Ecclésiaste 6 - Il y a plus fort que l'homme
Ecclésiaste 6 - Il y a plus fort que l'homme
« Il est un malheur que j’ai vu sous le soleil, et qui accable l’homme. Il y a tel homme à qui Dieu a donné richesse, ressources et gloire, à qui rien ne manque de tout ce qu’il désire, mais Dieu ne l’a pas laissé maître de s’en nourrir, car c’est un étranger qui s’en nourrira. C’est là une vanité et un grand malheur. Si un homme engendrait cent fils, vivait un grand nombre d’années, quelque nombreux que soient les jours de sa vie, si son âme ne se rassasie pas de bonheur, et qu’il n’ait même pas de sépulture, je dis que l’avorton est plus heureux que lui. Car celui-ci est venu en vain, il s’en va dans les ténèbres, et son nom reste couvert de ténèbres; il n’a ni vu ni connu le soleil; il y a plus de repos pour lui que pour l’autre. Qu’est-ce que vivre deux fois mille ans, sans jouir du bonheur? tout ne va-t-il pas dans un même lieu? Toute la peine de l’homme est pour sa bouche, et cependant son gosier n’est pas rempli. Que reste-t-il au sage de plus qu’à l’insensé, et quel avantage a l’homme humble qui sait se conduire devant les vivants? Mieux vaut voir de ses yeux, que de laisser aller son imagination : c’est encore là une vanité et la poursuite du vent. Ce qui existe a déjà été appelé par son nom; et l’on sait ce qu’est l’homme : il ne peut contester avec plus puissant que lui. Quand il y a beaucoup de paroles, il y a beaucoup de vanités : qu’en reste-t-il à l’homme? Qui donc sait ce qui est bon pour l’homme pendant la vie, pendant le nombre des jours de sa vaine existence, qu’il mène comme une ombre? Et qui peut annoncer à l’homme ce qui sera après lui sous le soleil? »
Ecclésiaste 6
Où se trouve le sens de la vie, de l’univers, de toutes choses? Question apparemment banale, posée par des hommes de tout temps, mais que nous n’esquiverons pas en lisant cette portion du livre de l’Ecclésiaste. Si la question n’est pas d’une grande originalité, la réponse sera-t-elle satisfaisante? Voilà ce qui invite notre réflexion.
L’auteur pose de vieilles questions qui sont pourtant des questions toujours actuelles, que vous et moi nous posons encore aujourd’hui. Mais, contrairement à lui, il se peut que nous les posions dans le désespoir, cherchant anxieusement un terrain solide sur lequel nous tenir, impatients de trouver une orientation, d’atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé. L’un ou l’autre parmi nous a fait la découverte décourageante de son égarement ultime et irréversible, s’est rendu compte qu’en tout état de cause, son existence n’a été qu’un labyrinthe sans issue, une énigme inextricable. Toutes choses, et même l’univers dans son ensemble, n’ont été pour lui qu’un tas d’absurdités.
De telles questions, que maints d’entre nous avons posées ou posons encore aujourd’hui même, se trouvent écrites sur leurs lèvres, même s’ils cherchent à les réprimer ou, ce qui est pire, à les refouler : « Qui suis-je, où vais-je? » Elles méritent notre attention, ces questions-là, car sous leur apparente simplicité, ce sont de graves questions, des questions essentielles. L’Ecclésiaste nous incite à les poser. Il nous force à examiner notre existence en long et en large, à descendre jusqu’au tréfonds, à en scruter chaque détail. Il met au service de cette mission une telle rigueur qu’il est impensable de le soupçonner de tricher.
Dans la section précédente, l’Ecclésiaste avait montré que le bien suprême ne se trouve pas dans cet engagement dans les affaires qui cherchent uniquement l’accumulation des biens matériels, mû par la soif de richesses, de pouvoir et de statut social. L’Ecclésiaste, nous l’avons déjà dit, ne s’oppose pas à la richesse comme telle, mais s’en prend uniquement à sa mauvaise utilisation, à l’idée que le bien-être matériel serait, en lui-même, le bien suprême. C’est à celui qui aime les richesses par convoitise et par cupidité qu’il s’adresse; à celui qui place son entière confiance en son pouvoir économique et non à l’homme riche comme tel.
Remarquons que si l’Ecclésiaste, à cause de l’époque dans laquelle il a vécu, ne pouvait s’adresser qu’à des particuliers, il va de soi qu’à l’heure actuelle son message peut avoir une dimension sociale large et étendue. Il concerne les sociétés nanties et les nations prospères, qui se sont lancées aveuglément dans une concurrence économique effrénée. Cependant, pour respecter la forme de son message, restons dans les limites de l’application individuelle impliquée dans son discours. Reconnaissons néanmoins que nous trouvons dans ce livre une abondante matière pour une réflexion socio-économique très percutante et d’une grande actualité. Lorsque l’homme n’accepte pas les possessions matérielles comme le don de la grâce divine et n’a aucun respect pour le Donateur, se préoccupant exclusivement du don, il ne peut pas, alors, en bénéficier pleinement, réellement.
En dépit de cette rigueur, l’Ecclésiaste veut aussi nous rassurer. Bien qu’à cause de son intégrité morale et intellectuelle il nous montre des traits sévères, il veut néanmoins nous aider à saisir le sens des choses et à interpréter correctement notre existence. Il exerce un tel ministère en se plaçant à l’autre bout du terrain où, d’ordinaire, nous nous tenons.
Ce n’est pas mû par une morne mélancolie qu’il scrute l’ordre créé. Il n’est pas un nihiliste acharné à tout niveler, à tout dévaloriser. Il n’avilit rien, même pas les possessions matérielles comme telles; il ne déprécie pas une longue existence rassasiée. Il ne vilipende pas comme telle l’acquisition d’un savoir utile et indispensable. Il ne méprise pas l’abondance de la nourriture et des objets, qui rendent si souvent l’existence quotidienne confortable, voire agréable. Ce n’est pas sur les biens matériels en soi que se porte son verdict, mais sur l’intention avec laquelle on s’en sert, sur l’idée que l’on s’en fait. Il nous fait entendre un message lucide, et nous serions bien insensés de nous boucher les oreilles lorsqu’il affirme : « L’absence de Dieu est le malheur suprême, une tragédie irrémédiable. »
Je me souviens d’avoir lu, il y a de cela bien des années, vers l’âge de 9 ou 10 ans, un de ces récits dus au génie de Léon Tolstoï. À vrai dire, je suis incapable de me souvenir du titre et il ne m’en est resté que l’essentiel, que je vous livre en peu de mots.
Un moujik russe, pauvre paysan tirant le diable par la queue, reçoit soudainement l’offre gracieuse d’agrandir ses terres et d’acquérir une immense propriété, à une seule condition : Les bornes de celle-ci seront fixées par la distance qu’il pourra parcourir à pied durant toute une journée, de l’aube au coucher du soleil. Le lendemain, armé de la farouche détermination de parcourir la plus grande distance possible, il entreprend une marche forcenée, haletant, couvert de poussière et de boue. Vers la fin de l’après-midi, à bout de souffle, il rassemble ses dernières forces pour continuer à marcher malgré son épuisement. Il marche sans désemparer, allant toujours plus loin afin d’ajouter, avide et avare, quelques mètres, sinon quelques arpents, à ce qui lui est offert si inespérément. Mais au coucher du soleil, sans avoir étanché sa soif inextinguible de richesse, le moujik épuisé succombera, rendant le dernier souffle à l’instant même où le dernier rayon du soleil disparaît derrière l’horizon.
À quoi lui avait servi tant d’acharnement? Tolstoï a voulu nous faire comprendre l’inanité des richesses acquises à un tel prix. Tout est vanité, semble-t-il répéter avec l’Ecclésiaste. Mais hélas!, son génie littéraire ne nous offre pas d’espérance; seulement une idée désabusée et d’un noir pessimisme sur le cœur humain. L’Ecclésiaste, lui, sous l’inspiration divine, est bien plus lumineux dans son message.
Tout ce qui prétend nous procurer le bonheur loin de Dieu sera source de malheur. Sans lui, la vie sera vide, vanité; l’existence insensée et les biens matériels, même les plus prestigieux, n’auront pas le pouvoir de nous donner le bonheur véritable. Comme l’on déclare à son bien-aimé, à sa bien-aimée, que la vie n’est rien sans lui, sans elle, ainsi, et infiniment plus, l’univers sans Dieu sera dépeuplé et dépourvu de charme et d’intérêt. Et dois-je préciser que Dieu est infiniment plus important qu’un premier amour?
Il y a plus fort que l’homme, affirme l’Ecclésiaste. Quant à vous, vous qui vous êtes obstinés à l’oublier, qui vous êtes presque donné pour mission de le repousser, sachez que ce Dieu peut susciter des émotions bien plus fortes que l’amour le plus ardent. Vous vous acharnez peut-être contre lui, que ce soit à cause de vos richesses ou à cause de votre misère, de votre savoir ou de votre inculture. Acceptez pourtant l’évidence et vous vous porterez mieux. De toute manière, vous lui rendrez des comptes. Quel sera le bilan qu’il établira? Il découvrira devant vos yeux incrédules, mais enfin ouverts, votre néant. Il déclarera que vous êtes moins que rien, à moins que vous ne le reconnaissiez comme le seul terrain sûr et solide sur lequel vous pouvez poser vos pieds; à moins que vous vous laissiez examiner et évaluer par lui. Alors vous ferez l’expérience du seul bonheur qui compte et vous découvrirez le sens de la vie, des événements et de la création.
« L’essence des choses ne serait que poussière et que pourriture? L’Ecclésiaste a rencontré Dieu, qui à l’origine a créé le monde à partir du néant. Devant lui, on ne peut que perdre toute assurance, on ne peut rester que coi… Cet homme-là qui rencontre Dieu là-bas, tout au bord, a toutes les raisons de le craindre. Celui qui tombe vraiment entre les mains de Dieu comprend qu’on pourrait être heureux en sa présence. De n’être rien, de n’avoir rien, qu’on serait heureux de pouvoir dire à ce Dieu : Nos comptes se soldent sans reste, toi et moi nous sommes quittes. Devant Dieu, on est moins que rien, on est en déficit. Devant Dieu, l’homme est débiteur » (Walter Lüthi).
« Quel est le but principal de la vie humaine », interroge Jean Calvin au début de son catéchisme. « C’est de connaître Dieu », répond-il sans d’inutiles développements. « Quel est donc le bien suprême de l’homme? », poursuit-il. « Cela même », ajoute-t-il laconiquement, car cette vérité élémentaire n’a nul besoin d’être longuement analysée et développée. Le livre de l’Ecclésiaste, livre déroutant à plusieurs égards, fixe à sa manière cette certitude chrétienne. Il nous tend un piège salutaire. Il ne cherche pas à nous réduire à l’absurde ni à nous acculer au néant.
Au début de ce siècle, Henri Bergson écrivait qu’il fallait à l’homme un supplément d’âme. Au supplément de vie, d’objets ou de connaissance, il nous faut en effet un supplément, rappelle l’Ecclésiaste; il l’affirme même avec force. Mais pour lui, c’est Dieu lui-même qu’il nous faut; mais Dieu n’est pas simple supplément d’âme, il est plénitude.
Avec lui et sous son regard, nos personnes, nos labeurs et nos biens retrouveront leur juste place et emploi. Nous participerons à la création divine et, par conséquent, à sa joie céleste, à la simple et pure joie d’exister, celle d’accomplir quelque chose d’utile, de croître et de porter des fruits, de nous laisser emporter par le courant de sève dont Dieu, à chaque instant, irriguera nos personnes.
Loin de nous détourner du monde et des réalités concrètes, Dieu et notre foi en lui nous y ramèneront. La foi éveillera en nous une passion ardente et nouvelle pour la création et pour la réalité qui nous entoure, même lorsqu’elle est difficile et douloureuse, voire par moments impitoyable.
Savoir que je suis un être unique parmi les trois cents milliards d’êtres humains apparus et disparus sur la scène de l’histoire, qu’il n’existe aucune réplique identique de ma personne, me procure de la joie. Savoir que j’accomplis quelque chose d’unique me cause plaisir et renforce mon bonheur, et ceci malgré les déceptions et les contrariétés, voire mes échecs et mes fautes. Le sens des choses, celui de ma personne et du monde créé, je l’ai trouvé, il a enfin été déchiffré. Avec Dieu et dans l’humble et joyeuse soumission à sa parole libératrice, je puis me comprendre et m’assumer.
Depuis l’avènement de ce qu’on appelle couramment les « temps modernes », ou même depuis la Renaissance, les Lumières et la récente sécularisation, nous allons de catastrophe spirituelle en catastrophe spirituelle; les hommes accordent la primauté à ce qu’ils voient, touchent et peuvent expérimenter sur le champ. Ils ne croiront qu’à ce qui peut se mesurer, se peser, se goûter, ici et maintenant. Ainsi, ils perdent leur âme, sans supplément… À quoi bon, disait Jésus, de gagner le monde si l’on perd son âme, sa personne? Celui qui veut sauver sa vie la perdra, ajoutait-il ailleurs, mais celui qui la perd pour moi la retrouvera. Voilà le vrai sens de la vie, de notre vie personnelle.
« Perdre la vie pour le Christ » ne veut pas dire nécessairement subir la mort du martyr. Il suffit de replacer les valeurs dans le bon ordre, de dévaloriser ce qui est devenu absolu, de considérer comme relatif ce que nous possédons comme exclusif, afin de gagner le trésor de l’univers, celui en qui sont cachés tous les trésors de la divinité. Il suffirait d’un certain détachement progressif, mais indispensable à l’égard du monde. C’est la condition de l’intime communion avec Dieu.
Alors Dieu mettra fin à nos déchirements intérieurs, déchirements plus cruels et plus meurtriers encore que l’abandon des choses contingentes. Il nous détache des choses particulières et des actions passagères pour que nous acceptions notre condition humaine, nécessairement temporaire et inachevée. Il nous a fait « voyageurs et étrangers sur terre » pour que nous nous attachions à la seule patrie qui a des assises permanentes. N’oublions pas que le message de l’Ecclésiaste nous annonce que Dieu est le plus fort.
Le Christ, le Fils de Dieu, s’est détaché des splendeurs célestes. Il avait consenti de son plein gré à abandonner toutes ses prérogatives divines. Il s’est appauvri afin de nous enrichir. C’est encore lui qui nous invite : « Cherchez premièrement son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par dessus » (Mt 6.33). Voici le sens de la vie, le sens des choses, celui de notre univers.
« L’appel à la conversion, qui retentit ici si puissamment à l’intention de notre temps, pourra-t-il encore être entendu? Ou bien l’ivresse, qui pousse cette génération à peupler villes et nations sans la bénédiction de Dieu, l’a-t-elle déjà rendue aveugle et sourde? » (Walter Lüthi).