Cet article a pour sujet la mystique ou le mysticisme qui recherche la contemplation immédiate du divin, par la prière, la méditation transcendantale, le yoga, le bouddhisme zen, la vision de Dieu ou la déification.

Source: Essai sur le Saint-Esprit et l'expérience chrétienne. 22 pages.

L'expérience chrétienne - Mystique ou Évangile?

  1. Y a-t-il un mysticisme réformé?
  2. Mystique ou prière?
  3. La méditation transcendantale
  4. Du yoga chrétien?
  5. Le zen
  6. La contemplation, la vision de Dieu, la déification

1. Y a-t-il un mysticisme réformé?🔗

« Y a-t-il un mysticisme réformé? » s’interrogeait le docteur André Schlemmer1. Pour un grand nombre de nos contemporains, le mysticisme est la forme la plus intéressante et, curieusement, la seule de la religion. On a souvent reproché au christianisme protestant et plus particulièrement au calvinisme de manquer de chaleur mystique, d’être froid. Est-il exact que le christianisme réformé authentique ne soit pas mystique? S’il ne l’est pas, est-ce vraiment un défaut? Ou bien au contraire, s’il l’est, de quelle manière l’est-il?

Le romantisme décadent et surtout le symbolisme en littérature ont mis les mots mystique et mysticisme à la mode. On les emploie d’ailleurs dans un sens étendu et vague… Nous ne prendrons ces mots que dans leur sens proprement religieux.

Le mot mystique est d’origine païenne (le « myste » c’est l’initié aux mystères sacrés). La chose qu’il représente l’est-elle aussi? Le terme est absent de la Bible. On ne le trouve dans aucune concordance, mais la conception qu’il recouvre est-elle, elle aussi, étrangère à la révélation de Dieu? Le mot mystère apparaît cependant une fois dans l’Évangile et plusieurs fois dans l’œuvre de saint Paul. A-t-il trait à une réalité spirituelle qu’on pourrait appeler le mysticisme évangélique et, si oui, que contient-elle?

C’est ainsi qu’il faut poser d’abord la question, pour savoir s’il y a un mysticisme réformé, car la doctrine réformée n’est que fidélité au sens de l’Écriture dans laquelle nous avons reconnu une fois pour toutes que Dieu nous révèle ce qu’il veut nous faire savoir : fidélité à ce que l’Écriture veut dire, tel que cela apparaît quand on examine les textes honnêtement, dans leur ensemble, sans idée préconçue… Il faut voir ensuite si, en fait, il y a un mysticisme dans la piété de Calvin et de ceux qui se considèrent comme ses disciples.

Littré définit ainsi le mysticisme :

« Croyance religieuse ou philosophique qui admet des communications secrètes entre l’homme et la divinité, ou qui prête un sens caché aux livres saints, aux choses de ce monde. »

La définition de Larousse complète celle de Littré :

« Doctrine philosophique ou religieuse d’après laquelle la perfection consiste en une sorte de contemplation qui va jusqu’à l’extase, et unit mystérieusement l’homme et la divinité. »

En somme, le concept de mysticisme contient quatre éléments qui le définissent : une communication divine de l’âme avec l’objet de sa piété; la perception du sens caché des livres saints ou de la vie; une méthode qui conduit l’âme à sa perfection; une source de phénomènes psychophysiologiques extraordinaires.

Le docteur Schlemmer distingue ensuite trois types : anthropocentrique, synergiste et théocentrique.

« Il ne peut y avoir, écrit-il, qu’un seul mysticisme réformé, s’il en existe un : celui dans lequel le vrai Dieu, le Dieu de la révélation biblique et évangélique, est le seul objet de la piété de l’homme, qui se reconnaît tel que la Parole divine le révèle aussi à lui-même. »

Examinons quant à nous la différence essentielle entre spiritualité de nature et d’orientation mystique et spiritualité biblique, que nous qualifierons de prophétique et de personnaliste.

Selon B.B. Warfield, la mystique est le nom que l’on donne à l’une des structures religieuses dont le trait saillant consiste en une sensibilité subjective extrême, voire absolue, par opposition à toute intelligence et toute expression intellectuelle de la vérité dont elle s’occupe. Les sentiments subjectifs y sont la source unique et normative pour toute connaissance religieuse. Il en existe de nombreuses versions. Il existe la mystique pure et impure, la mystique logique et la mystique illogique, la mystique naturaliste et la mystique surnaturelle, la mystique panthéiste, théiste, voire chrétienne.

Le regard du mystique plonge dans la vie intérieure afin d’y découvrir non pas un concept, mais des sentiments. Religion éminemment émotive et non conceptuelle, la mystique ne possède d’autre langage que celui qu’elle emprunte à une pensée religieuse ou philosophique qui lui est totalement étrangère, c’est-à-dire qu’elle n’est pas de nature mystique! « Ses mains sont celles d’Ésaü, mais sa voix est celle de Jacob. » Ce qu’il découvre en lui-même est un abîme infranchissable pour le langage rationnel, et le mystique se tient au bord de celui-ci dans la contemplation, mais il ne vénère que ses propres sentiments, qu’il va jusqu’à absolutiser, voire déifier. Aussi peut-il indifféremment appeler Dieu Allah, Zeus, Brahma, ou même Saint-Esprit. Le sens qu’il accorde à cette « divinité » est conforme à sa conception de l’univers.

Si sa représentation du monde est naturaliste, il parlera du sentiment religieux dont il est vivement conscient, mais comme étant l’un des multiples mouvements naturels de l’âme. En revanche, si sa conception en est panthéiste, il parlera du mouvement en termes de notions et de mouvements de conscience sublimée, regardée comme l’émergence du divin en l’homme et dont l’écoute lui permet une plongée plus profonde encore dans les abîmes mystiques. Le mystique se réclamant du théisme tiendra ce mouvement de ses propres sentiments religieux comme étant l’effet de l’action en son âme du Dieu qu’il vénère. S’il est chrétien, ce même mouvement de sentiments sera expliqué à la lumière de l’Écriture et attribué à la direction de l’Esprit, comme manifestation du Christ, l’espérance de gloire en son âme.

B.B. Warfield classe les mystiques en trois catégories, en mystique théopathe, mystique théosophe et mystique théurge. Le premier se cantonne dans le domaine du sentiment; le second, sorte de gnosticisme, de para ou de cryptognosticisme, aspire à la connaissance; le troisième cherche le pouvoir. La sociologie de la religion les classifie en mystique émotive, intellectuelle, volitive ou encore naturaliste, surnaturaliste, théosophe et panthéiste.

Il n’y a point d’époque ni de religion où ces divers types de mystiques ne se soient manifestés. Sous tous les climats, des hommes prétendirent entendre des voix intérieures, mais en réalité ils n’entendaient que leur propre voix. Selon les présuppositions propres à chacun d’eux, on peut appeler ce phénomène intérieur soit l’intrusion du divin dans l’âme individuelle, soit l’immersion du conscient dans l’inconscient. Quoi qu’il en soit, la prédominance du sentiment éclipsera alors toute autre expression, et notamment toute saisie intellectuelle de la foi.

La mystique est plus souvent associée à une religion de type panthéiste. En tant que phénomène historique, elle est du panthéisme déguisé en religion. Dans son expression religieuse, elle souligne l’immédiateté de la conscience en rapport avec Dieu. Grâce à la perception inductive et émotive de la réalité spirituelle, ainsi qu’à une discipline rigoureuse, la conscience sera directement et intimement plongée dans la contemplation. La subjectivité qui compose l’espace intérieur est étrangère à toute révélation objective. Dans son expérience mystique, le sujet s’annihile purement et simplement tandis qu’il se livre à la néantisation de celle-ci. Il invente une image splendide de son humanité.

L’Écriture met au grand jour la nature profondément perverse d’une telle recherche. Elle la qualifie d’usurpation des droits de Dieu et même de convoitise de la nature de Dieu. En définitive, tous les mystiques sont des fils légitimes d’Ève après la chute.

Il est intéressant de noter le parallèle existant entre les slogans du bouddhisme zen et une certaine théologie moderne. Tous deux se tiennent sur un sol identique à partir duquel ils se livrent à la recherche du « moi authentique », les premiers à travers le zen, les seconds par la pensée existentialiste, ou encore à travers l’inconscient collectif de Jung. La distance entre le Créateur et la créature est complètement oblitérée. Le mystique reste alors muet, car il n’a rien à communiquer ou à transmettre verbalement; à ses yeux, rien ne peut formuler une pensée conceptuelle.

La mystique chrétienne n’est pas essentiellement différente de celles des spiritualités religieuses orientales. Elle fait partie d’une même essence mystique universelle, elle se développe en se servant des mêmes éléments fertilisants. Le langage qu’elle emploie peut être différent, mais il décrira le même phénomène intérieur identique aux autres mystiques non bibliques.

La mystique de type surnaturel est celle qui se rapproche le plus de la spiritualité chrétienne. Elle s’infiltre jusque dans le christianisme évangélique, dans lequel le « Christ en nous » et « l’habitation de l’Esprit » deviennent les éléments exclusifs composant la foi.

Deux types de spiritualités chrétiennes ont fait leur apparition au cours de l’histoire. L’un est proche de la mystique théiste, voire panthéiste, l’autre est une mystique prophétique et personnaliste, comme le rappelle Donald Bloesch. Leurs orientations sont radicalement opposées quant à leur conception respective de Dieu et la vision du monde qu’elles développent. La première est étrangère à toute spiritualité biblique et, en dépit des apparences, elle ne communie pas avec la piété biblique. Non seulement elle déforme l’expérience subjective, mais encore elle compromet, voire désagrège la révélation objective. Comme tous les autres mysticismes, théistes ou panthéistes, elle lui substitue sa révélation immédiate. Au lieu des grands actes de la révélation et de la rédemption, cette perception des événements fonde la connaissance et affermit la spiritualité du sujet. Dès lors, il ne lui reste qu’un pas à faire pour franchir la limite de son humanité et atteindre le degré de fusion définitive avec le divin. Ceci n’est pas l’apanage exclusif des spiritualités religieuses de l’Orient, mais aussi de toute autre pensée qui s’exprime davantage en termes d’« esprit » et d’union spirituelle avec l’esprit universel qu’en termes d’univers créé et d’ordre créationnel.

Des anabaptistes du 16siècle aux théologies libérales modernes, Paul Tillich en tête, ce subjectivisme chrétien a abouti à la proclamation de la mort de Dieu et à la propagation du christianisme qui se déclare athée. Il n’a pas tardé à constater du même coup, ce qui à ses yeux devenait plus tragique encore, la disparition également de l’homme! Dans son expression sociale, le fameux « engagement dans le monde », ou « l’Église pour le monde », la spiritualité protestante moderne hautement subjectiviste et outrageusement anthropocentrique a réussi à faire disparaître toute frontière séparant l’Église du monde. Elle parvint à s’assurer un certain élitisme, dans lequel le « prophète charismatique » ainsi que ce qui est spectaculaire, les « merveilleux » et les « miraculeux », tiennent sans cesse en haleine le monde des spiritualistes, livré à lui-même et dès lors en pleine dérive quant à la foi. Le don et le fruit ordinaire de l’Esprit sont relégués en arrière au profit de ce qui est pur « happening ». Grâce abondante, vie triomphante et toute-puissante, guérisons miraculeuses, miracles en cascade, nouvelles Pentecôtes pour lesquelles il serait difficile de trouver des jours sur le calendrier ordinaire! La gamme des christo-syncrétismes désordonnés monte et sévit; tel un cancer spirituel, elle déforme le visage de l’Église de l’Esprit et de la Parole et, sous prétexte d’explosion spiritualiste, elle s’accommode d’un perpétuel sous-développement.

Le dieu de cette spiritualité rappelle la divinité stoïque dans sa passivité (« ataraxie ») étrangère à la fois au discours rationnel et à l’agir concret. De nombreuses formes de mysticisme ont trouvé un accueil surprenant dans l’Église chrétienne. Cela est inévitable si sa théologie est contaminée par une pensée panthéiste. Les chrétiens sont ainsi prédisposés à interpréter l’Évangile en termes de mystique et non de révélation rédemptrice. La philosophie néo-platonicienne a la première versé ou déversé ses flots et a grossi le torrent boueux dévastateur, charriant déjà des éléments mystiques ou parasitaires proliférant en marge de l’Église.

Le protestantisme libéral moderne doit en grande partie son mysticisme à Friedrich Schleiermacher, son ancêtre. Ce dernier avait cherché à « sauver » la foi face aux contempteurs cultivés de son époque. Il avait également voulu la préserver de la sclérose du rationalisme. Malheureusement, il a davantage réussi à faire sortir la foi de son orbite naturelle qui est celle de la révélation qu’à la faire accepter par des intellectuels. Dans sa tentative de libérer la foi de l’emprise de la raison, Schleiermacher, comme Emmanuel Kant, son maître en philosophie, n’a réussi qu’à paver le chemin à l’intrusion des irrationalismes dans la théologie chrétienne, fidéistes ici, existentialistes là. La théologie qui se réclame du grand théologien allemand du 19siècle est responsable de la répudiation sans appel de toute autorité supérieure normative en matière de foi, ajoutons coupable de toutes les déliquescences théologiques néo-libérales.

Selon George Tyrell, lui-même libéral, les mystiques s’imaginent toucher au divin tandis qu’ils ne font qu’embrouiller la forme humaine, ce qui prépare la disparition même du christianisme et son abolition définitive au profit d’une nouvelle version naturaliste de la foi. Toujours selon Tyrell, la forme future du christianisme devra être mystique et caritative, forme dans laquelle la spiritualité introvertie d’une part et l’action charitable d’autre part caractériseront l’expression et le témoignage chrétiens.

Mais les grands points de la foi révélée, tels que l’incarnation, la résurrection, la régénération, y disparaissent puisqu’ils n’ont aucun socle sur lequel se tenir, aucune autorité transcendante pour le soutenir. Fondamentalement, les deux types de mystiques, chrétienne et non chrétienne, divergent quant à leur description même de Dieu. Pour la mystique chrétienne, Dieu n’est que le fondement de l’être, profondeur accessible à la créature, lorsque celle-ci, grimpée sur l’échelle métaphysique, estime avoir atteint ou être sur le point d’atteindre le sommet. Mais ce fondement de l’être manque tragiquement de personnalité, ce qui pourtant est le propre du Dieu de la révélation biblique. Dès lors, il n’est pas surprenant que le mystique puisse dire « rien en moi qui ne soit Dieu ». Ce n’est plus la participation à l’être de Dieu, mais la transformation du sujet en Dieu! Dieu ne marche pas sur la terre, comme lors de l’incarnation historique de son Fils, mais effectue plutôt un voyage intérieur dans l’âme humaine. Pour Emil Brunner, pourtant non suspect de mysticisme, il est plus important de savoir que le Christ naît dans notre cœur que de savoir qu’il est né à Bethléem. Dès lors, le salut cesse d’être un événement historique, temporel et vérifiable, et il est décrit en termes de cessation de toute temporalité historique.

Le mal devient l’équivalent de la finitude, de l’ignorance, de la faiblesse, non de la rébellion éthique. Le péché n’est pas transgression de la Parole et du commandement. Déjà dans le bouddhisme le mal est conçu comme soif de vie et comme poursuite d’une attitude amorale ou supra-morale. Il reste un objectif unique à atteindre : l’effacement du dualisme entre le mal et le bien. La conversion mystique cherche à détourner le sujet du multiple vers l’un. Aux yeux de la spiritualité mystique, il n’est nul besoin de médiation ni de médiateur. Dieu opère sans le secours d’une instrumentalité, sans même avoir recours à des mots : on peut se livrer à sa pure contemplation. Nul besoin par conséquent de conceptualisation et de formulation rationnelle de la foi. La connaissance divine s’inscrit directement sur l’âme. Toute idée extérieure, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est écartée. L’extase constitue le point culminant quand s’achève l’union contemplative avec Dieu.

Le catholicisme romain a éprouvé une certaine réticence à dénoncer la mystique pure, quoique des tentatives sporadiques aient essayé de freiner la mystique étrangère à la spiritualité chrétienne. La mystique, même baptisée chrétienne, n’échappe pas au sort de la pratique mystique. Confinée à ce qu’elle peut découvrir en elle-même, elle rechute sans cesse vers des éléments premiers du monde (les « stoicheia » de la lettre de Paul aux Colossiens). L’homme mystique ne pourra cependant dépasser l’homme pécheur. L’histoire des mouvements mystiques démontre que celui qui cherche Dieu en son propre fond finira par se prendre pour un dieu. Aussi valable et légitime que soit ce qu’on appelle la lumière intérieure pour celui qui n’a pas accédé entièrement à la lumière qui nous vient d’en haut, si l’homme en reste aux rudiments premiers de sa subjectivité irrégénérée, il ne connaîtra d’autre destin que celui d’une existence en sa propre compagnie. C’est précisément sur ce point que réside la condition tragique du mysticisme.

En définitive, le mystique est privé du Christ et de la rédemption par la croix. Or Jésus-Christ signifie aussi histoire rédemptrice. La croix est un événement historique de tout premier ordre. Pour le mystique qui se contente d’expérience intérieure, l’histoire vérifiable perd son objet; à ses yeux, elle est complètement dévaluée. C’est la raison pour laquelle les mystiques du passé, et Paul Tillich parmi les modernes, ont réduit les actes rédempteurs de Dieu en de purs symboles. Le Christ n’est que le signe extérieur d’une grâce intérieure. Ainsi, il est virtuellement éliminé du champ d’intérêt du spiritualiste, car la piété mystique atteint son point culminant lorsque le Christ disparaît totalement avec tout ce qui restait à l’extérieur de l’âme. Ayant fait tout seul la découverte de Dieu, le mystique se passera complètement du Christ. Tout au plus celui-ci n’aura-t-il qu’une valeur de modèle, mais ne sera pas celui qui déclare être le Chemin, la Vérité et la Vie. Il n’est que le frère du mystique, parfois son conducteur, mais jamais le Sauveur. Dieu se trouve dans le tréfonds de son âme. Le sujet n’a qu’à s’y plonger pour y faire sa rencontre, sans ressentir la nécessité d’un salut historique ou d’une révélation objective. Le mystique n’a cure d’entendre parler de justice imputée. Pour le développement de sa spiritualité, l’expiation n’est d’aucun apport. Un désir unique et absolu, voire une obsession névrotique devient le trait saillant de cette expérience-là : le retour vers Dieu est considéré comme la voie unique pour se retrouver soi-même, ce qui est un salut de nature psychologique, mais totalement étranger à la rédemption sacrificielle.

Warfield a raison de signaler qu’en dernière analyse le problème du mysticisme surgit d’abord sur le terrain de la médiation et de l’expiation. Il est indispensable de savoir si nous avons ou non besoin de la croix et du pardon des offenses; tertium non daretur, il n’y a point de troisième voie. Dès lors, ou bien l’on est chrétien, ou bien l’on choisit le mysticisme. La mystique qui se prétend chrétienne ne l’est pas, justement à cause même de son caractère mystique.

Le christianisme réformé interprète l’expérience religieuse d’après les critères de la révélation scripturaire. Si dans la mystique l’expérience intériorisée passe pour être la source de la connaissance de Dieu, le chrétien réformé, quant à lui, se ressourcera en la piété fondée et nourrie de la révélation inscripturée. La substitution de la Parole objective par la lumière intérieure ou par la célèbre « conscience chrétienne » met au jour un mysticisme purement rationaliste. En fait, celui-ci gravite régulièrement soit autour d’un rationalisme déguisé, soit autour d’un panthéisme à peine camouflé. S’il est différent du premier, la raison en est principalement une question de tempérament, si ce n’est de température, écrit Warfield. L’on a très souvent observé au cours de l’histoire que les hommes qui ont abandonné ou écarté toute référence à la révélation objective se sont ou bien fourvoyés dans une mystique, ou bien égarés dans un rationalisme pur. En période de ferveur exaltée, leur réaction religieuse l’emporte; en temps de déclin religieux, c’est le rationaliste qui surgira. La même personne oscillera avec une aisance étonnante entre ces deux pôles.

Pour la révélation chrétienne, le Christ nous habite par son Esprit qui, nous l’avons vu, est devenu sa puissance créatrice. Cette opération s’appelle régénération. Si dans la mystique spirituelle non évangélique le Christ pénètre l’âme, ce n’est pas pour y effectuer la nouvelle naissance, mais afin d’éveiller l’âme sans rien y apporter de neuf, puisque l’homme ne manque de rien! Il n’existe point de résurrection d’entre les morts, mais un simple éveil d’une léthargie, une ressuscitation seulement.

Au cours de l’histoire de l’Église, des auteurs « mystiques » chrétiens ont par moments subi plus fortement l’influence du prophétisme biblique que de toute autre chose; inversement, certains des représentants d’une spiritualité inspirée de la révélation n’ont pas su refuser des éléments en provenance du néo-platonisme ou d’autres sources mystiques. Selon la foi réformée, l’objet de la foi n’est pas étranger à des propositions formulées et exprimées de manière rationnelle. Le Logos, objet de la foi, est aussi bien présence que message, c’est-à-dire discours intelligible.

L’expérience chrétienne commence par l’assurance du pardon reçu dans l’humble attitude de repentance. Le motif en est le « soli Deo gloria », « à Dieu seul la gloire », jamais la glorification de l’homme. Les moyens de grâce, entre autres le baptême et la cène, tiennent une place essentielle dans la théologie de la Réforme, autant que pour notre piété. Le Dieu de la révélation biblique se présente à nous à la fois comme le Transcendant et l’Immanent, mais toujours comme la Trinité ontologique, dans son aséité, dans la souveraine autosuffisance de son être divin.

L’expérience chrétienne est dynamique parce que la Parole de Dieu demeure dans le croyant. Elle l’affecte tout entier. Dieu dit et les choses adviennent. Elle est bien plus que ce que nous ressentons sur l’épiderme. Si nous restons privés de la connaissance objective du salut, nous dégénérerons sans tarder en une secte philosophico-religieuse. Mais à mesure que nous nous élèverons au-dessus de ce qui est purement psychologique, c’est-à-dire vers l’Esprit qui engendre et accompagne la Parole, nous ferons une authentique expérience chrétienne. La régénération lui servira de cadre, mais non de source. Toute subjectivité se soumettra inconditionnellement à l’action divine. Nous soulignerons non l’autorité de celui qui confesse sa propre expérience, mais l’autorité unique et exclusive de notre Dieu Sauveur. Nous examinerons sa Parole pour savoir si les faits restent la norme exclusive sur laquelle se fonde la foi de l’Église. Sans cesse, notre expérience chrétienne méditera sur l’ensemble qui forme la totalité de la rédemption.

« Nous ne nous connaissons nous-mêmes qu’en Jésus-Christ. Nous ne connaissons ni qui est Dieu, ni qui nous sommes, ni ce qu’est la vie ni ce qu’est la mort. Nous ne nous connaissons vraiment qu’en Jésus-Christ.2 »

Parcourant le chemin de la foi, faisant chaque jour l’expérience de la présence du Seigneur, renouvelés par sa force qui soutient, nous gardons nos regards fixés sur lui, le Chef et le Consommateur de notre foi, objet unique autant que contenu exclusif de toute expérience qui se voudrait chrétienne. Pour pouvoir authentifier notre expérience, sans cesse nous devons la comparer aux objectifs qui lui sont extérieurs. Le Symbole de Nicée-Constantinople résume admirablement l’idée de l’objectivité et de l’extériorité de notre salut de la manière suivante : « qui pour nous hommes et pour notre salut… » Le salut reste totalement indépendant de nos sentiments. La réalité de l’expérience, aussi nécessaire qu’elle soit, ne sera jamais la mesure décisive de notre foi; elle pourrait être éphémère. Il n’existe de foi chrétienne que celle qui reconnaît avoir été saisie par le Christ qui s’est livré lui-même pour moi.

2. Mystique ou prière?🔗

Le rapport entre le mysticisme et la prière est trop évident pour qu’on n’y consacre pas un paragraphe, afin d’analyser, même sommairement, la nature du premier et de la comparer au contenu de la seconde.

Définissons en quelques lignes ce qu’est la « spiritualité ». Le mot est en vogue pour décrire ces attitudes, croyances et pratiques qui animent l’existence des gens. Il a subi plusieurs transformations de sens. Pour commencer, il a désigné le clergé comme opposé au laïc, ensuite ce qui est « spirituel » à l’encontre de ce qui est matériel ou physique. En un sens plus moderne, la spiritualité est devenue l’équivalent de la piété. Dans les écrits de Madame Guyon, la spiritualité est même l’équivalent de la mystique; elle fut condamnée entre autres raisons à cause de sa relation trop raffinée, rare et insuffisamment liée à la vie terrestre. En général, elle a aussi désigné la vie de la prière. Selon un auteur catholique romain, l’abbé Pourrat, la théologie est divisée en trois parties : la dogmatique, la morale et, au-dessus d’elles, mais fondée sur elles, la partie spirituelle.

On a tendance à oublier que la spiritualité n’est pas forcément d’origine chrétienne, c’est-à-dire que la mystique peut ne pas être inspirée de la révélation de Dieu en Christ. Toutes les religions ont leurs spiritualités, mais, disons-le, toute spiritualité n’est pas bonne. Elle peut même revêtir un caractère démoniaque. Aussi lui préférons-nous le terme de piété. La piété est caractérisée par la sobriété et ne se laisse ni emporter par les excitations corybantiques ni immerger dans des phénomènes paranormaux, ainsi que c’est le cas de plusieurs types de spiritualités non bibliques. La piété est une autre expression pour décrire la vie nouvelle en Christ. Comme telle, l’authentique spiritualité biblique ne sera pas confinée à la vie intérieure, mais sera obéissance concrète, acte, amour envers Dieu et le prochain.

On a relevé certaines différences entre la spiritualité catholique romaine et celle de tradition protestante. La première souligne l’effort consenti par l’homme pour s’élever vers Dieu, tandis que la seconde insiste sur l’acte de la justification gratuite de Dieu envers l’homme pécheur. Pour la spiritualité évangélique, tout dans la vie prend son départ dans l’expérience du pardon des offenses. Cela dit, il ne faut pas exagérer outre mesure les différences entre ces deux types de spiritualité chrétienne. Par moment, telle ou telle figure romaine, Jean de la Croix, par exemple, se rapproche très sensiblement de la compréhension protestante de la justification par la foi seule, et il convient de se rappeler que les réformés se sont reconnus aussi bien dans la ligne de la spiritualité d’Augustin que dans celle de Bernard de Clairvaux. L’histoire de la spiritualité chrétienne est longue et marquée de développements constants. Si elle n’est pas la piété que nous avons décrite ailleurs, elle sera confuse et elle se noiera dans un syncrétisme panreligieux, ou bien dégénérera en exagération piétiste, ou en des élucubrations d’une crédulité infondée. Le paragraphe consacré à la mystique par rapport à la prière mettra mieux en évidence les dangers qu’encourt une telle spiritualité débridée. Rien de mieux pour introduire notre thème que les lignes suivantes empruntées à J. Ellul :

« Prier ce n’est pas ce subjectivisme que l’on rencontre dans certains cercles chrétiens, ces prières frénétiques, exaltées, au piétisme douteux. Prières prononcées d’abondance, où l’on proclame tout ce qui se passe dans la tête, ou encore déluge de formules toutes faites, de tous les clichés, appris par des générations. Prier n’est pas l’accumulation verbale qui porte les prières à l’état d’exaltation non contrôlée. La prière n’est pas un exercice mystique, qui échappe à la raison, pour devenir exaltation, écume des lèvres. Ce serait un blasphème que d’arriver à ce résultat. Ce délire est une prière démoniaque et l’inverse de la vraie prière, une sorte de moyen magique pour contraindre Dieu à venir en aide. L’intensité n’est pas signe de la vérité de Jésus-Christ. Les derviches musulmans, comme la Pythie ancienne, connaissaient le trépignement, les trémoussements, les invocations d’une voix suraiguë, la danse possédée.3 »

Pour Donald Bloesch, la prière mystique présente certaines ressemblances avec la prière biblique. Cependant, elle ne lui est nullement identique. Elle contient un élément de méditation et de contemplation, mais également des éléments d’extase. Si en un premier temps l’attention se porte sur Dieu, ce dernier ne tardera pas à être absorbé dans la conscience du sujet orant. Absorbé en Dieu, le sujet perd sa propre conscience et annihile sa personnalité. Il atteindra le niveau de la « sainte indifférence » qui transcende toujours la conscience, et le sujet s’éclipsera dans l’extase totale. La contemplation se veut essentiellement vision de Dieu, mais jamais requête. L’orant abandonne son cœur au silence en s’imaginant qu’il s’élève en esprit vers Dieu. En fait, il ignore même la nature de la requête ou de la supplication adressée à Dieu, inhérente à toute prière biblique. La faute en est également évacuée. Ainsi, au lieu d’être une prière qui s’adresse à Dieu, elle devient une prière qui se passe en Dieu.

La supplication adressée à Dieu de même que le combat de la prière sont aux yeux du mystique des formes dégradantes de la spiritualité. La spiritualité mystique cherche à changer la volonté de l’homme, jamais celle de Dieu. Elle est soumission passive. Prier en vue d’obtenir une réponse pour des besoins matériels est à ses yeux la preuve d’une attitude charnelle, incompatible avec la spiritualité mystique; le seul désir légitime serait la pure recherche de l’union de l’homme avec Dieu. Il serait même plus exact de dire que cette prière mystique ne cherche pas de véritable communion avec Dieu. Tout bonnement, elle en affirme la réalité! La plus noble des prières mystiques renoncera par conséquent à supplier Dieu afin de s’abandonner passivement à sa volonté considérée comme inexorable.

La mystique chrétienne s’inspire et s’apparente davantage à la philosophie néo-platonicienne qu’elle ne se fonde sur l’enseignement biblique. Ce rapport avec le néo-platonisme explique la recherche de la simplification, le dépouillement de l’esprit de toute image extérieure, de même que le renoncement à un discours intelligible. La prière « pure » ne laisse pas d’initiative à l’esprit humain. La perception par les sens est rigoureusement interdite ou carrément supprimée. Les facultés sensorielles sombreront dans le sommeil pour rendre possible le détachement des sentiments. L’écoute de Dieu se fait dans la solitude et le silence, plutôt que dans et avec la Parole, c’est-à-dire grâce à la proclamation verbale de l’Évangile. Individualiste et asociale, la méditation mystique considère que le bien absolu et la réalité totale se trouvent au-delà du bien et du mal.

Avant de poursuivre notre comparaison entre la prière chrétienne et la prière mystique, examinons de près deux formes modernes très répandues de cette dernière et connues sous les noms de méditation transcendantale et de yoga chrétien.

3. La méditation transcendantale🔗

La méditation transcendantale (M.T.) se présente comme une mystique de nature éminemment pragmatique. Elle se veut d’une efficacité réelle dans le bon fonctionnement de toutes les facultés mentales et physiques de l’homme. Introduite depuis peu en Occident, elle a notamment séduit les couches intellectuelles de notre société. Contemplation essentiellement anthropocentrique, elle cherche et elle prétend mettre l’homme en relation avec soi-même. L’Occidental survolté, subissant sans cesse le « stress » de la vie moderne, s’imagine pouvoir tirer de cette nouvelle pratique que nous n’hésiterons pas à qualifier de « religieuse » d’innombrables bénéfices. La M.T. promet jusqu’à la guérison physique et elle propose une technique d’équilibre psychique et de développement inespéré de toutes les facultés mentales. Elle veut se substituer avantageusement aux drogues chimiques, qui détruisent la vie en faisant « exploser » le cerveau. Elle prétend offrir la douce expérience de la sérénité, le calme absolu dans un monde devenu l’arène d’inhumaines compétitions entre êtres humains. L’ensemble de sa « théorie » s’appelle « science de l’intelligence créatrice ».

Maharashi Mahesh Yogi en a été le fondateur et le chef spirituel (guru). Né aux environs de 1918 aux Indes, il a fait ses études à l’université d’Allahabad. Mécontent des « lumières » reçues dans sa formation scientifique et intellectuelle, il décida de s’adonner à des recherches dans un domaine plus spécifique au mode de vie indien. Il passa les années 1946 à 1953 en compagnie d’un certain guru nommé Lev, qui aurait découvert la technique de méditation déjà enseignée par d’anciens écrits hindous, à savoir les Védas. Le guru Lev apprit à son élève une technique pour rendre cette méthode populaire et pour la propager dans les masses. Après cette première étape de sa formation, le disciple consacra deux années à la méditation dans la région de l’Himalaya. C’est en 1956 qu’il en revint pour lancer la M.T. comme un vaste mouvement de masse. À partir de cette date-là, il adoptera le nom de Maharishi, qui veut dire le « grand voyant ». Aux yeux de ses adeptes, il est le grand voyant au discours infaillible, d’une sagesse accomplie et d’une connaissance profonde. On a déclaré que la connaissance totale de la science de l’intelligence créatrice a été introduite dans le monde grâce au Maharashi Mahesh Yogi.

La technique propre de la M.T. est d’une simplicité désarmante. Elle consiste en une période de méditation qui s’effectue dans une position physique relaxée, les yeux fermés, de quinze à vingt minutes matin et soir, et si possible jamais trop tard dans la soirée. Quoique simple, elle a sa spécificité. Elle se pratique d’après la méthode enseignée par le maître, qui doit sa formation directement aux soins du grand maître Maharashi Mahesh. Durant cette période d’instruction, il est d’une importance capitale d’observer le secret absolu. Ce secret, le « mantra », dispensé à chaque méditant consiste en un son dépourvu de tout sens, mais qui devient le véhicule de sa méditation. Selon le dictionnaire, le « mantra » est une formule mystique hindoue, sorte d’invocation ou d’incantation pratiquée dans l’hindouisme et le bouddhisme. D’origine sanskrite, elle signifie conseil secret, formule secrète.

Il appartient au maître de choisir le mot secret approprié à chaque cas, selon la personnalité de l’initié. Une fois que ce dernier reçoit son « mantra », il lui est interdit d’en faire part à autrui, même à ses plus intimes. Des « mantras » couramment employés sont le « sherim », « inga », « shiam », « ima », « ram », « kirim », « shri-ram ».

Pour ce qui est de la position « physique » du méditant, celui-ci est invité à s’asseoir confortablement, les yeux fermés, pour écouter prononcer son « mantra », telle que son maître la lui chante d’abord. Ensuite, il la prendra à son compte et la répétera d’abord à haute voix, ensuite en silence. Le « mantra » sera constamment présent au cours de sa méditation, puisqu’elle constitue le centre indispensable de la technique pratiquée à la maison, au bureau, en voiture ou à n’importe quel moment de la méditation quotidienne.

Deux expressions sont soulignées dans la description de la pratique : « naturel » et « sans effort ». La pratique se veut totalement « naturelle » et n’exige aucun effort. Celui-ci est interdit, car il empêcherait le développement potentiel, inhérent à la personne. L’état d’esprit durant la méditation est décrit comme un quatrième état majeur, les trois premiers étant l’éveil, le rêve, le sommeil. Le quatrième est appelé l’état de la conscience en repos. Au moment où le méditant semble inerte, son esprit reste totalement éveillé. Ce niveau profond de la conscience est comparé aux profondeurs de l’océan où tout est calme, hors d’atteinte de toute excitation. Il constitue la source de toute pensée et de toute connaissance. Le processus pour l’atteindre est appelé expérience directe opposée à toute analyse intellectuelle.

« Ne multipliez pas les vains mots comme les païens » (Mt 6.7). La prière n’est pas une superstition. Il n’y a aucune efficacité à répéter les mêmes mots. On note d’ailleurs que le mot « stress » apparaît fréquemment dans le vocabulaire de la M.T. Dans la méditation, l’initié jouirait d’un repos plus profond encore que dans le sommeil, car cette pratique réduirait considérablement la tension artérielle, développerait un fonctionnement harmonieux des deux hémisphères du cerveau, réduirait l’anxiété, combattrait l’insomnie, amènerait la diminution de l’usage des boissons alcoolisées et du tabagisme. En outre, et ceci ne serait pas le moindre des avantages ou des appâts offerts, elle rendrait l’adepte… invincible (il y eut bel et bien une année, 1978, consacrée à l’invincibilité!). L’adepte, affirme la M.T., devient de plus en plus autonome et autarcique. Dans les profondeurs de son cerveau, il découvre des ressources certaines de la connaissance et de l’intelligence. Il est totalement éclairé. Ses fonctions corporelles s’accomplissent parfaitement. Un nouvel ordre s’installe dans sa vie.

La joie d’accomplir et de produire davantage le caractérisera. C’est ce qui le rend précisément invincible. Pressions et troubles ne l’atteignent plus, passant au-dessus de lui comme l’eau sur le rocher. Or, selon la M.T., une telle personne ne peut qu’exercer une influence bénéfique sur son entourage. En 1977, le Maharashi affirmait que si seulement un pour cent de la population d’une nation se mettait à pratiquer sa technique, la nation entière acquerrait l’assurance d’invincibilité. La régression du taux de criminalité, la disparition progressive des désordres sociaux, voire la diminution des accidents de la circulation en seraient les avantages les plus évidents. « Si vous voulez voler, vous pouvez tout. » En effet, parmi toutes les possibilités extraordinaires offertes par la M.T., se trouve celle de pouvoir voler! Mais, remarquait avec un humour caustique le magazine américain Time de mars 1978, cette promesse a vu le jour à un moment où l’intérêt pour la M.T. baissait de manière alarmante aux États-Unis, passant de 40 000 élèves mensuels à 4000. Toutefois, selon la M.T., « croyez cela et vos problèmes seront résolus ».

L’une des questions qui se posent est celle de savoir à quel degré de crédibilité scientifique prétendent les maîtres de la M.T.; mais ces derniers refusent toute comparaison, même avec d’autres techniques analogues.

En ce qui nous concerne, nous ne nous intéresserons pas principalement à la crédibilité scientifique de la M.T. ou à son absence de crédibilité; notre propos est de comparer une forme moderne et pragmatique de mysticisme à la prière biblique.

Nous n’objecterons pas même a priori que l’homme moderne puisse effectivement tirer des avantages pour son être physique ou mental de la M.T. : clarté dans son esprit pollué par les nuisances matérielles et intellectuelles; élimination de son comportement des causes génératrices de tensions et de conflits; s’abriter contre de multiples agressions; changer l’humeur acariâtre des membres de sa famille ou de la communauté dont il s’entoure. Nous n’objecterons pas davantage que même des hommes d’État puissent y avoir recours pour consolider ou rétablir l’ordre social ébranlé! Il s’agit d’un objectif ambitieux, dont la M.T. tient à relever le défi pour passer pour une grande entreprise de spiritualité utilitaire et efficace, forme de philanthropie adaptée aux besoins et aux conditions de la vie moderne.

En dépit de ses dénégations à se faire passer pour une religion, nous sommes persuadés que la M.T. en présente tous les caractères spécifiques : infaillibilité du maître, le prophète guru en la personne du Maharashi, qui tient à présenter tous les signes de son charisme de chef religieux, ainsi qu’un enseignement consistant essentiellement à présenter une nouvelle qualité de vie ici et maintenant (voir Mt 15.18-20).

Comparons la M.T. à la méditation biblique incluse dans la prière chrétienne. Nous n’objecterons pas que la première peut produire quelques effets sur l’adepte. De toute manière, elle nous rappelle opportunément, s’il en était encore besoin, le rôle capital joué par le cerveau dans notre comportement total! Les explorations dans ce domaine par la neuropsychologie ou la psychobiologie ont fait depuis peu des découvertes qu’il n’est pas exagéré de qualifier de révolutionnaires pour la connaissance de l’homme.

Saisir, même partiellement, le fonctionnement complexe du cerveau humain pourrait permettre de maîtriser, grâce à la technique de la dianétique, les émotions qui nous agitent, de déterminer le type d’enthousiasme qui nous soulève ou de contrôler la dépression qui nous abat; voilà qui présente effectivement des avantages. Mais signalons qu’inversement ce même fonctionnement pourrait déclencher des réactions ou des emportements extrêmement dangereux.

Ainsi, il est acquis que les sentiments de bonheur ou de découragement, bref tous nos états d’âme, s’expliquent par le mécanisme et le fonctionnement normal ou anormal de notre cerveau. Par conséquent, toute recherche pour mettre de l’ordre dans notre cerveau, puisque nous admettons avec la doctrine de la corruption totale que la chute produit des effets noétiques négatifs, devrait être favorablement accueillie.

Une tentative du même ordre se déroule actuellement par le moyen des drogues hallucinogènes, et un esprit comme Arthur Koestler qu’on ne peut qualifier d’excessif se demandait à la fin de son livre Le cheval et la locomotive s’il ne fallait pas guérir le cerveau de l’homme en ayant recours à des substances chimiques… Certes, nous n’identifierons pas la M.T. et sa pratique à l’abus des drogues, bien qu’elle donne à son tour lieu à un changement totalement illusoire dans le comportement de l’adepte.

Cela devient évident lorsque la M.T. prétend se substituer à la prière chrétienne, à la manière de tous les syncrétismes philosophico-religieux qui ne se soucient d’aucune objectivité et certainement pas de celle dont se réclame la révélation biblique. Sans fondement objectif, elle est dépourvue de tout code éthique et, à plus forte raison, de morale chrétienne. À notre avis, le propre de telles pratiques, comme celle des drogues hallucinogènes, n’est rien de moins que la négation et le refus même de l’ordre créationnel.

Curieusement, pour justifier sa technique de prière, la M.T. évoque l’exemple de Jésus s’écartant de la foule pour prier dans la solitude. Mais ce Jésus de la M.T. est bien plus proche d’un Bouddha contemplatif que de la personne du Fils de Dieu. Celui-ci, même dans sa solitude, conversait et communiait avec un vis-à-vis : son Père céleste.

La prière biblique comporte elle aussi un élément certain de méditation. Elle nous apparaît comme l’unique qui puisse se prévaloir du titre de méditation transcendantale. Mais son contenu est formé d’un discours intelligible, car elle est proposition logique et, nous l’avons déjà signalé, requête et supplication. Elle n’est pas un fatras de syllabes incohérentes, ni maîtrise de la respiration, ni réglage de postures physiques appropriées, susceptibles de favoriser une meilleure communion avec l’être suprême.

Dans le Psaume 119, nous rencontrons le modèle de cette méditation biblique. On le connaît suffisamment sans entrer ici dans les détails du plus long psaume. Son jeune auteur semble être la cible d’attaques venant de la part d’adversaires acharnés, son entourage cherche à le décourager jusque dans sa foi et la pratique de sa piété. Aussi s’exclame-t-il : « Oh combien j’aime ta loi, elle fait l’objet de ma méditation jour et nuit » (Ps 119.97). C’est l’ordonnance de Dieu, et non pas « le moi contemplant béatement le moi », qui fait l’objet de sa méditation. On a suffisamment souligné que la prière biblique et chrétienne est à la fois communion et communication. Dans le cas du jeune auteur du psaume, l’objet de sa pensée et le sujet de ses méditations ne sont pas des sons qu’il entendrait bourdonner dans son cerveau, mais une communication verbale réelle et immédiate avec le vis-à-vis, le Dieu révélé dans et par la Torah, celui qui lui adresse la Parole et qui, par le Saint-Esprit, préside et contrôle sa pensée. Sur cette page, l’une des plus admirables de la spiritualité prophétique, les mots et les phrases ont une signification et une valeur. Ils expriment une foi personnelle en un Dieu personnel.

Dans la Bible, le terme « parole » possède une dimension autre que celle du simple discours intellectuel. La Parole biblique est « dabar », c’est-à-dire à la fois discours et acte. Quand Dieu parle, il se produit inévitablement un événement concret. Sa Parole inscripturée prescrit un mode de vie. Les prières bibliques classiques, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, présentent invariablement les mêmes caractéristiques.

D’autres textes bibliques, tels que le Décalogue, les Béatitudes ou l’Oraison dominicale, contiennent également non pas un simple discours théorique, mais des préceptes en vue de la conduite concrète de l’homme. Ce sont des discours rénovateurs et réformateurs, porteurs de signification, en mesure de donner une impulsion positive à l’action. Ils fondent la certitude en Dieu et procurent joie et consolation. C’est pourquoi « l’homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4.4). Le fidèle devrait connaître, même par expérience personnelle, que la Parole du Seigneur (proposition révélée et rédemption concrète) est vérité et salut.

Ainsi, la méditation biblique se déroule sous le regard même de Dieu et la communion avec lui ne s’établit pas à l’aide d’un mot, d’un « mantra » tourbillonnant dans la tête du méditant. C’est même l’inverse qui se produit. Dieu vient se lier à l’homme dans la communion et aussitôt s’établit la communication. À cet égard, nous ferons bien de nous rappeler la différence essentielle entre les explications psychologiques multiples et invariablement contradictoires de l’homme et l’anthropologie biblique. Si pour les premières tout peut se ramener au fonctionnement normal ou anormal du cerveau, d’après la seconde l’homme est plus que cerveau, il est esprit; il est créé à l’image de Dieu; il est animé par son Esprit; il est destiné à la communion; il est capable de communiquer avec lui. Bibliquement parlant, l’homme ne peut être ni analysé ni connu dans son profond mystère grâce à une pure recherche scientifique.

À cause de l’« imago Dei », toutes ces investigations partielles qui prétendent cerner l’énigme de l’homme seront vouées à l’échec. Ni la psychologie, ni la sociologie, ni l’économie, ni l’esthétique, ni même la théologie ne parviendront à nous offrir une explication satisfaisante de la nature humaine. Cette dernière ne peut que décrire ses rapports avec le Dieu Créateur et Rédempteur. Et c’est dans la mesure où l’homme répond à la Parole que Dieu lui adresse qu’il devient homme; autrement, il est néant et « passion inutile », il est « mort » ou, selon une autre expression biblique, il est « homme animal », « psychique ».

Mais dans la communication, l’homme qui a écouté la Parole adresse une requête qui devient une supplication fervente, la prière de la confiance : « Ouvre mes yeux… enseigne-moi. » L’homme peut s’adresser à Dieu au lieu de se replier sur soi ou se livrer à une autocontemplation. La prière méditation devient ouverture et accueil de Dieu, lequel nous précède pour mettre de l’ordre dans nos idées vagabondes et guérir nos âmes des effets nocifs qu’elles subissent chaque jour et de plusieurs manières. La prière, méditation prophétique et personnaliste, n’est ni une stimulation ni un enthousiasme délirant, encore moins une vision extatique des réalités célestes, tout au moins pas pour l’heure, mais une intimité qui brise la solitude, une communion en Esprit et en vérité.

On a comparé la M.T. à ce pêcheur à la ligne qui se contente de passer des heures entières au bord de l’eau, pour le seul plaisir de s’y trouver, sans avoir l’espoir ni même faire l’effort d’attraper du poisson à la fin de sa journée! Tout autre est la prière chrétienne, car au bout de l’hameçon, le « pêcheur » reçoit l’objet concret de sa recherche!

La méditation chrétienne devenue prière s’adresse au nom de Jésus-Christ, l’unique Médiateur, en qui la communion et la communication sont rendues actuelles. Remarquons d’ailleurs que sa personne et la loi méditée par le psalmiste sont organiquement liées; il suffit de nous rappeler son « je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour l’accomplir » (Mt 5.17). L’objet de la méditation du jeune Israélite n’était autre que la personne de Jésus-Christ, et cette longue prière liturgique devenait par anticipation un vibrant témoignage rendu à celui qui allait venir plus tard.

« Je la médite jour et nuit. » Pas un instant l’homme de la foi, qui n’est autre que l’homme lié et soumis à la loi, ne reste inactif et aucun domaine de son existence n’est soustrait à l’influence de celle-ci. « Mes yeux sont ouverts afin que je voie, que je médite tes promesses » (Ps 119.15).

4. Du yoga chrétien?🔗

Une autre variante du néo-mysticisme qui propose une synthèse entre la contemplation orientale et la prière chrétienne est un type de yoga moderne, curieusement appelé chrétien. Le mot lui-même revêt un certain nombre de sens et s’emploie de manière variable.

Le yoga fait partie des six écoles principales de la philosophie hindoue. Pour lui, l’esprit et la matière sont réels, il fait remonter l’origine de l’univers physique à une seule source, au « Prakriti ». L’esprit ou la personnalité c’est « Purusha » et c’est ce dernier seul qui accorde sens et intention au « Prakriti ». Le problème de l’homme est causé par son ignorance, notamment par l’absence ou le défaut de conscience relatif à ce qui est la réalité, à ce qui constitue la réalité, à cause de son égoïsme. Le but du yoga consiste alors à chercher la libération à l’aide du « Prakriti » plutôt que de « Purusha ». La contribution essentielle du yoga a consisté à prôner un système de discipline physique, mentale et spirituelle qui réaffirmerait la suprématie du « Purusha » sur « Prakriti ».

Le sens originel du terme yoga est « lier ensemble », mais le système de yoga a fini par insister sur la libération ou sur l’isolement plutôt que sur l’union avec Dieu. Dans la Bhagavad Gitâ, le yoga devient synonyme de « voie » ou de « méthode » (dont il existe trois).

L’intérêt culturel que l’on porte à des formes de mysticisme exotique est bien concrétisé ici, et le titre de chrétien se justifierait aux yeux de ses adeptes, du fait que ceux-ci reconnaissent l’existence d’un Dieu personnel. Dans le type christianisé du yoga, la prière est considérée comme l’unique point de convergence de l’ensemble des « religions supérieures ». La réinterprétation moderne du yoga classique offrirait le terrain sur lequel pourrait enfin s’édifier une religion universelle. On prétend sérieusement que le yoga de Patanjali se prête à une parfaite et adéquate nouvelle interprétation de la foi chrétienne! Si dans le passé le yoga n’a été qu’une simple technique de relaxation physique, sans ambition morale ou spirituelle, sa version moderne, nous assure-t-on, devrait être adaptée avantageusement comme l’alternative à la prière chrétienne, arrivée à bout de souffle, éprouvant l’usure inexorable de la foi et de la piété chrétiennes. Le croyant (entendez le chrétien) pourrait y avoir recours afin de mieux prier son Dieu. Il ne lui reste qu’à adopter les huit phases qui en complètent l’apprentissage. En voici quelques-unes : l’exercice physique, le renoncement à soi, la concentration sur un objet particulier, la perte de la conscience, la mystique extatique et enfin la fusion de l’homme et du divin en un seul être.

Nombreux sont les Occidentaux en quête de spiritualité qui louchent du côté des mystiques d’Extrême-Orient, et la méditation transcendantale et ses adeptes nous en offrent les preuves. Les adeptes du yoga se sont multipliés en Occident de manière effarante. Les cercles où l’on discute du bouddhisme et où l’on préconise l’établissement de centres d’amalgame de religions orientales et d’un christianisme abâtardi prolifèrent un peu plus chaque jour. L’accueil qu’elles ont trouvé auprès de nombreux contemporains est plus qu’enthousiaste. Ceux qui, il y a à peine trente ans, ignoraient tout de la complexité de l’esprit oriental, ou qui n’en avaient que de vagues et imprécises notions, se sont familiarisés avec le vocabulaire des religions orientales et des maîtres penseurs de ces systèmes religieux. Les anciens clivages géographiques, linguistiques, ethniques et culturels se sont estompés grâce à la rapidité des communications et des informations qui met l’Extrême-Orient, sa pensée, sa culture et ses cultes à la portée du moindre village occidental. Ce ne sont plus les rares disciples de Madame Blavatski et leurs écoles théosophiques qui fredonnent des airs orientaux. Le yoga et le zen sont devenus ses redoutables rivaux.

5. Le zen🔗

Essentiellement, le zen est une pratique. Le terme est d’origine japonaise ou bien la forme japonaise du chinois « ch’an », signifiant un état de conscience méditative. En un sens très large, le zen n’est pas une école ou une secte du bouddhisme, mais plutôt un mode de compréhension et d’illumination (le japonais « satori ») dont la clé se trouve dans la méditation.

Quant à son enseignement, le zen, comme d’autres formes du bouddhisme, consiste à chercher à surmonter le caractère mondain insatisfaisant de l’existence, parce qu’on force à faire de la vie ce qu’elle n’est pas. Or, la nature véritable des objets ne peut être apprise par les livres ni être enseignée par des modes d’enseignement conventionnels. Une telle connaissance n’est découverte que par l’intuition d’une expérience partagée, ce qui est une réalité universelle, que toute chose dans le monde exprime dans sa particularité propre et sa singularité. Si l’on veut s’attacher à la seule forme extérieure, on manquera le sens profond et caché des choses, sens qui ne peut se découvrir que dans la conscience de l’interconnexion ultime de toutes choses!

En ce qui concerne le zen, son affinité avec l’existentialisme occidental explique sans doute le succès fulgurant qu’il remporte auprès des classes intellectuelles. Le désespoir, le pessimisme, les frustrations qui ont caractérisé les morbides théoriciens de l’existentialisme occidental trouvent leur équivalent dans cette mystique à prétention religieuse qu’est le zen. Comme l’existentialisme occidental, celui-ci prétend s’adonner à une recherche profonde pour découvrir et conquérir le moi authentique. En réalité, l’un comme l’autre ont conduit l’homme à l’impasse, leur nihilisme a tourné la liberté en nausée et les a fait sombrer dans l’anarchie totale du sens. Dans un monde sans frontières, aux dimensions démesurées, les cultures orientales et occidentales s’interpénètrent et forment une osmose qui naguère aurait été inconcevable.

L’Occident, en train de perdre son âme, veut trouver un succédané dans l’effacement des frontières du monde visible, celui qui se situe au-delà de toute perception, entre ce qu’il appelle le « phénoménal » et le « nouménal ». Le zen apparaît comme l’expression moderne la plus dangereuse du subjectivisme religieux absolu. Ses adeptes ne peuvent faire autrement que de se lancer dans un comportement véritablement suicidaire. La liberté individuelle va jusqu’à effacer toute différence entre le bien et le mal, le sacré et le profane, le « nirvana » et le « sansara ». S’il prédit l’avènement d’une humanité nouvelle, il ne se réfère pas au Dieu transcendant, celui de la révélation biblique. Notons que le bouddhisme zen a émergé chez nous au moment où des théologiens chrétiens (?) proclamaient la mort de Dieu. Il était en mesure de jeter un puissant défi aux Églises, à celles en tout cas qui cherchent à s’adapter, sans problème ni complexe, à tous les moules, au « Zeit-Geist » (esprit du temps) devenu ce que nous appellerons les nouvelles théologies officialisées de la terre plate, marécageuses et, pour cela, incapables de résister aux assauts lancés de l’extérieur en y opposant la force de l’Évangile conquérant.

L’homme naturel fuit avec une obstination insensée la foi chrétienne qui, par essence, est d’origine révélationnelle, de nature rationnelle et impliquant une responsabilité morale. La banqueroute culturelle et morale actuelle incite et encourage nos contemporains à embrasser l’absurde et à se convertir au zen. Pourtant, celui-ci est aussi dépourvu d’âme que l’Occident post-chrétien sécularisé. De même que l’humanisme athée a engendré la sécularisation moderne, le zen n’a pas de message venant d’ailleurs, aucun discours sensé sur Dieu. N’étant porteur d’aucune parole d’espérance, il ne peut donner à l’homme aucune clarté quant à sa destinée finale, ni éclairer ses sentiers, ni lui révéler quoi que ce soit au sujet d’un jugement final dans l’histoire et d’un rétablissement cosmique dans le renouveau eschatologique.

Reprenons encore quelques-unes des idées développées par Donald Bloesch dans son analyse des rapports entre la mystique et la prière. Toutes les formes mystiques orientales de la religion, fruit du cœur apostat de l’homme, ont en commun ceci de particulier qu’elles sont essentiellement une distorsion même de la création. Toute exaltation de l’expérience mystique, même lorsqu’elle se veut chrétienne, se fait au détriment de la révélation objective de Dieu. Dieu, si toutefois Dieu il y a dans ces systèmes, se localise davantage dans les entrailles du mystique que dans le ciel de sa transcendance. Étant descendu dans les lieux « inférieurs », il se confond tout bonnement avec le moi du sujet adorateur. L’étrange phénomène moderne qu’on a baptisé « regain d’intérêt pour la spiritualité » n’est, en définitive, que la manifestation du plus pur émotivisme anthropocentrique. Toutes les bizarreries religieuses (auxquelles n’échappent même pas des chrétiens) et les absurdités où sombrent nos contemporains mériteraient d’être couronnées par un prix Nobel d’un genre nouveau.

Contaminées elles-mêmes, les Églises chrétiennes semblent oublier la nature authentique de la spiritualité prophétique et personnaliste. Certains chrétiens en arrivent à confondre, individuellement ou en groupe, leur émotivité et l’excitation de leur psychisme avec l’effusion du Saint-Esprit. Fondés sur le témoignage biblique et le riche héritage de la Réforme, nous devons examiner ce qu’est la nature exacte de l’expérience chrétienne. Elle ne se trouve pas parmi toutes ces formes dans lesquelles le sujet s’exprime en se livrant à la recherche de sa propre personnalité, recherche accompagnée d’émotions fortes. La foi biblique proclame la rencontre de Dieu avec l’homme au moyen de la Parole, discours intelligible et porteur de message objectif concernant une personne historique : Jésus-Christ le Seigneur.

6. La contemplation, la vision de Dieu, la déification🔗

Dans son usage chrétien, la contemplation désigne le type de prière dans lequel l’esprit en tant que pensée ne fonctionne pas comme discours, mais est absorbé par un seul point. Dans la méditation, la pensée réfléchit sur une vérité chrétienne, sur un passage biblique ou encore sur une expérience personnelle, en se servant de mots et d’idées dans une suite plus ou moins logique, dans l’intention d’atteindre une intelligence et une appropriation plus personnelles de la vérité considérée, ou bien encore en œuvrant à travers une certaine expérience à la lumière de la foi chrétienne afin de parvenir à une décision, voire à la conscience totale de la volonté de Dieu.

On peut affirmer que dans cette contemplation l’esprit fonctionne en sens inverse. Il évite et refuse même catégoriquement les mots et les pensées ordonnées logiquement, ainsi que des réflexions dans l’intention de parvenir à une nouvelle connaissance ou à une décision. L’on y cherche l’occasion d’exprimer à Dieu son amour, son espoir, sa confiance en aussi peu de mots que possible. Ces quelques mots seront alors répétés à plusieurs reprises. Vient un moment où un désir plus profond est révélé à la personne orante.

Dans l’expérience chrétienne, on a tenu la contemplation pour un état que l’on atteint graduellement à partir de la méditation, et qui n’est possible qu’à ceux dont la pratique de méditation, quoiqu’étendue, de manière inexplicable devient aride. Ce concept gradualiste explique que le contemplatif puisse parvenir jusqu’à l’extase, à l’union extatique avec Dieu, que l’on nommera « mariage spirituel ». Nous avons déjà insisté sur la nature biblique de la méditation chrétienne dans la prière. D’après ces mêmes prémisses, la contemplation ne semble nullement convenir à la pratique de la piété chrétienne et y tenir une place légitime. Sans une méditation nourrie de l’Écriture, toute contemplation, et la contemplation chrétienne n’y fait pas exception, est volatile, inconstante, étourdie. Seule la méditation inspirée de l’Écriture peut devenir source d’expérience et peut nourrir la spiritualité chrétienne.

La vision de Dieu est la définition classique du « summum bonum », du bien suprême, ce qui est considéré comme le but spirituel de la vie. L’origine de l’idée est platonicienne plutôt que chrétienne et commune à de nombreuses religions dites « spirituelles ». Avec raison, on a considéré l’idée comme inadéquate, voire dangereuse pour la béatitude finale du chrétien. À cet égard, elle est proche de l’idée de la déification. Si le Nouveau Testament déclare que seuls les purs en esprit verront Dieu, l’Ancien Testament déclare l’impossibilité de voir l’Éternel, et, en sa présence, l’homme ne peut que reconnaître son péché dans l’humilité et la repentance.

Nous avons souligné le composant essentiel de toute expérience spirituelle chrétienne, à savoir la Parole. Le chrétien n’est pas l’occupant d’un château fort dans lequel il se réfugierait pour contempler, vivre dans l’illumination, prétendre parvenir ici-bas à la vision de Dieu et pour finir à sa propre déification. Toute conception de vision de Dieu qui ne s’enracinerait pas solidement dans l’Ancien et le Nouveau Testament court le risque de déformer la christologie, laquelle devient à ses yeux une nouvelle voie pour atteindre Dieu, le Christ étant le premier à l’atteindre et le modèle à imiter. Non seulement de la sorte l’incarnation est déformée, mais toute la sotériologie est aussi complètement oblitérée. Elle cesse même d’avoir une quelconque raison d’être. C’est l’ensemble de l’expérience chrétienne, aussi bien en tant que rédemption qu’application de celle-ci dans l’existence, qui constitue le bien suprême chrétien, aussi bien la réception comme grâce que la réponse comme acte de consécration.

La déification est avec raison un terme chargé de suspicion, notamment à l’oreille du chrétien occidental. Sans pouvoir entrer dans l’histoire de l’idée ni dans les confusions existant entre la déification et la théorie d’un élément divin incréé dans l’âme humaine, donnons un aperçu de cette doctrine.

L’unique passage biblique qu’on pourrait évoquer directement à l’appui se trouve dans 2 Pierre 1.4, où la destinée du chrétien est décrite comme devant prendre part à la nature divine. D’autres passages (Rm 2.7; 2 Tm 1.10) parlent plutôt du chrétien doté de la propriété divine d’incorruptibilité, de liberté, d’affranchissement par rapport au monde fini, à son désordre et à sa désintégration.

Au cours des premiers siècles, notamment dans la théologie patristique, la déification était pensée en termes de communication des attributs divins à l’homme nouveau. Origène a brillamment réussi la synthèse de ces conceptions de la déification. D’autres théologiens, dont Cyrille d’Alexandrie et Augustin, se sont plutôt intéressés au thème de l’adoption et de la restauration de l’homme en l’image divine originelle. Cela consiste essentiellement en la réponse aimante que l’homme réconcilié accorde à Dieu. Dans son De Trinitate, Augustin estime que la restauration de l’image a lieu lorsque, par la grâce du Christ et notre incorporation en lui, les puissances du « mens » (l’ensemble des processus de notre vie intérieure) viennent à avoir Dieu comme unique objectif. C’est Dieu qui définit et détermine la réalité active de l’âme, de telle sorte que l’âme qui se regarde ne peut voir que Dieu. C’est là la parfaite déification au moyen de la parfaite relation avec Dieu. La tradition occidentale, et ici romains et réformés se rejoignent, a préféré cette idée augustinienne de la déification.

Dieu a communiqué sa vérité non pas à travers l’extase de quelques privilégiés, mais au cours de notre histoire ordinaire et d’une manière verbale tout à fait claire. Le Christ n’est pas un guru oriental, ancêtre des gurus modernes. Ces diverses jésulâtries, dont nous sommes les témoins effarés, ont complètement évacué le contenu de la foi en niant l’ordre créationnel. Un Jésus romantisé, type du surhomme, n’est qu’une pure fiction, le mythe religieux par excellence, mais non le Seigneur de la vie et le Sauveur du pécheur. Thomas Torrance écrivait :

« À ce propos, il importe que les Églises réformées reprennent l’examen de ce que les Pères grecs ont appelé la “théosis”. On l’a fâcheusement traduite par “déification”, mais cela n’a pas de rapport avec la divinisation de l’homme, pas plus que l’incarnation n’en a avec l’humanisation de Dieu. La “théosis” était le terme dont se servaient les Pères pour souligner que, par le Saint-Esprit, nous sommes en présence de Dieu dans sa sublimité suprême, sa divinité et sa sainteté totales. Bien que créatures, hommes sur cette terre, dans l’Esprit nous sommes rendus participants des actes du salut qui sont entièrement et absolument divins : élection, adoption, régénération ou sanctification. L’engagement de l’homme dans cette action de Dieu sur lui possède une puissance telle qu’elle le rend capable de trouver le vrai centre de son existence non en lui-même, mais dans le Dieu saint, en qui il a la vie, le mouvement et l’être par l’énergie incréée. Par la “théosis”, les Pères souhaitaient exprimer le fait que, dans la nouvelle venue de l’Esprit Saint, nous avons affaire à Dieu au sens le plus absolu, à Dieu dans sa sainteté et sa divinité totales.
Telle que je la comprends, elle est donc l’antithèse de la notion du 19siècle, du divin dans l’homme, qui l’emprisonne dans les profondeurs de sa propre essence, ou encore de la tendance anthropocentrique de tant de protestants modernes à accentuer leurs propres décisions existentielles et leurs propres spiritualités créatrices. Ne nous disputons pas sur le mot, si choquant puisse-t-il être pour nous, mais suivons son intention non pour insinuer quelque divinisation de l’homme, mais pour parler du fait que l’homme, dans sa faiblesse, dans sa bassesse, dans sa nature d’être créé, est libéré par Dieu et pour lui par la puissance du Saint-Esprit qui n’est pas et ne veut pas être limité dans son action par la faiblesse, l’incapacité ou la nature créée de l’homme. La “théosis” est une tentative pour exprimer le sens bouleversant de Pentecôte comme la venue d’en haut, du dehors, d’au-delà, de la puissance divine… Existe-t-il quelque chose qui nous soit plus nécessaire de retrouver que cette foi en la totale divinité de Dieu le Saint-Esprit?4 »

Sur ce point précis comme sur tant d’autres, la foi biblique est en rupture radicale avec les autres « révélations » religieuses, qu’elles soient exotiques ou autochtones. Pour elle, Jésus est la deuxième personne de la Trinité, le Fils éternel de Dieu. S’il n’est pas cela, il n’est rien. Mais nous aurons à insister aussi et à revenir sur un autre point précis où nous voyons se consommer la rupture totale entre la foi chrétienne et les religions naturelles ou spiritualistes. Il s’agit de la doctrine de la création.

Aux yeux de la foi, Jésus n’est pas une simple fenêtre ouverte sur Dieu, mais l’agent même de la création. La foi chrétienne ne prend pas son origine dans la croix, mais dans la reconnaissance et la confession du premier article du Credo : « Je crois en Dieu, Créateur des cieux et de la terre. »

La croix comme la résurrection ne revêtiront leur sens rédempteur qu’une fois que nous aurons confessé le premier article du Credo. C’est ici que la distorsion de la création trouve sa principale opposition; elle empêche la confusion entre les trois personnes de la Trinité. Les récits historiques de la création, de la chute et de la rédemption tracent les limites entre l’expérience authentique du chrétien et celle qui ne se fonde que sur ses contrefaçons multiples et florissantes. Il convient également d’ajouter que nous ferions bien de chercher déjà les premiers éléments de notre pneumatologie sur les premières pages de la Genèse et non à partir du chapitre deux du livre des Actes…

Sans le message des origines, notre foi ne trouve pas d’assises, mais lorsqu’elle est bibliquement fondée, elle se passe de toutes ces mystiques que nous avons analysées. Notre rencontre avec Dieu ne fait jamais l’économie de l’écoute de la Parole. Elle ne peut se faire que grâce à la méditation exclusive de celle-ci, d’où la théologie réformée considérant la Bible, Parole de Dieu, comme moyen de grâce. Son message annonce en effet le rétablissement de l’harmonie entre Dieu et l’homme au moyen de la rédemption, de la croix et de la résurrection, sans que l’homme devienne Dieu ni que Dieu ne cesse d’être Dieu jusqu’à la fin, même durant son incarnation.

Toute la vérité sur notre personne et sur Dieu nous est révélée de manière objective. Elle trace les limites entre ciel et terre. Elle est guérison et rétablissement. Comprendre le rôle tenu par l’Esprit dans notre expérience vécue est d’une importance que nul ne sous-estimera, l’Esprit permet que l’enfer mental disparaisse et alors il y restitue une sereine confiance.

Si les pratiques religieuses et les formes de la prière mystique que nous venons d’examiner jouissent actuellement d’une grande popularité, le fait s’explique par la difficulté qu’il y a à respecter les règles du renoncement à soi, au « porter sa croix ». Il est évident qu’il est plus facile de se livrer à une gymnastique mentale ou physique que de consentir à la repentance et à la conversion. Mais la prière biblique nous apprend premièrement à nous remettre radicalement en cause jusque et surtout dans notre perpétuelle tentative de fabriquer une religion sur mesure.

Existe-t-il une convergence entre la spiritualité biblique personnaliste et la spiritualité mystique, ou même le mysticisme chrétien? s’interroge D. Bloesch. Il rappelle que la théologie allemande avait établi une distinction entre le « Mystik » (la mystique), un type d’expérience, et le « Mystizismus » (le mysticisme) qui annonce une piété ou une religion, voire une philosophie de la vie forcément non chrétienne. La foi biblique se trouve en opposition avec cette dernière. Si elle ne refuse pas de reconnaître la validité d’une expérience mystique, elle s’interrogera toujours sur sa nature profonde pour déceler tout ce qui n’est qu’aspiration du cœur pécheur cherchant à saisir Dieu par des voies détournées.

La conscience mystique n’est pas la foi, mais la foi, elle, peut comporter des éléments de nature mystique. Si elle est connaissance obéissante, elle est aussi expérience transcendante. La supplication adressée à Dieu et la méditation devant lui ne sont pas dissociées. La première présuppose la seconde. Pourrions-nous prier un Dieu tout-puissant dont nous n’aurions pas, au préalable, contemplé et médité les œuvres? Citant le catholique Hans Urs von Balthazar, qui cherche à corriger un déséquilibre évident dans l’exercice de la piété romaine, D. Bloesch rappelle que la prière contemplative ne peut et ne doit pas être autocontemplation, mais écoute respectueuse de ce qui, au plus profond de moi, ne provient pas de mon fond, mais reste Parole objective de Dieu. Von Balthazar estime, en effet, qu’il est faux de penser que l’oraison soit inférieure à la contemplation, la première étant réservée aux débutants, la prière contemplative étant destinée à une classe supérieure! Nous n’avons pas à contempler la vie ontologique de Dieu, poursuit D. Bloesch, mais à chercher son visage dans la vie incarnée de Jésus-Christ. Ce n’est qu’en lui que nous le connaissons véritablement et totalement.

Selon John Owen, théologien puritain, la contemplation, ou prière mentale, n’est pas supérieure à la prière prononcée verbalement. En observant le silence, nous n’entendons pas aller au-delà de la Parole, mais nous préparer à mieux l’accueillir. Luther, rappelle D. Bloesch, considère que la meilleure prière consistera en peu de mots utilisés en leurs divers sens profonds. Moins nombreux seront les mots, meilleure sera notre prière.

Si la spiritualité biblique peut à l’occasion favoriser l’isolement, la prière ne cesse jamais d’être une entreprise à la fois individuelle et communautaire. « Je célébrerai l’Éternel de tout mon cœur, dans l’intimité des hommes droits et dans la communauté » (Ps 111.1). La prière véritable n’est pas nécessairement ou exclusivement privée. Physiquement, on peut se trouver seul, mais spirituellement on ne sera jamais isolé. « Je ne suis jamais moins seul que quand je suis tout à fait seul », confiait au siècle dernier John Newmann.

Notes

1. A. Schlemmer, Foi et Vie, 1935.

2. Blaise Pascal, Pensées, P.U.F.

3. J. Ellul, L’impossible prière, Le Centurion.

4. T.F. Torrance, Kingdom and Church.