux entre tous, n’est-il pas le gérant, le représentant de Dieu ici-bas? Car il est non seulement roi, mais encore prêtre, c’est-à-dire, médiateur entre Dieu et les hommes.
Certes, l’Empire babylonien, en dépit de son caractère absolutiste, reconnaissait plus ou moins ce que nous appelons aujourd’hui « les droits de l’homme ». À cet égard, il est certain qu’il a été plus tolérant que bien des systèmes politiques contemporains. Le polythéisme y était en vigueur et les adeptes des diverses religions de l’empire y jouissaient du droit de les pratiquer librement, mais à la seule condition d’adorer aussi la statue érigée dans la plaine de Doura. C’est là un principe de tolérance et de pluralisme toujours très en vogue dans notre monde moderne!
Vous avez la liberté de conscience et de culte, mais prenez garde : quelque part se dresse une immense statue qui exige votre allégeance totale. Elle peut s’appeler l’État ici, la science là-bas, ou l’idéologie dominante ailleurs; ou encore, ce qui semble terriblement déroutant, ce peut-être l’Église elle-même! N’oublions pas que, durant certaines périodes de son histoire, elle s’est considérée comme l’incarnation même de Dieu. Ainsi, si la culture et la science exaltent l’homme pour le placer au centre de tout, l’Église chrétienne, ou tout au moins une partie d’elle, branche sclérosée et stérile, succombe à la même tentation diabolique; si souvent il lui est arrivé de parler comme si elle était la représentation de Dieu sur terre et le substitut de son Christ parmi les hommes. Combien de tentatives modernes d’engagement sociopolitique ne sont, en fin de compte, que l’ingérence d’Églises-institutions se voulant l’instance suprême ou l’autorité souveraine, et leurs déclarations fracassantes rien de moins que la tentative d’hommes mortels et pécheurs s’arrogeant des droits qui reviennent uniquement au Dieu du ciel et de la terre.
L’Église fidèle et confessante vit dans ce monde et au milieu de tels hommes. Et c’est précisément dans le monde qu’elle doit se dresser avec toute la force de sa foi et avec une détermination farouche pour récuser les ordres et les exigences démesurées des hommes.
« Nous n’avons pas besoin de te répondre là-dessus. Si cela doit être, notre Dieu que nous servons peut nous délivrer; il nous délivrera de la fournaise ardente et de ta main, ô roi. Sinon, sache, ô roi, que nous ne servirons pas tes dieux et que nous n’adorerons pas la statue d’or que tu as dressée » (Dn 3.16-18).
Tel est l’incroyable et humiliant défi lancé à la figure du potentat. Peut-être les compagnons de Daniel, refusant de fléchir sous la menace, ont-ils espéré et prié pour que Dieu les délivre de l’épreuve? Quoi qu’il en soit, ils ne consentiront à aucun compromis. Aux yeux de leur foi, Dieu n’est lié à personne; il ne cède sa place à aucun homme; il est en radicale discontinuité avec sa création. Il n’est même pas tenu de sauver ses propres adorateurs. Et c’est ce Dieu libre et souverain que ces jeunes sans défense ont décidé de servir, au prix même de leur vie. Cette foi n’est-elle pas une folie et un scandale? Elle ne pouvait déclencher qu’un dépit terrible et cruel de la part du maître qui peut arbitrairement les livrer aux flammes mortelles d’une fournaise infernale. Le roi ordonnera de chauffer la fournaise sept fois plus que d’ordinaire; le châtiment infligé sera exemplaire.
Pourtant le miracle espéré ne tarde pas à se produire. Nébucadnetsar en sera le premier témoin stupéfait. Une nouvelle leçon est dispensée à l’arrogant autocrate. Dieu se trouve placé au-dessus de toutes choses, il dépasse infiniment tout ce qui est humain, notamment ce qui est démesure de la part des créatures insensées. Alors Nébucadnetsar apprendra, une fois de plus, qu’entre ce Dieu transcendant et ses créatures, il n’existe pas de lien naturel. Aucun homme ne peut prétendre ni à le représenter ni à être son prolongement. L’histoire des hommes n’est pas faite d’un seul trait; Dieu y intervient librement quand il le faut et bouleverse le plan des mortels. Il ne reste jamais indifférent ou passif lorsque l’intégrité de la foi des siens est menacée.
Sans doute, les sceptiques, les esprits positivistes, voire des chrétiens, s’interrogent sur la véracité de ce récit et du miracle rapporté sur cette page. Est-il vrai que trois jeunes ont pu échapper aux flammes de la fournaise ardente? Remarquons que la question ne se pose pas, à strictement parler, par rapport à l’événement extraordinaire, mais principalement en rapport avec la nature même de Dieu. S’il est vrai que Dieu est un Dieu de miracles, alors l’homme, lui, n’est rien; toutes ses fortifications s’écroulent, et il reste sans défense, entièrement livré entre les mains puissantes de celui pour qui toute résistance est la suprême folie. Il n’a d’autre alternative que de demeurer soit le spectateur abasourdi de la puissante intervention de Dieu, soit d’en devenir le témoin reconnaissant. Dieu adresse une sommation à tout homme, afin qu’il renonce à ses prétentions et abdique de son orgueil. Autrement, il balaiera ses rêves chimériques et écrasera ses révoltes comme l’on écrase un fétu de paille.
Lecteurs de cette page bouleversante, quel sera le message que nous en retiendrons? Certainement pas uniquement celui du courage simple et admirable des compagnons de Daniel. Soulignons plutôt, une fois de plus, l’absence de lien naturel entre Dieu et l’univers, la radicale discontinuité entre lui et la création. Dieu est transcendant, bien qu’il s’apprête, chaque fois qu’il le juge indispensable, à intervenir au cours des événements de notre existence humaine, mais en conservant son altérité et son absolue indépendance. En dehors de Jésus-Christ, personne ne sera l’incarnation de Dieu. Personne ne saurait usurper sa place, s’arroger la fonction de Médiateur entre lui et les hommes. Dieu ne change pas! Il ne connaît ni anéantissement ni décadence…
Le Dieu du livre de Daniel et celui de toute la Bible, le Dieu de l’Église confessante attend de chacun de nous la soumission dans la foi et l’adoration dans l’obéissance. Comme à l’époque de Daniel, des hommes ou des idées tentent de se placer sans cesse en face de nous, tels de colosses inébranlables, avec leur prétention de remplacer le Dieu véritable. Cependant, lorsque les temps furent accomplis et que Dieu décida de se rendre visible aux hommes, il vint en personne; il n’envoya ni des anges, ni des hommes, ni des rois, ni des prophètes, mais Jésus-Christ son Fils, la deuxième personne de la sainte Trinité. Dieu se passe des hommes, mais afin de mieux assurer leur liberté et leur sécurité, pour leur offrir, dans la totalité de sa grâce, leur rédemption achevée, suffisante et permanente. Il prend en main le bonheur et la sauvegarde des siens. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre son Église fidèle.
Aussi est-ce la raison pour laquelle, aujourd’hui comme jadis, l’Église pourra résister à tout ce qui s’oppose à Dieu et qui veut usurper sa gloire ou ternir son honneur.