Un exercice de réflexion chrétienne sur la maladie, la mort et la résurrection
Un exercice de réflexion chrétienne sur la maladie, la mort et la résurrection
1. Face à la maladie⤒🔗
Il y a deux manières de n’être prêt ni à la souffrance, ni à la maladie, ni à la mort. La première, c’est le fatalisme ou la résignation, la seconde c’est la révolte, avec son cortège de récriminations et, à la limite, de blasphèmes.
Le fatalisme et la résignation secrètent passivité et démission. La révolte conduit à un épuisement nerveux au bout duquel alternent les temps forts de la violence agressive et les temps faibles de l’abattement.
Aucune de ces deux attitudes n’est favorable à une dynamique de guérison. Or, il s’ajoute aujourd’hui un facteur psychosociologique de comportement non moins dynamisant, c’est le concept de droit à la santé. Des prélèvements faits sur le salaire (bien ou mal n’est pas ici la question), des charges supportées par l’employeur, alimentent les caisses-maladie. La sécurité sociale acquise comme une conquête des travailleurs, étendue à la presque totalité de la population, crée un droit non seulement aux soins, mais à la santé. Oui, la santé est devenue un droit. C’est dire que la maladie est une injustice, à la limite un déshonneur, une offense, à tout le moins une frustration. La société, l’hôpital, les médecins doivent nous rendre la santé, quoiqu’il en coûte, à condition qu’on n’ait rien à payer, si possible même plus le ticket modérateur. La santé doit nous être rendue, il n’est pas admissible qu’il en soit autrement : le malade et la famille exigent le « dû ». Et si, par malheur, on précise au malade que, dorénavant, il faut qu’il s’abstienne de toute boisson alcoolisée ou de tabac, c’est un scandale, une atteinte à sa liberté. La société nous doit la santé, et nous avons bien le droit de faire ce qui nous plaît. Nos cotisations nous coûtent assez cher pour que nous en retrouvions le bénéfice, et au-delà!
Une telle attitude ne suscite pas davantage que les deux précédemment citées, une dynamique de guérison, alors que celle-ci est attendue comme un dû. Nous avons généralement un sens très fort de nos droits, donc des devoirs des autres. Nous avons rarement au même degré le sens des droits des autres, donc celui de nos devoirs!
Qu’en est-il dans nos Églises en face de la maladie? Je veux dire parmi les membres de l’Église que nous sommes. Aux trois attitudes générales ci-dessus, fort répandues parmi nous tous sans y appliquer de réflexion chrétienne, s’ajoutent, comme des justifications, des affirmations philosophico-religieuses aussi répandues qu’elles ont peu de rapport avec l’enseignement des Écritures et la révélation du salut qui est en Jésus-Christ. Voici quelques exemples des questions ou propos couramment entendus :
-
Qu’ai-je fait à Dieu pour qu’il me punisse ainsi?
-
Si Dieu est amour, il ne devrait pas y avoir la maladie (ni la guerre, ni la pauvreté). S’il m’aime, pourquoi suis-je malade?
-
Si Dieu est tout-puissant, pourquoi est-ce que je souffre?
On retrouve en tout cela, traduit en langage « religieux » (mais non en langage de la foi) la révolte, le sentiment d’injustice et l’affirmation d’un droit à la santé pour ceux qui se déclarent protestants, membres de l’Église… donc chrétiens, pensent-ils. Ils ne méritent pas leur maladie, Dieu leur doit la santé.
Mais il y a des attitudes plus subtiles, plus profondes, plus spirituelles au sens large (et parfois faux) du terme. Celle-ci, par exemple, répandue sous la forte influence d’une certaine théologie catholique (qui a atteint aussi beaucoup de protestants) : souffrir, c’est participer aux souffrances de Christ, c’est communier pleinement au Crucifié, c’est « ajouter » aux souffrances de Christ celles qui lui manquent encore pour la rédemption des hommes, c’est donc « coopérer » à leur salut.
Ou encore, bien supporter l’épreuve de la souffrance crée des mérites en vue de notre salut éternel.
Certains aumôniers catholiques bâtissent encore l’essentiel de leur pastorale des malades sur ces deux affirmations.
Chez nous, protestants, on rencontre plus fréquemment (surtout chez les fondamentalistes, bien sûr) l’idée de la maladie châtiment, la maladie « malédiction » de Dieu. Dieu punit. Il faut, dans la repentance, recevoir la connaissance de sa ou de ses fautes, causes premières du mal, demander pardon à Dieu, renoncer et réparer. Tel est le chemin de guérison. C’est vrai que c’est parfois le cas. Mais ce n’est pas la situation générale. Pourtant, en dépit de prémisses pas automatiquement justes, le développement peut comporter une certaine dynamique de sanctification et de guérison. Mais un tel cheminement est conforme à la conduite des amis de Job, que Dieu a réprouvée.
Après ce tableau, qui n’est qu’un rapide aperçu de nos comportements humains devant la maladie et la mort, tentons de saisir, à travers quelques textes des Écritures, ce que nous dit le Seigneur.
2. Le livre de Job (Jb 1, 19, et 42)←⤒🔗
Livre, hélas, bien mal connu, trop peu médité en tout temps : au temps de la santé et dans celui de la maladie.
-
Dans le prologue (chapitre 1), nous voyons en la rencontre de Satan et de Dieu :
-
Que c’est Satan qui forme le projet de faire souffrir Job.
-
Que le but de Satan est de conduire Job à blasphème.
-
Que le défi de Satan vise à ternir la gloire de Dieu par la souffrance qui mène l’homme à mépriser Dieu.
-
Que Dieu accorde à Satan la liberté provisoire de porter atteinte à tout ce qui appartient à Job, mais non à sa personne; puis à sa personne, mais non à sa vie.
-
Tout au long du livre de Job, nous voyons :
-
Que les amis de Job voient dans son épreuve un châtiment de Dieu, donc une preuve que Job est pécheur.
-
Que Job n’y comprend rien, mais qu’il refuse la pensée que mal et souffrance puissent avoir leur source en Dieu.
-
Que, cependant, il est dans l’ambiguïté de celui qui tantôt dit : « la main de l’Étemel s’appesantit sur moi », et tantôt qu’il est « entre les mains de l’ennemi ».
-
Que Job ne cesse de vouloir parler à Dieu, écouter Dieu, désespéré des paroles et des philosophies des hommes (ses amis), et qu’en fin de compte, au plus profond de l’épreuve, il s’écrie : « À cette heure même, j’ai mon témoin dans le ciel, j’ai mon défenseur dans les hauts lieux. […] C’est vers Dieu que je regarde en pleurant… » (Jb 16.19-20). Et il affirme, dans une extraordinaire profession de foi, étonnante vision d’espérance, prophétie messianique et confusément eschatologique :
« Pour moi, je sais que mon Rédempteur est vivant, qu’à la fin il se lèvera sur la terre. Oui, quand cette enveloppe de mon corps sera détruite, quand je serai dépouillé de ma chair, je verrai Dieu. Je le verrai moi-même. Il me sera propice. Mes yeux le verront, et non ceux d’un autre. Mon cœur se consume d’attente au dedans de moi » (Jb 19.25-27).
Il y a là comme un écho des Psaumes. L’attente de Dieu dans l’alternance de la détresse qui crie vers lui, de l’espérance qui l’appelle, et de la foi qui chante ses louanges. Mais il y a aussi un écho précurseur de l’Évangile.
Il importe cependant de noter une remarque d’une importance capitale, et à laquelle bien peu s’arrêtent, parce qu’elle paraît gênante à quelques-uns, alors qu’elle aussi fait déjà entrevoir certaines attitudes et affirmations de Jésus. Au dernier chapitre de Job (Jb 42.8), nous lisons que Dieu dit aux amis de Job : « Job, mon serviteur, priera pour vous. Par égard pour lui, je ne vous traiterai pas selon votre folie, car vous n’avez par parlé de moi selon la vérité, comme l’a fait mon serviteur Job… »
Or, la thèse constante des amis de Job, nous l’avons vu, était que la souffrance, les malheurs et la maladie de Job sont l’œuvre de Dieu, que cette œuvre constitue le châtiment infligé à Job pour ses péchés personnels. C’est la thèse du Dieu vengeur qui broie sa créature pécheresse. Mais alors, Job peut dire : Mes amis, pourquoi moi et pas vous? M’êtes-vous donc supérieurs et n’avez-vous jamais péché contre Dieu? Pourtant, vous êtes en bonne santé.
Ici, beaucoup invoquent le libre choix de Dieu. Mais le texte va dans une tout autre direction. En effet, Dieu lui-même dit aux amis de Job : « Vous n’avez pas parlé de moi selon la vérité. »
3. Les Évangiles←⤒🔗
Cela nous conduit droit à l’Évangile, où Jésus parle de Dieu selon la vérité, car il est la vérité de Dieu, il est Dieu lui-même avec les hommes. Que dit-il et quels sont son comportement et son enseignement auprès des malades? Remarquez bien que je ne dis pas de « la maladie », mais « des malades ». Car Jésus ne fait ni de la philosophie ni de la théologie. Il ne rencontre pas l’homme dans l’abstraction (la maladie), mais dans sa réalité d’homme au moment où il le rencontre (un homme malade).
Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans l’Écriture une « doctrine » logiquement, rationnellement homogène de la maladie, de la souffrance et de la mort. D’autre part, une conception légaliste, juridique, moraliste est statique (c’est en particulier celle des amis de Job) et non conforme à la vérité de Dieu. Par contre, la conception « spirituelle » de la vie est dynamique : « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit », dit Jésus (Jn 3.6). C’est en ce sens que je dis « spirituelle ». Cela signifie qu’origine et finalité, départ et destination définissent la vie comme « mouvement ».
Retenons un premier texte de l’Évangile : Jean 9.1-13 avec Luc 13.1-5.
C’est la rencontre de Jésus et de l’aveugle de naissance. Les disciples (nous) lui posent cette question : « Maître, qui a péché, cet homme ou ses parents? » Jésus répond : « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. »
La question posée à Jésus paraît donc clairement être une fausse et vaine question, ou peut-être une fausse manière de poser les vraies questions (peut-être pour éviter de se les poser vraiment à soi-même, d’ailleurs!). Alors, la réponse de Jésus oriente tout autrement. En fait, nous sommes tous coupables de péchés devant Dieu, et nous n’aimons l’entendre dire qu’au sujet des autres. Nous sommes tous coupables de péchés en ce monde que les hommes (c’est-à-dire nous, depuis Adam et Ève) ont entièrement livré à la seigneurie de Satan en ne voulant pas la seigneurie de Dieu.
« Pensez-vous que ces Galiléens aient été de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens parce qu’ils ont souffert de la sorte? Non, vous dis-je. Mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même » (Lc 13.15).
Jésus dit cela à propos des Galiléens massacrés, ou des victimes de l’effondrement de la tour de Siloé. Et à propos de l’aveugle et de ses parents, il signifie aux disciples que de telles épreuves peuvent aussi bien leur arriver à eux.
Mais alors, ce qui est important, c’est ce dont on va être témoin : les œuvres de réponse rationnellement satisfaisante à nos questions faussement orientées.
Le processus d’action de Jésus situe et entraîne dans une dynamique de victoire.
Pour sortir du cercle vicieux de nos questions, il faut regarder dans la foi les « œuvres de Dieu », selon l’expression de Jésus. C’est bien ce que nous trouvons si souvent dans les Psaumes qui commencent par l’expression toute simple et humaine de la détresse, qui tourne au rappel et à la contemplation des œuvres de Dieu, et s’achèvent dans la louange de la gloire de Dieu (« Je m’écris : loué soit l’Éternel, et je suis délivré! », Ps 18.4; voir Ps 13, 30, 31, 34, 63.7,9, et surtout 77 et 107, etc.)
Mais il nous faut nous arrêter à un autre texte de l’Évangile : Jean 5.1-14.
C’est la rencontre de Jésus avec un malade qu’il a guéri : le paralytique de la piscine de Béthesda.
Le même jour de sabbat, il le rencontre plus tard au Temple et lui dit : « Te voilà guéri, ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire… » (Jn 5.14).
Lorsque nous rapprochons ce texte du précédent, nombreux sont ceux qui disent que l’Évangile est plein de contradictions. Admettons plutôt que notre manière de l’aborder, notre mécanisme d’écoute naturel, rationnel, crée la contradiction là où Jésus use d’une dialectique admirable par laquelle, précisément, il veut nous libérer de nos mortels mécanismes de pensée (ou des mécanismes de pensée des mortels que nous sommes). Je fais remarquer, en passant, que toute une technique herméneutique contemporaine applique à l’Évangile ces mécanismes. Cela ne risque pas d’aider les hommes de ce temps à comprendre Jésus comme leur Sauveur.
Revenant à ce texte, pensez-vous que Jésus dise au paralytique guéri quelque chose de très compliqué? Que peut-il y avoir de pire que d’être paralysé pendant 38 ans? Eh bien, pour Jésus, c’est de vivre dans le péché, avec toutes ses conséquences immédiates et à venir, donc la mort et la perdition. Ce que Jésus dit à cet homme, c’est ce qu’il dit à tous : « repentez-vous… », « écoutez-moi et votre âme vivra… », « à moins de naître de nouveau, personne ne peut entrer dans le Royaume de Dieu… », etc.
Autrement dit, c’est bien, que ton corps soit guéri, que tu aies la joie de marcher, de sauter, de danser. Mais à quoi cela va-t-il te servir, que vas-tu en faire, si tu n’as pour destination que la mort et non le Royaume de Dieu? À quoi servirait-il de gagner le monde entier si tu perdais ton âme?
Ainsi, la maladie et la mort sont-elles situées par rapport au Royaume de Dieu, c’est-à-dire à notre destination de vie. Avoir un corps sain et vigoureux, en santé, est une grande, très grande chose. Mais pour en faire quoi? C’est la question que pose Jésus. Car il y a encore plus important que la santé, c’est d’être un enfant de Dieu. Et il y a pire que l’infirmité, c’est de rester un condamné à mort du péché, sans repentance, sans conversion, sans vie nouvelle; il y a pire : c’est d’être celui en qui règne la mort et non pas la résurrection.
Voici un troisième texte de l’Évangile : Jean 12.24-28 avec Matthieu 13.8 et Marc 10.15.
« Si le grain ne meurt… » Il y a deux façons de mourir : mourir sans Christ (qui est la vie) et mourir avec Christ. La première est sans résurrection, parce qu’il met fin à une vie qui n’avait aucune destination, si ce n’est « le grand trou noir où tout périt et tout pourrit », selon la sinistre expression de Pierre Loti. La seconde va à la résurrection dans le Royaume de Dieu.
Seulement, ce que tout l’Évangile démontre, c’est que la mort (la première et la seconde) ne concerne pas un moment particulier, douloureux, dramatique ou paisible. Elle marque et accompagne toute notre existence terrestre, tout le temps de l’économie présente, alors que, précisément, elle sera totalement absente du Royaume de Dieu.
Ce qui est révélation rédemptrice dans ce que dit Jésus de « la mort du grain de froment tombé en terre », c’est « qu’il porte beaucoup de fruits ». Lui grain, n’est plus, en sa forme première. On n’en retrouve plus même la trace. Il a disparu. Mais il a resurgi de cette disparition en épanouissement, une plénitude de vie extraordinaire : « un grain en donne 30, un autre 60, un autre 100 », dit Jésus (Mt 13.8).
Jésus lui-même va mourir afin de manifester au vu et au su de tous la résurrection, qui embarrasse les esprits forts de la science d’Israël (religieuse ou non), les politiques du peuple et les militaires romains.
Vivre avec Christ, c’est mourir avec lui et connaître en lui vie nouvelle et résurrection. Ainsi, avec Christ, la mort n’est plus le terme de la vie, car elle fait partie de la vie. Il l’y a incluse. Cette affirmation peut sembler étonnante, je crois qu’elle traduit bien l’Évangile, c’est-à-dire la bonne nouvelle de Jésus-Christ, et qu’elle fait apparaître le sens des événements de la vie, et que, quels que soient les accidents de parcours, la destination en Christ sera atteinte.
Dans l’Évangile, nous remarquons que Jésus use avec hardiesse de l’analogie de la nature et de la surnature, du corps et de l’esprit, de tout ce que nous voyons de nos yeux et entendons de nos oreilles dans le monde créé et des « choses invisibles qui sont éternelles ». Il n’hésite pas, au moment d’expirer corporellement, devant ce qui paraît être à l’homme prétentieux du 20e siècle un langage insoutenable : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23.46). Un esprit dans des mains! Pourtant, il parle ainsi. Alors, quand il parle de la mort, c’est la même chose. La mort peut être un terme, une fin, un anéantissement, la négation de ce qui a été vivant et qui, finalement, n’a que « failli être ». Puis le vent a soufflé, la fleur s’est fanée. On en reconnaît même plus la place. L’ivraie a été coupée. Le feu l’a brûlé. Il n’en reste que cendre et poussière. Il ne se reconnaît même plus.
Mais la mort peut être autre chose, si elle est « mort avec Christ ». La vie — la nôtre — présente, actuelle, nous donne déjà une image extraordinaire de cette extraordinaire dynamique. Jésus prend un petit enfant et dit : « Quiconque ne recevra pas le Royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera point » (Mc 10.15). Or, quelle est la caractéristique du petit enfant? C’est de tendre vers la vie dans laquelle il est entré, avec avidité, curiosité, joie, enthousiasme de découverte, de connaissance, d’acquisitions nouvelles, d’étapes gagnées, d’inventions, la dynamique toujours étonnante et merveilleuse d’une vie qui croît (grandit) en dépit des accidents de parcours, vers la stature de l’homme fait. Devenir un homme, devenir une femme (le petit enfant y joue avant de l’être), le devenir comme le père ou la mère, c’est la caractéristique de ce que Jésus appelle le « petit enfant ». Il est heureux du présent qu’il gravit vers l’avenir. Et cet avenir, il y croit, il le croit.
Pourtant… Une première fois, cet enfant a vécu une sorte de mort. Le jour de sa naissance, il est mort, totalement, à une forme de vie dont la prolongation n’était pas possible. Tout développement ultérieur ne pouvait survenir qu’ailleurs que dans le sein de sa mère, dans une forme et un milieu de vie totalement autres. Et cela s’est passé dans la douleur, les gémissements de ce qui était, jusque-là, à la fois lui-même et pas lui-même : sa mère (ils n’étaient qu’un, elle et l’embryon, comme le grain de blé caché en terre n’est plus qu’un avec la poussière de la terre, et ce qui va paraître, c’est la plante, le grain n’est plus). Alors, il y aura le premier cri de l’enfant. Est-il de douleur? Nul ne saura jamais. Mais pour qu’il s’épanouisse en vie nouvelle, il a fallu qu’il meure à la vie ancienne et surgisse en une sorte de résurrection, passant des ténèbres à la lumière, et y ouvrant aussitôt ses grands yeux qui ne la voient pas encore.
Mais le chemin de la vie continue. Et il faudra que cet enfant meure pour que naisse l’homme adulte. L’adolescence est à son tour une étape de mort. L’enfant ne veut pas mourir (la mort, on la refuse, on la repousse, parce que depuis Adam elle est devenue signe de malédiction, alors qu’en Jésus-Christ elle est devenue marche vers la résurrection), l’adulte a peur de naître. Il faudra pourtant bien qu’un jour l’un soit mort pour que vive l’autre. Et c’est toujours la même personne, le même vivant. Mais il est autre en sa forme, en ses activités, en son milieu de vie, en son aspect visible et dans sa réalité cachée. Plus tard, pour beaucoup, il sera visible que le passage de l’âge adulte à la vieillesse (non pas le troisième, mais le quatrième âge) est encore une mort.
Ce que tout cela signifie est bien qu’en une succession de morts surgissent des épanouissements successifs de vie, comme en une croissance de l’être, toujours lui-même et pourtant chaque fois autre, vers une destination définitive qui sera manquée, sans Christ, atteinte, avec Christ. Et je suis porté à penser que la plus difficile étape de cette croissance par morts et résurrections successives est celle du quatrième âge, pour un très grand nombre.
La vie corporelle — ou plutôt ce que nous pourrions nommer la manifestation corporelle de la vie — est continuelle analogie de la vie spirituelle, la première naissance analogie de la nouvelle, ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit. Pourtant, à l’exclusion de la réduction à la poussière de la terre, il y a analogie de l’une à l’autre.
Alors, la mort corporelle apparaît-elle à Job comme l’ultime dépouillement, l’heureux et définitif dépouillement, grâce auquel il verra enfin Dieu. Il le verra lui-même. Ses yeux le verront, et non ceux d’un autre pour lui. Et son cœur se consume d’attente au dedans de lui. C’est vraiment le grain mort dans la terre, et la plante nouvelle qui s’épanouit dans la lumière du Royaume de Dieu.
Sans doute beaucoup pensent-ils que j’ai l’air de passer bien facilement sur la mort « reine des épouvantes », drame des séparations douloureuses, vallée d’ombre de mort, fond de l’abîme, dit le psalmiste.
Certes, il y a cela. Et même, parmi nous, le langage reste ambigu et la pensée en pleine confusion quand on fait part à ses amis de l’immense douleur éprouvée de ce que père ou mère, enfant ou frère « est entré dans la paix de Dieu ». Si l’on a cette assurance de la paix de Dieu, c’est un message de louange. Si l’on est dominé par la douleur, c’est un message de tristesse. Jésus pleura sur Lazare mort, frémissant d’indignation devant le scandale de la mort introduite par le péché comme une puissance de rupture de la vie, de destruction de la joie et de terreur ténébreuse.
4. L’apôtre Paul←⤒🔗
Saint Paul dit : « Ne pleurez pas comme ceux qui n’ont pas d’espérance » (1 Th 4.12), c’est-à-dire : « pleurez, nous ne pouvons faire autrement, mais témoignez de votre espérance ». La mort, bien sûr, c’est l’ennemi : « le dernier ennemi qui sera détruit », dit saint Paul (1 Co 15.26). Jésus n’a pas triché avec notre mort, cet ennemi. À son approche, en Gethsémané, il a même prié Dieu de lui épargner cet affrontement. Il était dans l’angoisse, et la peur corporelle de la mort l’avait envahi. La mort n’était pas de l’ordre de la création, elle est venue avec l’ordre de la chute, signe de rupture de l’ordre originel. Elle ne sera plus dans l’ordre du Royaume de Dieu. L’acte rédempteur de Christ a été dans le don de sa vie (perdre sa vie) dans la mort (notre mort), afin de la vaincre par la résurrection, et de donner à ceux qui le reçoivent pour leur Sauveur le fruit de sa victoire : la résurrection pour la vie éternelle.
Ainsi, si nous « vivons avec Christ », si nous « sommes en Christ », ici et maintenant, dans le monde présent, si nous vivons de la vie que Christ fait naître et croître en nous par le Saint-Esprit comme vie nouvelle, alors, dit saint Paul :
« Nous portons ce trésor dans des vases de terre, […] nous sommes pressés de toute manière [épreuves, maladies, tentations, et le vase s’ébrèche, se fend, et craquera un jour]. […] Nous portons toujours dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. » (2 Co 4.7-10).
Notre mort corporelle et la vie éternelle née en nous par la nouvelle naissance sont ainsi, ensemble, en nous, confrontées chaque jour. Et particulièrement dans la maladie. Et particulièrement quand vient notre mort corporelle. Mais cette vie nouvelle en nous (« ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi », dit saint Paul, Ga 2.20) est déjà, au regard de la foi, signe visible, quoiqu’encore imprécis comme vu dans un miroir, de la résurrection. Cette vie doit croître — comme le fait la vie corporelle après la naissance —, et croître jusqu’à ce que « nous soyons tous [c’est-à-dire tous ensemble, l’Église, corps de Christ, et chacun personnellement, avec les autres] parvenus […] à l’état d’hommes faits, à la mesure de la stature parfaite de Christ » (Ép 4.13). Et c’est, une fois encore, à travers une mort (on la repousse, on la redoute toujours, la mort) que nous resurgirons, toujours le même, et cependant, tout autre. Par la mort corporelle, reçue avec Christ, nous serons conduits à la résurrection pour la vie éternelle. Car, dit saint Paul, rien, pas même la mort, « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ notre Seigneur » (Rm 8.39).