Introduction aux Études calvinistes d'Auguste Lecerf
Introduction aux Études calvinistes d'Auguste Lecerf
Vers 1930, un visiteur sonna à la porte d’Auguste Lecerf et se présenta, à peu près en ces termes :
« Des amis, sachant que j’allais faire un voyage à Paris, m’ont recommandé d’aller vous voir. Monsieur Lecerf, m’ont-ils dit, est un personnage unique : c’est le dernier des calvinistes. S’il venait à mourir, il n’y en aurait plus; ne manquez pas d’aller le voir! »
Quand Dieu rappela à lui son serviteur en 1943, celui-ci avait vu la bénédiction divine s’étendre sur son labeur. Il n’était plus le seul défenseur d’une cause perdue! Il était le chef d’un mouvement vivace, qui renversait irrésistiblement et promptement toutes les positions du modernisme régnant. Presque toute la jeunesse qui sortait des Facultés de théologie de France et de Genève s’affirmait calviniste. L’Église Réformée de France revenait à sa tradition, et ceux qui faisaient figure de survivants n’étaient certes pas ceux qui pensaient avec Auguste Lecerf.
Sans doute ne fut-il pas le seul artisan de ce renversement : la grâce de Dieu était à l’œuvre dans le monde entier. Le mouvement, qui avait eu ses précurseurs en Hollande remuait toute la chrétienté réformée. Dans les pays de langue française, il y avait, entre autres, Jean de Saussure et son livre À l’École de Calvin; l’action de Jean Cadier et de ses amis; et l’influence de Pierre Maury, directeur de Foi et Vie et traducteur de Karl Barth. Mais Lecerf était, de l’avis de tous, le représentant le plus éminent du calvinisme dans la patrie de Jean Calvin.
Vers lui venaient les étudiants pour leurs thèses, les délégués aux synodes pour leurs rapports, des personnalités de tout ordre pour leur direction spirituelle, tous sûrs de trouver dans son incroyable érudition l’information la plus précieuse, dans sa sagesse chrétienne le conseil le plus sûr, dans sa charité l’accueil le plus cordial et le plus attentif. Sa culture était immense; sa pensée était toujours claire, forte, nuancée. L’homme pouvait paraître austère avec son noble et pâle visage, aux lèvres minces et rasées, et sa couronne de cheveux blancs. Nul, en effet, ne parlait de Dieu avec plus de majesté, n’exposait sa conviction avec plus d’autorité, ne défendait sa foi avec plus de vigueur.
Bien qu’il y eût souvent quelque chose du grand seigneur dans son comportement, nul n’était plus simple, plus affectueux, plus finement compréhensif. Terrible juge quand il s’agissait des idées, il était plein de charité quand il s’agissait des personnes; mais comme il avait horreur de tout étalage de sentiments et de tout attendrissement, il voilait sa bonté dans un malicieux sens de l’humour.
Sa foi était clairement l’œuvre de la grâce efficace : dans sa famille, rien ne le prédisposait à sa vocation. Né à Londres le 18 septembre 1872, sa première enfance s’écoula dans le milieu, totalement détaché du christianisme, des réfugiés « communards » qui avaient fui la France après l’écrasement de leur mouvement révolutionnaire de 1871. Sa mère, cependant, Britannique de descendance italienne, prononçait parfois le nom de Dieu. Vers l’âge de douze ans, se promenant seul, il passa devant une église protestante et y entra. C’était l’heure de l’école du dimanche. Le moniteur adjurait les élèves de consacrer leur vie au service de Dieu : « S’il n’y en a qu’un seul, disait-il, qui entend cet appel, j’en rendrais grâce au Seigneur. » L’enfant fut traversé par la pensée qu’il serait celui-là; mais il oublia ce vœu.
Quelque temps après, une rencontre, l’achat d’un Nouveau Testament et la lecture, en particulier, de l’épître aux Romains, puis la connaissance qu’il fit de l’Église romaine pendant un séjour dans une école religieuse à Angers, le convainquirent que l’Évangile était vrai et que l’Église protestante était celle de l’Évangile.
Un jour, se promenant sur les quais, il vit dans l’étalage d’un « bouquiniste » un exemplaire de l’Institution chrétienne de Jean Calvin. Il se mit à le feuilleter et, dès les premières pages, sentit le choc de la vérité. Il acheta le vieux volume défraîchi, l’emporta, le lut avec passion et depuis lors le lut et le relut jusqu’à sa mort.
Sa vocation était décidée. Malgré l’opposition de sa famille, il était baptisé à dix-sept ans, faisait sa première communion à l’Église du Saint-Esprit, entrait à l’École préparatoire de théologie, puis à la Faculté de théologie de Paris. Malgré l’enseignement moderniste qu’il reçut (Auguste Sabatier fut son maître), il en sortit à vingt-trois ans en soutenant une thèse résolument orthodoxe et calviniste, sur : Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin1, étonnante déjà par la fermeté de la pensée et du style.
Dès lors commencèrent pour lui dix-neuf années de labeur pastoral, obscur et fatiguant, totalement absorbant, mais spirituellement béni, dans les communautés protestantes, surtout rurales, de Normandie, à Elbeuf, à Saint-Lô, à Courseulles-sur-Mer. Marié en 1893, il avait eu quatre enfants, un fils, professeur sorti de l’École normale supérieure, et trois filles dont deux lui furent enlevées en pleine jeunesse par la maladie.
Appelé par l’Église de Lunéville, il en était bientôt arraché par la guerre de 1914, comme aumônier de la formation d’élite qu’était le 20e corps d’armée. Il en revint épuisé et s’installa à Paris pour être à même de préparer les ouvrages qu’il voulait écrire. Mais il dut accepter plusieurs fonctions qui lui prenaient une grande partie de son temps et de ses forces, jusqu’à ce que sa connaissance des langues anciennes le fît désigner à la direction de la Société biblique de Paris. Des leçons de langues anglaise et grecque lui furent confiées à la Faculté de théologie. En expliquant les textes, il trouvait l’occasion de faire connaître sa pensée aux étudiants qui vinrent, de plus en plus nombreux et enthousiastes, écouter ses leçons et suivre le cours libre de dogmatique réformée qu’il ouvrit. Il prépara puis passa sa thèse de licence de théologie, puis, en janvier 1938, celle de doctorat. Il fut dès lors, officiellement, chargé de cours puis professeur titulaire de dogmatique réformée. Fondateur et président de la Société calviniste de France, rapporteur très écouté dans les congrès calvinistes internationaux, invité à donner des conférences en Suède, en Écosse, en Suisse, docteur honoris causa de l’université de St-Andrews, appelé à l’être par celle de Debrecen en Hongrie, il donnait dans les revues, dans les congrès, des études, dont chacune clarifiait une question importante.
Il fut profondément affecté par la défaite de la France, affaibli par les privations du temps de l’occupation. Hostile dès le début à tout pacte avec l’ennemi, sûr de la victoire des Alliés, il n’eut pas la joie de voir le jour de la libération : une maladie inexorable l’enleva en peu de temps, le 1er septembre 1943, à l’âge de soixante-et-onze ans. Il quitta cette terre en pleine sécurité d’âme et tint à dicter sa confession de foi en ces termes :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je déclare que je meurs dans la foi retrouvée par les réformateurs et confessée notamment dans le Catéchisme de Calvin et dans la Confession de La Rochelle, que j’ai défendue dans mes écrits, dans mes thèses, dans mes conférences, dans les congrès calvinistes, dans mes cours, en France, en Suède, en Écosse, en Angleterre, ainsi que dans les articles du Bulletin de la Société calviniste et du Christianisme au XXe siècle. J’ai toujours été pour la paix de l’Église, annoncée dans la Déclaration de Foi, votée par le Synode. »
Son œuvre, dont les circonstances très difficiles de sa vie pastorale et son long isolement doctrinal avaient retardé l’élaboration, est restée inachevée. Une Dogmatique réformée devait suivre les deux volumes publiés qui n’en étaient que l’introduction. Du moins cette Introduction dit-elle l’étendue de sa science, la fermeté et la souplesse de son intelligence, la netteté et la profondeur de sa pensée, la force de sa foi.
Un des caractères originaux de ce travail, c’est le soin et la patience qu’il a consacrés à déblayer le terrain devant la dogmatique réformée, en écartant une à une toutes les conceptions propres à lui barrer la route. On est frappé, en lisant ces pages, de la grande place donnée à la réfutation des systèmes philosophiques, puis des conceptions religieuses, enfin des doctrines confessionnelles, dont les a priori excluent les principes de la foi chrétienne, réformée. On remarquera que l’auteur, en ce faisant, s’est efforcé, avec un plein succès, de bien pénétrer la pensée étrangère à la sienne et de lui rendre honnêtement justice. Il a été conduit ainsi à commencer par la critique des théories de la connaissance qui s’opposaient à ce que la connaissance religieuse puisse être une connaissance véritable d’un objet réel; à continuer par la critique des explications psychologique, historique (sociologique) et rationnelle de la religion, puisque c’est la foi seule qui fonde la vraie religion; à terminer par la critique des doctrines religieuses qui contredisent ou limitent la soumission à la vérité révélée dans l’Écriture sainte, soit en raison de leur méthode d’appréhension de la vérité religieuse (symbolo-fidéisme, bergsonisme), soit en vertu de leur doctrine de Dieu (déisme, panthéisme), soit de par leur critère de la vérité religieuse, chrétienne (immanentisme, libéralisme, catholicisme romain, luthéranisme mélanchtonien et arminianisme wesleyen).
Ce n’est pas dire que le contenu de ce double livre soit surtout polémique. Il contient une mine d’idées positives, de vues pénétrantes, originales, nuancées et fécondes. Il constitue une école de pensée juste et ferme. Le lecteur y trouvera partout exprimés avec beaucoup de force, en formules lapidaires, les fondements, les méthodes et les caractéristiques de la foi chrétienne (à défaut de son contenu qu’il faut demander à I’Écriture sainte pour la vie chrétienne, à la dogmatique proprement dite pour la pensée systématique). Il perçoit sous cette rigueur intellectuelle voulue la flamme qui forgea la foi d’acier de nos pères et embrase les témoins de Jésus-Christ.
Les manuscrits des cours d’Auguste Lecerf montrent quelle aurait été la valeur de sa Dogmatique. Mais, soucieux de ne pas laisser paraître une œuvre dont il estimait que certaines positions devaient être précisées ou modifiées, confiant dans la toute-puissance de Dieu pour susciter les vocations doctorales nécessaires, sachant que nous sommes tous devant Dieu « des serviteurs inutiles », il a interdit que ses notes inédites fussent publiées.
Les études que nous avons rassemblées ici2 échappent à cette défense, puisqu’elles ont été imprimées du vivant de l’auteur, les unes par ses soins dans le Bulletin de la Société calviniste de France, les autres avec son approbation, tels que les rapports à divers congrès internationaux, ainsi que les articles et le sermon publiés dans le Christianisme au XXe siècle. Bien que quelques-unes d’entre elles portent la marque de la hâte avec laquelle l’auteur a dû les écrire, nous sommes sûrs que nombreux seront les croyants heureux de trouver réunis des écrits épars dans d’introuvables publications. Ils éclairent plusieurs facettes d’une pensée et correspondent à divers moments d’une existence, toutes deux caractéristiques par l’unité, comme celles du réformateur dont Auguste Lecerf a consacré son talent à faire revivre la doctrine et l’action.
Appeler les hommes et surtout les chrétiens à prendre comme guide de leur pensée l’Écriture sainte, honnêtement reçue comme Parole de Dieu, et reprendre ainsi l’œuvre des réformateurs, et en particulier de « celui qui s’est attaché, de la manière la plus ferme et la plus cohérente, à ce principe », telle était la vocation qu’Auguste Lecerf avait reçue, et nulle autre tendance ne devait mélanger son courant aux eaux claires et vives de ce grand témoignage de foi en Dieu tout-puissant, en Jésus-Christ Rédempteur et au Saint-Esprit, leur témoin.
En confiant à la Série théologique de l’Actualité protestante ces essais retrouvés, nous ne voulons pas seulement accomplir une œuvre de piété filiale, en souvenir du père spirituel dont l’affection savait être à la fois discrète et ferme, et à l’occasion courageuse; nous voulons surtout rendre gloire à Dieu d’avoir, au moment où ce qui faisait la force et la raison d’être des Églises de sa Parole tombait en ruines, suscité et soutenu par sa grâce, parmi la petite cohorte des restaurateurs de notre foi, son serviteur, Auguste Lecerf.
Notes
1. Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin, disponible en 11 articles.
2. Publiées sous le titre Études calvinistes disponibles en 14 articles.