Cette étude détaillée des textes des Évangiles cherche à savoir si Judas a participé ou non à la Cène avec Jésus et les apôtres et conclut que Judas a été exclu par Jésus du groupe des disciples avant la célébration du sacrement.

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Judas a-t-il participé à la Cène avec Jésus et les apôtres?

  1. La question
  2. Notre première impression
  3. Luc suit un ordre thématique
  4. Matthieu et Marc suivent un ordre chronologique
  5. Quand Judas a-t-il quitté Jésus et les autres apôtres?
  6. Judas a quitté au début de l’entretien dans la chambre haute
  7. Judas a déjà péché avant le début du repas pascal
  8. Jésus lui-même a exclu Judas au milieu du repas
  9. Judas n’était plus là quand la Cène a été distribuée
  10. C’est normal, puisque la Cène n’était pas pour lui
  11. Le phénomène de la parallaxe
  12. Conclusion

On entend parfois l’argument selon lequel nous ne devrions pas être trop stricts dans la supervision de la Cène, étant donné que Jésus lui-même aurait laissé Judas participer à la Cène au moment où il a institué ce repas pour son Église. Calvin lui-même, dans son Catéchisme de Genève, dit ceci :

« Le Christ a admis Judas, le traître. Toutefois, son intention criminelle était encore cachée. Le Christ la connaissait, pourtant; mais elle n’avait pas déjà éclaté au grand jour » (Q. 367).

Pour Calvin, l’exemple de Judas ne nous donne toutefois nullement la liberté de fermer les yeux sur ceux qui, de façon notoire, participent indignement à la Cène. « Pour la Cène, le pasteur évitera de la donner à quelqu’un qui, de notoriété publique, n’en serait pas digne » (Q. 365). Il ne nous est pas permis d’admettre à la table du Seigneur des pécheurs publics non repentants. Pour Calvin, l’exemple de Judas ne donnerait pas au pasteur cette liberté, mais servirait plutôt à illustrer ce que nous devrions faire (ou plutôt ce que nous ne pouvons pas faire) dans le cas des hypocrites.

Calvin conclut correctement au sujet des hypocrites en disant ceci :

« Le pasteur ne peut pas les exclure de la Cène, bien qu’ils n’en soient pas dignes. Il usera de patience avec eux, jusqu’à ce que le Seigneur dévoile publiquement leur impiété » (Q. 368).

Par définition, un hypocrite est quelqu’un qui joue la comédie et que nous ne pouvons par conséquent pas identifier. Il n’est donc pas possible pour un pasteur ou pour un conseil d’anciens d’une Église d’exclure de la Cène une telle personne, du moins tant que son incrédulité ou son inconduite demeure cachée aux yeux des hommes.

Les recommandations de Calvin concernant la supervision et l’admission à la Cène semblent tout à fait justes et pertinentes1. Elles devraient être davantage prises au sérieux en cette époque de grande permissivité, compte tenu du caractère saint et sacré de la sainte Cène. Le pasteur et le conseil de l’Église doivent exercer leur responsabilité d’évaluer la doctrine et la vie de tous ceux qui veulent participer à la Cène. Ils n’ont toutefois pas la possibilité de détecter ni de discipliner les membres de l’Église qui sont des hypocrites, qui semblent confesser une bonne doctrine et mener une bonne vie chrétienne, mais qui, au fond, n’en ont pas la substance.

1. La question🔗

La question soulevée dans cet article est toutefois de savoir si Judas est un exemple illustrant le cas des hypocrites ne pouvant être exclus de la Cène tant que leur impiété ou leur inconduite n’est pas dévoilée publiquement. En d’autres mots, est-il exact de soutenir que Judas a participé à la Cène au moment où Jésus l’a instituée? Cette question n’est pas aussi simple à répondre que certains pourraient penser. Pour y répondre par l’affirmative, en plus de mettre dans la balance le poids de Calvin, nous pourrions ajouter celui de la Confession de foi des Pays-Bas, écrite par Guy de Brès, qui est du même avis : « Ainsi, Judas et Simon le magicien ont bien reçu tous les deux le sacrement, mais ils n’ont pas reçu Christ, qui est signifié par le sacrement » (article 35). Est-ce bien exact? Judas était-il encore présent lors de l’institution de la sainte Cène? A-t-il participé à la Cène avec Jésus et les apôtres? Nous devrons étudier les Évangiles de près pour tenter d’y répondre.

2. Notre première impression🔗

Si nous lisons seulement Luc, il semble bien que Judas était encore présent. Cet évangéliste nous rapporte d’abord le choix du lieu où les disciples devaient préparer et manger la Pâque (Lc 22.7-13), puis le début du repas (Lc 22.14-18), puis l’institution de la Cène (Lc 22.18-20), puis l’annonce de la trahison de Judas (Lc 22.21-23). Nous lisons ainsi la séquence textuelle suivante :

« De même, il prit la coupe, après le repas, et la leur donna, en disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous. Cependant, voici : celui qui me livre est à cette table avec moi. Le Fils de l’homme s’en va, selon ce qui est déterminé; mais malheur à cet homme-là par qui il est livré. Et ils commencèrent à se demander les uns aux autres qui était celui d’entre eux qui allait faire cela » (Lc 22.20-23).

Si nous lisons seulement Luc, il semble donc évident que Judas était encore à table avec Jésus au moment où la Cène a été célébrée.

Remarquons toutefois que l’annonce de la trahison est ensuite suivie d’une contestation pour savoir qui était le plus grand (Lc 22.24-30), puis de l’annonce du reniement de Pierre (Lc 22.31-38), puis de l’agonie à Gethsémané (Lc 22.39-46), puis de l’arrestation de Jésus (Lc 22.47-53). Au long de tous ces événements, il n’est jamais dit à quel moment Judas a quitté le groupe des douze. Il a pourtant bien fallu qu’il le quitte à un moment donné pour pouvoir marcher devant la foule qui arrivait pour arrêter Jésus (Lc 22.47).

Maintenant, si nous lisons seulement Matthieu ou Marc, nous avons aussi l’impression que Judas était encore présent au moment où la Cène a été célébrée, car nulle part il n’est dit qu’il a quitté la chambre haute. Mais avec Matthieu et Marc, les choses commencent toutefois à s’embrouiller. Contrairement à Luc, ces deux évangélistes nous rapportent d’abord l’annonce de la trahison (Mt 26.20-25; Mc 14.17-21), puis l’institution de la Cène (Mt 26.26-29; Mc 14.22-25). Par rapport à Luc, l’ordre du récit de ces deux événements est inversé! Lequel est le bon? Nous devons forcément conclure que l’un des deux récits suit un ordre thématique, tandis que l’autre suit l’ordre chronologique (à moins que l’on admette que la Parole de Dieu se contredit, ce que nous rejetons d’emblée, car nous croyons à l’autorité infaillible des Écritures inspirées de Dieu).

3. Luc suit un ordre thématique🔗

Il n’est donc pas exclu que Luc suive un ordre thématique (comme cela lui arrive à d’autres occasions) et que Matthieu et Marc suivent l’ordre chronologique. Lorsque Luc nous rapporte l’annonce de la trahison, il dit : « Et ils commencèrent à se demander les uns aux autres qui était celui d’entre eux qui allait faire cela » (Lc 22.23). Dans Matthieu, la réponse à cette question est déjà donnée par Jésus avant le début de la Cène. Judas est clairement identifié : « Judas qui le livrait, prit la parole et dit : Est-ce moi, Rabbi? Jésus lui répondit : Tu l’as dit » (Mt 26.25). Puis, « pendant qu’ils mangeaient », la Cène est instituée (Mt 26.26-29). Si le récit de Matthieu suit l’ordre chronologique, cela voudrait dire que l’identification du traître s’est faite avant la célébration de la Cène. Il devient alors plus difficile de prétendre que le Seigneur n’a pas encore « dévoilé publiquement son impiété », pour reprendre l’expression de Calvin…

Luc, quant à lui, omet de citer la question de Judas ainsi que la réponse de Jésus à Judas, ce qui lui permet d’enchaîner immédiatement avec l’autre incident rapporté dans les versets suivants : « Il s’éleva aussi parmi eux une contestation : lequel d’entre eux devait être estimé le plus grand? » (Lc 22.24). Luc établit donc un lien logique (« aussi ») entre le questionnement des disciples (« Qui est le traître parmi nous? ») et la contestation soulevée entre eux (« Qui est le plus grand parmi nous? »), même si la contestation n’a pas pu suivre immédiatement le questionnement sur le traître, puisque nous savons par Matthieu que Jésus a répondu au questionnement des disciples et de Judas lui-même! Cela ne prouve peut-être pas hors de tout doute que Luc soit celui qui suit l’ordre thématique, mais c’est certainement une explication plausible des deux ordres différents.

Quel serait donc le « thème » suivi par Luc? Luc commence par raconter ce que Jésus a fait et ce qu’il a dit. Jésus demande à ses disciples de préparer le repas de la Pâque, il se met à table avec eux, il leur explique cette Pâque qui annonce ses souffrances, puis il institue la Cène. Ensuite, Luc rapporte des réactions de ses disciples. Pour cela, Luc fait d’abord un retour en arrière en rapportant l’annonce de la trahison et la manière dont les disciples ont réagi, ce qui lui permet ensuite d’enchaîner avec la contestation parmi les disciples. Cet ordre permet également à Luc de continuer l’enchaînement du récit de la façon suivante : Lorsque les disciples ont contesté pour savoir qui était le plus grand, Jésus a annoncé qu’il disposait pour eux du Royaume, ce qui s’enchaîne encore naturellement avec l’annonce du reniement de Pierre et la promesse selon laquelle sa foi ne défaillira pas (pour qu’il puisse manger et boire à sa table dans son Royaume, Lc 22.30-32).

Tout n’a pas besoin d’être chronologique pour que le récit soit véridique, surtout que Luc ne précise pas s’il y a un lien chronologique entre Luc 22.20 et Luc 22.21. En fait, il dit plutôt que la coupe de la Cène a été distribuée « après le repas » (Lc 22.20), alors que l’annonce de la trahison s’est faite pendant que celui qui livrait Jésus était encore « à cette table avec moi » (Lc 22.21). Il est possible qu’ils se soient attardés à table après le repas, mais il est également tout à fait plausible de croire que l’événement « à cette table avec moi » a eu lieu avant la fin du repas, donc bien avant le verset 20, et qu’il décrive le moment pendant qu’ils mangeaient. Cela permet d’harmoniser Luc avec Matthieu et Marc sans nuire à l’autorité de Luc. Il est donc possible de donner une explication satisfaisante à l’hypothèse selon laquelle Matthieu et Marc suivraient l’ordre chronologique, et Luc, un ordre thématique.

4. Matthieu et Marc suivent un ordre chronologique🔗

Il semble plus difficile, par contre, d’expliquer que ce soient Matthieu et Marc qui aient suivi un ordre thématique et Luc un ordre chronologique. D’après la séquence de Matthieu et de Marc, Jésus annonce d’abord qu’il célébrera la Pâque avec ses disciples et leur demande de préparer la salle et le repas (Mt 26.17-19; Mc 14.12-16). Puis le soir venu, « il se mit à table avec les douze » (Mt 26.20). Nous avons ensuite une précision chronologique : « Pendant qu’ils mangeaient, il dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera » (Mt 26.21), suivi de l’annonce que c’est Judas le traître. Marc donne la même précision chronologique : « Pendant qu’ils étaient à table [même expression que Luc] et qu’ils mangeaient, Jésus dit : En vérité, je vous le dis, l’un de vous qui mange avec moi me livrera » (Mc 14.18).

Cette annonce provoque alors une grande tristesse et déclenche une série de questions chez les disciples. Jésus répond à leur question « Est-ce moi? » par : « L’un des douze, celui qui met avec moi la main dans le même plat » (Mc 14.20). Cette réponse est suivie d’une explication sur le Fils de l’homme qui doit s’en aller et du malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme est livré. Le malheur est prononcé sur le traître! À noter que c’est « pendant qu’ils mangeaient » que l’annonce de la trahison est faite, et que c’est forcément pendant qu’ils mangeaient (la main dans le même plat avec Jésus) que Judas est dénoncé, ce qui semble bien prouver que c’est Matthieu et Marc qui suivent l’ordre chronologique. Car Luc dit que Jésus « prit la coupe, après le repas » (Lc 22.20, confirmé par Paul en 1 Co 11.25), après quoi Luc rapporte l’annonce de la trahison (Lc 22.21-23).

Si c’est Luc qui suit l’ordre chronologique (Jésus a pris la coupe après le repas, et ensuite il a annoncé la trahison de Judas), alors Matthieu et Marc ont tort de dire que l’annonce de la trahison s’est faite « pendant qu’ils mangeaient ». Cette « solution » soulève donc un problème d’harmonie plutôt épineux, tandis que, si c’est Matthieu et Marc qui suivent l’ordre chronologique, cela ne soulève pas ce genre de problème. Les choses commencent à se préciser! L’harmonie entre les Évangiles n’est pas toujours facile à établir, mais nous ne devrions jamais accepter l’idée qu’il y ait des contradictions entre les quatre Évangiles ou que l’un d’eux ait « tort » à cause du témoignage de l’autre.

5. Quand Judas a-t-il quitté Jésus et les autres apôtres?🔗

Poursuivons le récit dans Matthieu et dans Marc. Après l’annonce de la trahison et l’institution de la Cène, nous avons l’annonce du reniement de Pierre au mont des Oliviers (Mt 26.30-35; Mc 14.27-31), suivie de l’agonie de Jésus à Gethsémané (Mt 26.36-46; Mc 14.32-42) et de l’arrestation de Jésus (Mt 26.47-56; Mc 14.43-51). Durant tout cela, depuis le début de la préparation de la Pâque jusqu’à l’arrestation, il n’est jamais dit à quel moment Judas a quitté Jésus et les autres apôtres. Tout comme dans Luc, on a l’impression que Judas est toujours là. « Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, [] il le rompit et le donna aux disciples » (Mt 26.26). Quand Pierre prétend être prêt à mourir avec Jésus, « tous les disciples dirent de même » (Mt 26.35). Puis à Gethsémané, « il dit aux disciples : Asseyez-vous ici… » (Mt 26.36). Il a pourtant bien fallu que Judas les quitte à un moment donné, car à la fin de l’agonie à Gethsémané, Jésus dit : « Levez-vous, allons : celui qui me livre s’approche » (Mt 26.46), et on voit ensuite Judas arriver avec une foule nombreuse armée d’épées et de bâtons.

La question est donc la suivante : À quel moment Judas les a-t-il quittés? Puisque Luc ne suivrait pas l’ordre chronologique, la mention de Luc 22.20 (« celui qui me livre est à cette table avec moi ») ne nous aide pas beaucoup. Car nous convenons tous qu’au début du repas de la Pâque, Judas était présent parmi les douze. « Le soir venu, il se mit à table avec les douze » (Mt 26.20). Et c’est pendant qu’ils mangeaient tous ensemble la Pâque, en présence de Judas, que Jésus a fait l’annonce de sa trahison.

Mais ensuite, quand Judas les a-t-il quittés? Comme indiqué précédemment, Matthieu et Marc ne le disent pas. Nous pouvons toutefois relever des indices intéressants. Judas ne peut pas avoir quitté le groupe à Gethsémané, car il avait besoin de suffisamment de temps pour aller chercher la foule et les soldats et il fallait bien qu’il se soit déjà éloigné pour pouvoir « s’approcher ». Ce n’est pas non plus au mont des Oliviers, quand Jésus a annoncé à Pierre son reniement, car Jésus a alors dit à ses disciples :

« Je serai pour vous tous, cette nuit, une occasion de chute; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais après ma résurrection, je vous précéderai en Galilée » (Mt 26.31-32).

Judas ne peut pas avoir été compté parmi ce « vous tous » et ces « brebis dispersées » qui seront de nouveau réunies en Galilée. Il nous faut donc encore reculer.

Ça ne peut pas être non plus quand les disciples ont contesté pour savoir qui était le plus grand parmi eux, car Jésus leur a alors répondu :

« Vous, vous êtes ceux qui avez persévéré avec moi dans mes épreuves; c’est pourquoi je dispose du royaume pour vous, comme mon Père en a disposé pour moi, afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume, et que vous soyez assis sur des trônes, pour juger les douze tribus d’Israël » (Lc 22.28-30).

Le nombre douze se retrouve bien dans la bouche de Jésus, mais évidemment le douzième qui les a quittés sera plus tard remplacé par un autre (Ac 1.23-26). Quant au « vous » de cette magnifique promesse, cela ne peut s’adresser qu’aux onze qui restent. Reculons donc encore.

Lorsque Jésus a distribué la coupe qui représente son sang qui allait être versé, il a dit à ses disciples : « Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai du nouveau avec vous dans le royaume de mon Père » (Mt 26.29). Encore une fois, Judas peut-il être compté parmi ce « vous »? Il semble théologiquement et psychologiquement impossible de soutenir que Judas, après avoir été dénoncé comme le traître du Seigneur, soit encore présent quand Jésus prononce ces paroles. Comment Jésus pourrait-il avoir déclaré à Judas et à tous ses disciples qu’il boirait du vin nouveau avec eux tous dans le royaume de son Père? Jésus savait parfaitement qui était le traître parmi eux, il avait pris la peine de le dénoncer devant les autres « pendant qu’ils mangeaient », de l’identifier devant leurs yeux et de déclarer solennellement « malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré! » Comment Jésus aurait-il pu, à la fin du repas, faire une promesse publique qui lui était impossible de tenir envers Judas? Les disciples ont de la difficulté à comprendre ce qui se passe, mais il est clair que Judas ne boira pas du vin nouveau avec les onze et avec Jésus dans le Royaume de son Père. C’est une autre sorte de coupe et de breuvage qu’il devra boire! Reculons donc encore.

Juste avant de distribuer la coupe, Jésus a dit : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous » (Lc 22.20). « Faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous en boirez » (1 Co 11.25). Et auparavant, lorsqu’il a distribué le pain, il a dit : « Ceci est mon corps, qui est donné pour vous; faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22.19; 1 Co 11.24). Encore une fois, comment donc Jésus aurait-il pu donner à Judas cet ordre de commémorer sa mort et comment aurait-il pu lui faire cette promesse de livrer son corps et de verser son sang spécifiquement pour Judas, après l’avoir dénoncé comme traître devant tous?

6. Judas a quitté au début de l’entretien dans la chambre haute🔗

Ceci nous amène à l’Évangile de Jean, que nous n’avons pas encore abordé. La difficulté avec cet Évangile, c’est qu’il ne nous rapporte pas l’institution de la Cène. Par contre, le point positif, c’est qu’il nous parle du moment précis où Judas a quitté la chambre haute. Jean 13 à 16 nous relate le long entretien de Jésus avec ses disciples, suivi de sa prière sacerdotale (Jn 17), puis de sa sortie avec ses disciples pour aller de l’autre côté du ravin du Cédron, au mont des Oliviers, puis au jardin de Gethsémané (Jn 18.1). C’est vers le début de l’entretien de Jésus, seul avec ses disciples, que Judas est sorti (Jn 13.30).

Il n’était plus là depuis longtemps quand Jésus s’est rendu à Gethsémané (Jn 18.1). Il n’était plus là quand Jésus a prié pour « les hommes que tu m’as donnés du milieu du monde » (Jn 17.6).

« C’est pour eux que je prie. Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés, parce qu’ils sont à toi. […] Lorsque j’étais avec eux, je gardais en ton nom ceux que tu m’as donnés. Je les ai préservés, et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l’Écriture soit accomplie » (Jn 17.9,12).

Judas n’était plus là quand Jésus fit à ses disciples de magnifiques promesses de consolation :

« Je m’en vais et vous prépare une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi. Je prierai le Père, et il vous donnera un autre Consolateur, qui soit éternellement avec vous » (Jn 14.2-3,16).

Judas n’était plus là quand Jésus a annoncé à Pierre son reniement (Jn 13.36-38) ni quand Jésus a dit à ses disciples :

« Petits enfants, je suis encore pour peu de temps avec vous. […] Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13.33-34).

Car juste avant, le texte nous donne une indication chronologique précise : « Lorsque Judas fut sorti, Jésus dit… » (Jn 13.31).

Jusque là, les conclusions tirées de Matthieu, Marc et Luc s’avèrent exactes. À partir du moment où Judas a quitté le groupe des douze, le ton de Jésus a changé, il est devenu plus intime, réconfortant; il s’est adressé à ses brebis seules! Il avait pour elles de magnifiques promesses!

7. Judas a déjà péché avant le début du repas pascal🔗

Mais peut-on préciser davantage? Reculons juste avant l’entretien dans la chambre haute. Matthieu, Marc et Luc sont unanimes à nous rapporter le complot des autorités juives juste à l’approche de la fête de Pâque :

« Et ils résolurent de se saisir de Jésus par ruse, et de le faire mourir. Toutefois, ils disaient : Pas en pleine fête, afin qu’il n’y ait pas de tumulte parmi le peuple » (Mt 26.4-5; voir Mc 14.1-4; Lc 22.1-2).

Les trois évangélistes sont unanimes à nous rapporter la trahison de Judas qui s’ensuit :

« Or, Satan entra dans Judas, appelé Iscariot, qui était du nombre des douze. Et Judas alla s’entendre avec les principaux sacrificateurs et les chefs des gardes, sur la manière de le leur livrer. Ils furent dans la joie et convinrent de lui donner de l’argent. Il accepta et se mit à chercher une occasion favorable pour leur livrer Jésus à l’insu de la foule » (Lc 22.3-6; voir Mt 26.14-16; Mc 14.10-11).

Tout est en place! Les autorités juives sont résolues, Satan est entré dans Judas, le marché est conclu, on s’est entendu sur le moyen de livrer Jésus. Il ne restait plus qu’à trouver une occasion favorable! Judas a déjà péché! Les dirigeants du peuple d’Israël le savaient parfaitement et étaient complices! Il ne lui restait plus qu’à consommer pleinement son péché. Il était déjà profondément entré dans l’engrenage du diable. Satan était en lui! C’est dans ce contexte que Jésus a demandé à ses disciples de trouver un lieu où préparer la Pâque et qu’il s’est préparé à avoir son entretien privé avec eux…

8. Jésus lui-même a exclu Judas au milieu du repas🔗

Revenons maintenant au début de l’entretien dans la chambre haute d’après l’Évangile de Jean (qui ne nous rapporte pas directement le complot et la trahison comme les trois autres évangélistes le font). Jean nous apprend ceci :

« Pendant le repas, alors que le diable avait déjà mis au cœur de Judas, fils de Simon, de le livrer, Jésus qui savait que le Père avait tout remis entre ses mains, qu’il était venu de Dieu et qu’il s’en allait à Dieu, se leva de table, ôta ses vêtements et prit un linge dont il s’entoura » (Jn 13.2-4).

Jean nous présente l’entretien dans la chambre haute à la lumière de l’intention diabolique de Judas de livrer Jésus, ainsi qu’à la lumière de l’autorité absolue de Jésus sur les événements.

Puis nous avons le lavement des pieds des disciples, rapporté seulement par Jean, où il est dit que Jésus « connaissait celui qui le livrait; c’est pourquoi il dit : Vous n’êtes pas tous purs » (Jn 13.11). Jésus sait que c’est le moment. Il enclenche le processus d’exclusion de Judas au moment où il vient de quitter la table temporairement, qu’il est sans vêtement et qu’il lave les pieds de ses disciples. Après cette première déclaration voilée au sujet de Judas, Jésus se remet ensuite à table et leur explique ce qu’il vient de faire. Il dit que le lavement des pieds est un exemple pour eux :

« Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres; car je vous ai donné un exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi je vous ai fait » (Jn 13.15).

Avant même le départ de Judas, Jésus s’adresse à eux comme il continuera de le faire après son départ. Il leur parle comme à ses brebis, à la différence suivante : Il s’empresse de leur dire que le « vous » qu’il vient de prononcer n’inclut pas tous les douze.

« Ce n’est pas de vous tous que je le dis; je connais ceux que j’ai choisis. Mais il faut que l’Écriture s’accomplisse : Celui qui mange avec moi le pain a levé son talon contre moi. Dès à présent, je vous le dis, avant que la chose arrive, afin que, lorsqu’elle arrivera vous croyiez que Moi, je suis » (Jn 13.18-20).

Voilà donc une chose très importante à leur dévoiler « dès à présent ». Jésus continue donc son processus d’exclusion en établissant une nette distinction entre « celui qui mange avec moi » et « vous », entre les « choisis » et le non choisi… Puis, Jésus en rajoute :

« Après avoir ainsi parlé, Jésus fut troublé en son esprit et fit cette déclaration : En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera. Les disciples se regardaient les uns les autres et se demandaient de qui il parlait » (Jn 13.21).

Nous revenons donc au récit de Matthieu et de Marc qui relatent l’annonce de la trahison pendant le repas et avant la célébration de la Cène. La déclaration de Jésus cause tout un émoi. Jésus lui-même est troublé en son esprit. Il est absorbé par cette présence de celui qui va bientôt le livrer. Les disciples aussi sont troublés et se questionnent :

« Ils furent profondément attristés, et chacun se mit à lui dire : Est-ce moi, Seigneur? Il répondit : Celui qui a mis avec moi la main dans le plat, c’est celui qui me livrera » (Mt 26.22-23).

Comme l’indice n’est peut-être pas suffisamment précis, Pierre fait signe au disciple bien-aimé, proche de Jésus, pour qu’il demande à Jésus de qui il s’agissait, et Jésus répond : « C’est celui pour qui je tremperai le morceau et à qui je le donnerai. » Puis les événements se précipitent :

« Il trempa le morceau et le donna à Judas. […] Dès que Judas eut reçu le morceau, Satan entra en lui. Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le vite. […] Judas prit le morceau et sortit aussitôt. Il faisait nuit » (Jn 13.26-27,30).

C’est donc pendant le repas que Judas est sorti et, de toute évidence, c’est Jésus qui l’a poussé à sortir. C’est lui qui l’exclut du groupe des intimes! Il leur annonce d’abord que l’un d’eux n’est pas pur, que l’un d’eux n’est pas choisi, que celui-là doit se détourner de Jésus, selon les Écritures, et en plus qu’il est traître et qu’il doit livrer Jésus! Une fois le processus de « séparation » enclenché, Jésus doit se rendre au bout de la « discipline ». Comment pourrait-il s’arrêter au milieu, instituer paisiblement la sainte Cène au milieu d’un groupe ayant les esprits tendus et inquiets, puis compléter l’exclusion? C’est Jésus qui est maître de la situation et non Judas, ni Satan, ni les autorités juives. Et ça pressait! Pourquoi Judas devait-il faire vite? Pour que la mort de Jésus soit bien synchronisée à « l’horaire divin ». Il ne fallait pas tarder davantage, car sinon tous les événements à venir de la passion (et ils étaient nombreux) n’auraient pas tous pu se dérouler à temps pour que Jésus meure au jour et à l’heure prévus.

Par ailleurs, il fallait aussi que Jésus ait suffisamment de temps devant lui pour être seul avec ses disciples pour son dernier entretien intime avec eux (Jn 13.31 à 16.33), pour son entretien intime paisible avec le Père en présence de ses disciples (Jn 17), et enfin pour son entretien intime en agonie devant le Père à Gethsémané (Jn 18.1). Il n’y a aucune raison à tarder davantage d’exclure le traître.

Judas a été dénoncé par Jésus pendant le repas. Cela s’harmonise avec ce que nous avons déjà observé dans Matthieu 26.26 et Marc 14.17. Cela confirme encore que c’est Matthieu et Marc qui suivent l’ordre chronologique, et non Luc. Puisque Jean nous rapporte que Judas a quitté précipitamment la chambre haute, au milieu du repas, le morceau à la main, comment serait-il possible que la séquence de Luc 22.20-21 soit chronologique? Si Jean dit vrai, comment Jésus aurait-il pu prendre la coupe « après le repas », et ensuite avoir dit « celui qui me livre est à cette table avec moi »? C’est justement cette dernière affirmation qui a déclenché l’exclusion de Judas au moyen du morceau trempé pendant le repas! Ou alors, c’est Jean qui a tort, et la Bible contiendrait des erreurs et des contradictions, ce qu’il faut encore une fois rejeter catégoriquement.

9. Judas n’était plus là quand la Cène a été distribuée🔗

Si l’on essaie de mettre ensemble Matthieu, Marc, Luc et Jean, on s’aperçoit que le repas pascal a commencé en présence des douze, incluant Judas, dans le contexte où Satan venait d’entrer dans Judas et où Judas venait de trahir son Maître. Et Jésus le savait! Le repas a ensuite été interrompu par l’épisode du lavement des pieds au cours duquel Jésus a commencé à révéler à ses disciples qu’il y en avait un parmi eux qui n’était pas pur. Le repas a ensuite repris lorsque Jésus est revenu à table avec les douze et qu’il a continué sur le sujet en faisant l’annonce de la trahison. Cette annonce a provoqué une série de questions chez les disciples; la réponse de Jésus aussi bien à Pierre qu’à Judas lui-même a précisément identifié le traître.

Son identification au moyen du morceau de pain a provoqué la deuxième entrée de Satan en Judas et a amené Jésus à ordonner à Judas de faire promptement ce qu’il devait faire. Judas est alors sorti et il a été définitivement exclu du groupe des douze au moment où le repas était encore en cours. Judas n’avait plus rien à faire parmi les douze. Il n’était plus des leurs! Puis, le repas s’est terminé avec l’institution de la Cène qui devait désormais remplacer le repas pascal de l’Ancien Testament. La Cène a confirmé aux disciples que c’est Jésus le Maître de la situation, et non Judas parti le livrer.

Il est bien difficile d’insérer l’institution de la Cène avant le lavement des pieds ou quelque part entre le lavement des pieds et le départ de Judas. Tout s’enchaîne et se tient ensemble. La montée dramatique dans la chambre haute ne trouve d’apaisement que lorsque Judas quitte la pièce. C’est alors que Jésus pouvait maintenant avoir son entretien réellement privé avec « les siens ». Cela s’harmonise avec Matthieu et Marc, d’après lesquels Jésus a fait l’annonce de la trahison puis a célébré la Cène. Et c’est pendant l’annonce de la trahison que Judas est sorti! La conclusion semble s’imposer : Judas n’était plus dans la chambre haute lorsque Jésus a distribué le pain et la coupe de la Cène. Si l’on accepte que Luc 22.20-21 n’est pas chronologique (et rien ne dit explicitement que ces deux versets aient un lien chronologique), alors tout s’harmonise.

10. C’est normal, puisque la Cène n’était pas pour lui🔗

Cela semble aussi parfaitement s’accorder avec l’esprit de tout l’entretien de Jésus après le départ de Judas, que ce soient les paroles rapportées par Jean (Jn 13.31 à 16.33) ou les paroles rapportées par Matthieu et Marc (Mt 26.26-45; Mc 14.22-31). Toutes les paroles de réconfort, d’encouragement et d’exhortation de Jésus aux onze, prononcées entre le départ de Judas et l’arrestation de Jésus, étaient précisément pour les onze et pas pour Judas. Judas n’avait plus d’affaire à être là. Il n’était plus des leurs! La célébration de la Cène, le réconfort qu’elle procure, le mémorial qu’elle célèbre et la promesse de Jésus qu’il boirait un jour à nouveau avec eux du vin nouveau dans le royaume de son Père n’étaient pas non plus pour Judas, et Jésus le savait parfaitement!

Comment Judas, en qui Satan était déjà entré et qui était déjà engagé dans l’engrenage de son péché, aurait-il pu être admis à la Cène par Jésus? Comment Jésus aurait-il pu, l’esprit en paix et reconnaissant, rendre grâce pour le pain et le vin en présence du traître? Cette célébration appartient bien plus à tout ce qui se déroule après le départ de Judas qu’à ce qui se déroule avant son départ. « Ceci est mon corps, qui est donné pour vous. [] Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous » (Lc 22.19-20). Comment Jésus aurait-il pu dire ces paroles à Judas, après tous les douloureux efforts qu’il avait déployés pour révéler à ses disciples la coupure qui existait entre « vous » et « celui qui me livre »? Comment Jésus aurait-il pu donner le pain et la coupe de bénédiction à celui qui venait de mettre la main coupable dans le plat avec lui? Puisque c’est Jésus lui-même qui a poussé Judas à quitter la chambre haute et que c’est le Seigneur qui l’a exclu du groupe des douze, et que « ça pressait! », pourquoi aurait-il attendu juste après la célébration de la Cène pour le faire? Le meilleur moment n’était-il pas plutôt avant la célébration? Cela semble être la seule conclusion qui s’impose, celle qui permet le mieux d’harmoniser les quatre Évangiles et de prendre en compte tout le climat entourant ce qui précède l’entretien privé, ce qui en constitue le contenu et ce qui s’ensuit.

11. Le phénomène de la parallaxe🔗

Lorsqu’on lit seulement Luc, on serait porté à croire que Judas a participé à la Cène, étant donné la séquence du texte. Lorsqu’on lit seulement Matthieu et Marc, on aurait également tendance à penser que Judas était encore dans la chambre haute pendant la Cène, vu que rien n’est dit à propos de son départ. Lorsqu’on lit seulement Jean, on ne peut rien conclure puisqu’il n’est pas question de la Cène. Mais lorsqu’on met les quatre Évangiles ensemble, de nouveaux contours apparaissent et il semble que la seule conclusion à tirer soit que Judas était absent lors de la célébration de la Cène!

Pour illustrer cette chose étrange, nous pouvons tirer une comparaison du phénomène de la parallaxe. Si nous fermons notre œil droit, notre œil gauche nous permet de voir bien des choses, mais sans perspective. Si nous fermons notre œil gauche, notre œil droit nous permet de voir presque toutes les mêmes choses, mais sous un angle légèrement différent, comme si les deux images avaient bougé. Les deux images vues séparément sont différentes et peuvent même sembler « contradictoires ». Il suffit de fermer et d’ouvrir tour à tour nos yeux pour nous en apercevoir, surtout quand nous regardons des objets proches et lointains en même temps. C’est quand nous ouvrons les deux yeux ensemble et que notre cerveau fusionne les deux images que nous nous apercevons que nous vivons en trois dimensions et que nous pouvons apprécier la vue en perspective, sans contradiction!

12. Conclusion🔗

À la lumière de tout ce qui précède, il devient évident que Judas n’a pas participé à la sainte Cène lorsque notre Maître l’a instituée, car Jésus en personne l’a exclu du groupe des apôtres avant même de célébrer la Cène en compagnie des siens.

Nous ne pouvons donc pas utiliser l’exemple de Judas pour justifier de ne pas avoir de politique de supervision rigoureuse de la sainte Cène dans l’Église. En fait, d’après cette exégèse, même l’option suivie par Calvin ne serait pas viable, car au moment même d’instituer la Cène, Jésus avait déjà révélé au grand jour l’hypocrisie et les intentions coupables de Judas. Il n’était plus un hypocrite ignoré par les autres disciples, mais « son intention criminelle » avait « déjà éclaté au grand jour ». Jésus a discipliné Judas et l’a exclu définitivement du groupe des disciples, avant de se réjouir avec les siens autour de la première célébration de la sainte Cène. Cette discipline exercée par le Maître du repas seigneurial ne fait que renforcer la nécessité pour l’Église d’exercer une saine discipline d’exclusion sur ceux qui voudraient participer à la sainte Cène, alors que « de notoriété publique », ils n’en sont pas dignes.

Note

1. Pour plus de détails sur ce sujet, voir l’article de Riemer Faber L’admission à la sainte Cène selon Jean Calvin.