L'évangélisation en question
L'évangélisation en question
- L’évangélisation et le culte
- L’évangélisation et l’évangéliste
- L’évangélisation et l’évangélisé
- Les méthodes
- L’évangélisation et l’Évangile
Il est réjouissant de constater ces derniers temps un peu partout l’intérêt accru pour l’évangélisation et plus spécialement le fait de voir beaucoup de jeunes s’en préoccuper sérieusement. C’est réjouissant à double titre parce que d’une part cela révèle la vocation de l’Église, qui doit évangéliser si elle ne veut pas disparaître. D’autre part, l’engagement de ses jeunes dans son œuvre missionnaire témoigne du fait que l’Église les a préparés à cet effet. Car c’est une conviction biblique que l’évangélisation et le catéchisme — l’instruction des jeunes dans la foi — sont deux moyens puissants entre les mains de Dieu pour le développement et l’extension de son Église (Dt 6.4-7; Mt 28.18-20).
1. L’évangélisation et le culte⤒🔗
On a fait remarquer avec raison que les confessions de la foi réformée ne parlent pas d’évangélisation. Ceci s’explique par le simple fait qu’à l’époque de la Réforme la situation était tout autre que la nôtre. Nos pères dans la foi vivaient encore en ère de chrétienté, et leur souci principal était la Réforme de l’Église. Notre situation s’apparente davantage à celle de l’Église naissante qu’à celle du 16e siècle. Aussi, en accord avec les données néotestamentaires, nous distinguons entre le culte de l’Église et son activité d’évangélisation. Bien que non rigide, cette distinction apparaît déjà clairement sur les pages du Nouveau Testament, par exemple dans le ministère de Jésus. Dans Matthieu 9.35, nous en apercevons le triple aspect. Il enseigne dans la synagogue (ce qui veut dire qu’il instruit dans la Parole dans le contexte cultuel); il prêche l’Évangile du Royaume dans toutes les villes et les villages (il proclame la Bonne Nouvelle partout); et enfin il s’engage dans le ministère de guérison, ou caritatif. L’œuvre d’enseignement, d’évangélisation et de miséricorde de Jésus reste le modèle de notre « mission dans le monde ». Elle est le ministère de l’Église moderne.
La distinction entre l’enseignement dans le contexte cultuel et l’évangélisation doit être faite non seulement à la lumière d’un texte isolé, mais à la lumière d’une étude approfondie des divers termes grecs du Nouveau Testament. L’Évangile selon Matthieu utilise régulièrement le verbe « didaskô » (enseigner) en rapport avec le ministère d’enseignement de Jésus dans la synagogue, tandis qu’il emploie « euangelizomai » (prêcher la Bonne Nouvelle) ou même le substantif « euangelion » (Évangile, Bonne Nouvelle) ou le verbe « kèrussô » (prêcher ou proclamer) concernant le ministère de prédicateur du Seigneur. Cette distinction est généralement maintenue par les autres Évangiles, quoique Marc ne restreint pas « didaskô » au ministère dans la synagogue.
Le livre des Actes rend la distinction encore plus claire. Le verbe « didaskô » s’emploie pour les disciples enseignant dans le Temple (Ac 4.2,18; 5.21), enseigner l’Église (Ac 11.26), les frères (Ac 15.1), l’Église d’Éphèse (Ac 20.20). Le terme « parakaléô » (exhorter ou encourager) est également employé en parlant de l’Église (Ac 11.23; 14.22; 15.32; 20.2). Un ensemble de termes tout à fait différents sera utilisé pour décrire l’activité évangélisatrice de l’Église, non seulement « euangélizomai » ou « kèrussô », mais encore « dialégomai » (raisonner, argumenter, disputer), « kataggélô » (proclamer avec autorité), « laléô » (parler ou s’entretenir), « marturéô » (témoigner) et « apolégomai » (prendre la défense raisonnée de la vérité).
Un développement intéressant apparaîtra : certains de ces derniers termes seront à présent employés à propos de l’activité des disciples dans la synagogue, indiquant vraisemblablement que celle-ci avait cessé d’être le point de ralliement du culte. Le vocabulaire paulinien s’accorde avec celui du livre des Actes.
On peut en conclure que le culte de l’Église ne s’identifie pas avec son activité missionnaire. Le temps où le peuple de Dieu s’assemble pour adorer n’est pas principalement le contexte de l’activité évangélisatrice, mais il est consacré plus particulièrement à l’enseignement, à l’exhortation et à l’instruction dans « tout le conseil de Dieu » (Ac 20.27).
On se trompe en s’imaginant que partout où on célèbre un culte dans une assemblée locale de croyants on fait de l’évangélisation. Même lorsque l’Église se déplace en dehors de ses lieux habituels, on a tendance à croire qu’il faut qu’il y ait un « service » ou « office » organisé plutôt qu’entretien ou discours en vue d’évangéliser. Nous arrivons à la conclusion que l’évangélisation n’est pas le culte d’adoration. Elle est une activité distincte de l’Église, et le principe de l’ordre du culte valable dans l’Église ne peut lui être appliqué.
Ce qui ne veut nullement dire que nous ne sommes pas orientés ou inspirés, sur ce point, par l’enseignement de la Bible. Au contraire, nous devons nous laisser conduire par la variété des approches de la Bible, illustrés abondamment par le large éventail de termes qui décrivent l’activité missionnaire. Or, nous pensons que cette activité peut comporter une place même pour le chant individuel, ou la déclaration personnelle, ou un autre moyen de communication en accord avec l’Évangile.
2. L’évangélisation et l’évangéliste←⤒🔗
Qui doit s’engager dans cette œuvre? L’agent premier en est l’Église. Cette mission ne sera donc pas confiée à un particulier ni même à une société ad hoc, officieuse, voulant suppléer aux carences de l’Église institution. C’est à l’Église du Nouveau Testament, même dans sa forme embryonnaire, que Jésus adresse la vocation d’évangéliser et de devenir ses témoins (Mt 28.18; Ac 1.8). Ce ne sont pas Paul et Barnabas qui décident de partir en mission. Ils sont envoyés par leur Église (Ac 13.14). Ce qui n’empêche pas que le chrétien, à titre individuel, ne peut pas devenir témoin du Christ. C’est aussi à des chrétiens pris isolément que Pierre adresse l’exhortation de rendre compte de l’espérance qui est en eux (1 Pi 3.15). Une heureuse concertation entre l’activité individuelle et communautaire se voit dans l’Église d’Antioche (Ac 11.12-26). Des chrétiens particuliers commencèrent à évangéliser les Grecs. L’Église, au lieu de réagir avec suspicion ou horreur, ou même de rester passive, reconnaît cette œuvre officiellement et dépêche Barnabas comme responsable du champ missionnaire.
Les lettres de créance de l’évangéliste sont de croire en l’Évangile. Néanmoins, il doit posséder une attitude mentale toute particulière, c’est-à-dire qu’il doit avoir lui aussi la pensée du Christ. Ce qui veut dire qu’il doit rester alerte au contexte social et culturel de son époque et du milieu où il vit. Cette conscience de la situation présente se voit chez Jésus. Aussi nous ne le voyons jamais traiter ses interlocuteurs de manière stéréotypée. On a souvent fait remarquer la façon différente dont il s’est adressé à Nicodème (Jn 3) et à la Samaritaine (Jn 4). L’attitude de Paul à Athènes offre un autre exemple remarquable (Ac 17.16-34). L’apôtre ne s’est pas promené les yeux bandés dans les rues d’Athènes. Au contraire, il y voit entre autres choses l’autel dédié au dieu inconnu (Ac 17.23). Sa culture est telle qu’il peut avec beaucoup d’aisance citer des poètes grecs (Ac 17.28). L’ensemble de son discours témoigne d’une profonde connaissance de la pensée grecque. L’évangéliste qui ne connaît pas son monde culturel, les littérateurs de l’époque, les poètes contemporains, les idéologies en vogue, les théories scientifiques dominantes, la philosophie en pointe, les « vedettes » ou autres figures du monde des arts, pour ne rien dire des questions sociales, ne pourra certainement pas proclamer l’Évangile de manière appropriée. Pourra-t-il s’adresser au stoïcien, au nihiliste ou au spiritualiste moderne? Pouvoir le faire requiert avant toute chose une ouverture de l’esprit.
L’évangéliste devra de même avoir la conscience aiguë de la réalité tragique qui l’entoure et qui enveloppe ses contemporains, et l’incrédulité foncière dans laquelle la culture post-chrétienne s’enfonce l’affectera profondément. Il faut noter la peine ressentie par Paul en se promenant dans les carrefours d’Athènes (Ac 17.16). Sans doute était-il aussi en colère devant tant de superstition et d’égarement. Parce que connaissant la vérité révélée, il se voyait témoin d’une déformation et du travestissement de cette vérité de Dieu. Pourtant, il est aussi animé par une infinie compassion envers l’homme qui porte l’image de Dieu et à cause de sa perdition. Jésus aussi s’est très souvent mis en colère contre les pharisiens à cause de leur perversion de la religion, tandis qu’il entourait de son affection ceux qu’il rencontrait dans la détresse ainsi que la foule égarée sans aucune notion de vrai et dépourvue de berger (Mt 9.36). À moins de faire l’expérience d’un tel sentiment d’amour, notre évangélisation sera inefficace. Finalement, Jésus conseille aussi de prier (Mt 9.37-38). Dieu seul est le Maître de la moisson. Lui seul peut envoyer des ouvriers dans les champs. Il ne faut pas oublier à cet égard qu’aussitôt après Jésus enverra ses disciples (Mt 10.1). Le message en sort clairement. En priant, on évangélise; pendant qu’on évangélise, on prie. Il n’y a pas d’opposition du genre : ou bien prier, ou bien évangéliser.
3. L’évangélisation et l’évangélisé←⤒🔗
Le fait que nous nous adressons à tel ou tel type d’homme ou de situation affecte-t-il notre évangélisation? Nous le croyons. C’était le cas pour saint Paul. Dans la synagogue d’Antioche en Pisidie (Ac 13.14-41), il commence par un exposé biblique remarquable afin de prouver que Jésus était le Christ (voir Ac 17.1-3). Mais à Athènes, il ne cite pas l’Écriture. Il commence par l’endroit même où se trouvaient ses auditeurs, et il les confronte avec le Christ seulement à la fin de son discours (Ac 17.22-31).
Actuellement, l’Église devra se rendre compte lorsqu’elle évangélise que l’évangéliste a plus de traits communs avec l’auditeur athénien de Paul que celui qui se trouve assis dans la synagogue d’Antioche.
L’Église rencontrera celui qui dit croire en Dieu, mais un Dieu qui n’est pas celui de la révélation. Il s’agit davantage d’une idée ou d’une force impersonnelle dans la nature. Le point de départ est tout autre que celui de l’Écriture sainte. C’est l’hypothèse selon laquelle l’univers n’est qu’une grande machine dont l’homme fait partie et que, s’il existe un Dieu, il doit aussi faire partie de cette machine-là. C’était exactement la position des Athéniens rencontrés par Paul, bien que leur philosophie s’exprimait en d’autres termes. Des implications pratiques suivront autant pour l’intellectuel que pour l’homme ordinaire de la rue, car une telle hypothèse réduit l’un et l’autre à une machine ou même au statut de l’animal qui fonce tête baissée dans un consumérisme infernal de plaisir (l’Homo ludens à son paroxysme).
Comment entrer en communication avec un tel homme? Nous avons notre propre présupposition et un point de contact différent. Nous nous adressons à l’homme créé à l’image de Dieu, vivant dans un monde créé par lui, mais homme en situation de chute, que la Bible appelle pécheur. Nous ne placerons pas d’abord l’accent sur le péché, mais sur la réalité de l’image de Dieu en lui. Nous sommes, nous chrétiens aussi bien que lui, créé à cette image. Ce qui n’est pas l’équivalent de l’idée d’un sens de Dieu se trouvant en l’homme. Il s’agit davantage de la faculté personnelle, objective, qui se différencie non seulement de l’univers, mais encore des machines qu’il fabrique de ses propres mains.
Cette ressemblance avec Dieu est perceptible dans sa faculté de communiquer avec autrui, à exercer un contrôle créateur, à opérer des choix, à aimer. L’homme possède ces facultés, il vit dans un monde structuré, organisé, mais ne possédant aucune explication des réalités. Or, la Bible offre une explication suffisante, claire et nécessaire. L’autre point de contact à établir avec celui que nous évangélisons est de lui apprendre qu’il est pécheur. Nous nous trouvons en présence d’un homme qui, centré en lui-même, et affrontant des forces destructrices, n’a aucune explication à fournir ni aucun moyen de se défendre. C’est un rebelle qui supprime la vérité de Dieu et la tient captive. Sa pensée devenue insensée est obscurcie par le péché (Rm 1.18). Nous nous rappellerons alors que seule la puissance de l’Esprit de Dieu pourra illuminer et le Christ Sauveur libérer.
4. Les méthodes←⤒🔗
Quelle sera alors notre méthode d’approche? On a utilisé énormément de verbes sur la question. L’essentiel est, bien entendu, d’approcher l’homme. Paul apporta l’Évangile en dehors de la synagogue, sur la place publique. Jésus l’apporta dans les villes et les villages, au bord de la mer, sur les collines, dans des réceptions mondaines et lors de la célébration des noces. Sur ce point, nous avons, nous chrétiens modernes, de véritables problèmes. Il est certain que, depuis le temps du Nouveau Testament, de vastes changements sociologiques sont apparus. Quel est l’équivalent moderne de l’Agora athénien, là où les gens s’assemblaient pour discuter et pour débattre des questions? Actuellement, les médias de masse, presse, radio, télévision tiennent lieu de place publique. Avec cette différence et ce sérieux handicap qu’au temps de Paul, l’apôtre était invité à s’y présenter, tandis que nous, nous aurons à attendre bien longtemps avant de trouver une petite place. Remarquons que c’est l’activité évangélisatrice de Paul qui lui a valu cette invitation pour exposer et défendre son opinion devant le conseil de l’Aréopage, pourtant réputé fermé et exclusif. Il est rare que nos activités évangélisatrices nous aient amenés devant les aréopages des hautes instances culturelles de notre temps. Nous connaissons également la fragmentation en groupes de la société moderne. À l’exception peut-être des régions rurales, nos compagnons de travail, nos voisins et nos amis sont en général des gens « différents ». L’Église, elle aussi, est devenue un groupe de plus d’initiés, avec très peu d’interaction sociale entre ses membres et ceux d’autres groupes « fermés ». Au temps de Jésus, c’était différent. Il pouvait fréquenter aussi facilement Simon le pharisien que Lévi le péager.
Actuellement, pour devenir le sel de la terre, nous aurons à sortir de notre emballage et pénétrer dans l’aliment. Pour redevenir la lumière du monde, nous devons sortir de dessous le boisseau. Nous devrions cultiver des relations avec toutes sortes de gens. Mais bien entendu, la principale responsabilité est celle que l’Église assume dans la communauté, au milieu de laquelle elle a été établie. Comment établit-elle ce contact?
Paul a discuté, argumenté avec logique, il s’engagea dès le départ dans une conversation raisonnée. Un exemple parfait d’une telle approche est l’entretien que Jésus a avec la Samaritaine. Nous ne sommes pas envoyés pour terrifier les gens ni même les influencer, mais pour présenter la vérité à leurs intelligences. Évangile signifie littéralement Bonne Nouvelle. Information, réponse aux questions de l’esprit et aux problèmes de la vie. Paul emploie l’expression « Évangile » ou « Parole de la croix », ou encore « Écritures » de manière interchangeable (Rm 1.16; 1 Co 1.18; 2 Tm 3.15).
Nous sommes investis d’un message particulier au contenu très précis. Et c’est ce message particulier qui est déclaré « la puissance de salut pour quiconque croit » (Rm 1.16). Il est essentiel de le faire comprendre. Ce qui implique une explication attentive ou même une traduction en langue moderne des termes bibliques comme « Bonne Nouvelle » plutôt qu’Évangile, « payer le prix » au lieu d’affranchir, ou encore « déclaré non coupable » (acquitté) plutôt que justifié.
5. L’évangélisation et l’Évangile←⤒🔗
Que dirons-nous au fait? Quel est le message que nous avons à communiquer? L’Évangile tel que nous le proclamons souvent reste trop étroit, réduit à l’annonce de Jésus-Christ mourant pour les péchés des hommes. Certes, la mort expiatoire du Christ constitue le cœur de tout l’Évangile. Il doit cependant être présenté dans l’ensemble du cadre de la révélation. Dire que Jésus est Sauveur peut ne pas avoir de sens pour celui qui ne se voit pas pécheur. Il faut encore que l’homme sache quelque chose sur Dieu, dont il est l’image. Il faut qu’il se rende compte du néant de ses idoles et de la vanité de sa philosophie de vie. C’est précisément ce que Paul a fait à Athènes. Il a montré aux Athéniens que leur philosophie avait échoué non seulement à cause de leur ignorance, mais aussi à cause de leur inconsistance de la conception de l’homme. Ils pensaient que l’homme était créature suprême, dérivé de Dieu, capable de produire des œuvres d’art. Pourtant, ce même homme s’était mis à adorer la matière inerte, dont il façonnait ses idoles et divinités.
C’est le dilemme moderne. Les qualités de l’homme ne peuvent s’expliquer par sa philosophie mécaniste ou matérialiste. Paul proclame aussi que le Dieu du ciel, Créateur et Sauveur, n’est pas enfermé dans l’univers. Il est le Créateur. Il est infini. Nous lui sommes redevables pour tout. Il proclame Jésus comme son Fils, administrateur général de sa justice et dont la mort et la résurrection concerne tout homme de manière décisive. Le discours d’Athènes ne fut qu’un début. Mais il offre l’exemple comment on peut présenter l’Évangile au monde païen. Nous pouvons nous en inspirer.