La foi n'est pas une idéologie
La foi n'est pas une idéologie
Confrontons maintenant la pensée idéologique et l’idéologie avec la foi, et surtout avec la foi chrétienne.
La foi chrétienne donne d’abord une interprétation de l’idéologie. Dans les idéologies et dans la pensée qu’elles déterminent, l’homme entre, du point de vue théologique, dans le rôle de celui qui « dispose » de tout. Car les idéologies ne se justifient pas par rapport à la vérité intangible, ou à des valeurs qui s’imposent à l’homme de façon obligatoire, par exemple la justice, ni par rapport à la conscience, à la responsabilité ou à Dieu, mais par rapport au but, aux intérêts et à l’efficacité pragmatique, au bon résultat. Dans la pensée idéologique, l’homme méconnaît sa condition de créature finie et limitée qui doit tout ce qu’elle a à quelqu’un d’autre. L’homme se fait souverain maître et créateur autonome de toutes les valeurs et de toutes les normes, selon le mot de la Genèse : « Vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3.5). Ainsi, l’on comprend le mot souvent répété : « Les idéologies sont la forme moderne du culte des idoles », car elles font un absolu de ce qui est créé, de ce que l’homme fait et veut; elles en font la raison, le but et la mesure de toutes choses, la norme de toute action.
On a souvent donné au cours de l’histoire une fausse interprétation idéologique de la foi, de la foi qui est la réponse de l’homme au Dieu qui se révèle et se communique, a parlé et agi, au Dieu qui, en Jésus-Christ, est personnellement intervenu dans le monde et dans l’histoire, dont la parole et la promesse, dont l’action et l’œuvre continuent de vivre et demeurent présentes dans l’Église, communauté des croyants. L’aliénation idéologique de la foi demeure une constante possibilité. Cette possibilité est toujours là lorsque la foi ne parvient pas à une présentation claire et à une réalisation non déguisée d’elle-même, quand, au lieu de vivre de sa motivation la plus intime, elle est mise au service d’intérêts, de buts et d’objectifs particuliers, présentés comme les conséquences nécessaires de la foi et dont on prétend qu’ils ont la même valeur que la foi elle-même.
La tentation permanente de confusion et de mélange de la foi avec l’idéologie vient de ce que la foi doit se concrétiser, s’incarner dans le monde et dans l’histoire, qu’elle doit prendre une forme et un visage, signes de sa vitalité. Mais en même temps, la foi est toujours mise en demeure de se demander si tel aspect concret et historique ou tel instrument institutionnel sont la seule forme possible et valable, l’expression inaliénable de sa réalité, ou si, dans sa permanence même, elle n’exige pas qu’on ose sortir des habitudes prises pour chercher des modes nouveaux permettant de l’actualiser dans l’histoire. Voir ce qui est propre à la foi en la préservant d’une falsification idéologique est, aujourd’hui tout particulièrement, la tâche et le devoir des croyants, de toute la communauté des croyants. Sans cesse, il leur faut se demander dans un esprit critique s’ils croient sans réserve et sans déguisement, s’ils vivent de la foi ou bien si, égoïstement, ils ne mettent pas la foi au service de leurs intérêts par volonté de puissance, de succès, de prestige. Vivent-ils de la foi, ou bien d’autres sources et pour d’autres motifs qu’ils couvrent et déguisent, par idéologie, des noms de foi et de religion?
Or, en vertu de son origine et de son essence, la foi n’est pas une idéologie. Bien comprise et correctement vécue, elle est accueil de Dieu, de sa gloire, de sa volonté, de ses promesses, de ses paroles et de ses actions, un accueil sans égoïsme, libre, reconnaissant et aimant, qui met aussi la foi au service des hommes.
La foi chrétienne n’est pas une idéologie parce qu’elle n’est pas déterminée par des objectifs, mais par des réalités et des significations, parce qu’elle connaît les raisons de sa crédibilité, parce qu’étant vie et décision, elle est ancrée dans la liberté et la responsabilité de la personne, parce qu’elle respecte la conscience de l’homme et fait appel à l’homme, non comme fonction, mais comme personne. La foi n’est pas une idéologie, parce qu’elle ne vit pas du nivellement et de la standardisation collective de l’homme, mais est attentive au caractère irremplaçable de l’individu.
La foi n’est pas une idéologie. Elle ne fait pas de l’homme un moyen en vue d’un but extérieur à lui. Elle n’en fait pas le porteur d’une idée, le membre d’un tout, une fonction dans la collectivité ou le chantier anonyme d’un avenir meilleur. Au contraire, elle reconnaît dans l’homme un but et une fin, elle se déclare pour un anthropocentrisme théologique fondé sur le centre de la foi chrétienne : l’incarnation de Dieu. L’homme, personne irremplaçable, est plus important aux yeux de la foi que tous les « ismes » et théorèmes.
La foi n’est pas une idéologie. Elle n’accepte pas, en effet, de traiter en absolu les réalités de ce monde-ci, quelles qu’elles soient, ou de les déifier. Elle est tenue par l’exigence du premier commandement : « Je suis le Seigneur, ton Dieu. Tu n’auras pas d’autres dieux que moi » (Ex 20.3).
La foi n’est pas une idéologie, car elle ne se rapporte pas d’abord à des formules ou à des choses, mais, dans tous les énoncés et dogmes multiples, s’accomplit dans une rencontre de personne à personne.
La foi n’est pas une idéologie. Ses exigences et ses énoncés fondamentaux ne sont pas au service d’une puissance ou d’une domination humaines, au service du succès et d’intérêts particuliers — le succès n’est pas une catégorie de la foi —, mais ils sont faits pour signifier l’amour dont la voie et le modèle obligé sont l’abaissement du Fils de Dieu, Jésus-Christ, et dont la définition est la parole : « Le plus grand parmi vous se fera votre serviteur » (Mt 23.11). Dans l’amour que Dieu offre aux hommes et qui fait que tous les hommes méritent d’être aimés, le schéma ami-ennemi, caractéristique de toute idéologie, est radicalement dépassé.
La foi n’est pas une idéologie, car elle est capable d’ouverture, de découverte et de dialogue. La foi permet qu’on l’interroge et qu’on la mette au défi. Elle ne prétend pas tout savoir dans tous les domaines. Elle porte en soi, comme l’un de ses constituants, l’interrogation, le non-savoir, quelque chose de provisoire, d’imparfait et de fragmentaire.
La foi n’est pas une idéologie. Elle peut se réaliser dans toutes les situations et conditions sociales, économiques et culturelles, et à toutes les époques historiques. Elle n’est pas vouée à disparaître avec certaines structures sociales, culturelles ou politiques qui en ont peut-être été marquées, mais elle peut trouver sous de nouvelles formes des réalisations neuves sans être infidèle à elle-même.
La foi n’est pas une idéologie. Elle ne confisque pas la réalité, ne la voile pas; elle ne fuit pas le réel; elle n’aliène pas l’homme. Au contraire, elle décèle la vérité des choses et de la réalité humaine dans les plus intimes profondeurs, selon la foi fondamentale qui régit la réalité de l’homme et qui veut que, plus celui-ci est présent à lui-même, plus il est présent à Dieu, que plus il est présent à Dieu, plus il est présent à lui-même; seul celui qui connaît Dieu connaît vraiment l’homme.
Tout ce qu’on vient de dire ici de la foi par opposition à l’idéologie serait tout à fait mal compris si les croyants en tiraient prétexte à un orgueilleux triomphalisme. La seule chose qu’on a voulu montrer et dire, ce sont les obligations et responsabilités que la foi offre, impose et promet aux croyants et à la communauté de ceux qui croient.