L'homme en question
L'homme en question
Le fait que les hommes s’interrogent sans cesse sur leur origine et leur destinée, ainsi que leur embarras devant le puzzle mystérieux de l’existence, trahit sans doute — plus que tout autre signe — leur malaise et leur inquiétude.
À quoi bon accumuler tant de science? Objet de ses propres expériences cliniques, l’homme et sa nature peuvent être observés sous toutes les coutures, mais à mesure que le savoir augmente, la vraie connaissance, elle, diminue. Pourquoi l’homme est-il à ce point un problème à ses propres yeux? Malgré toutes les explorations dans le fond de l’âme en quête de son identité, il demeure sans cesse perplexe, inquiet, torturé. Et, tel le héros du Procès de Franz Kafka, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Car il n’y a que les anormaux qui s’ignorent et les amnésiques qui s’oublient.
Depuis Socrate, le sage de l’antiquité grecque d’il y a près de 25 siècles, le conseil « Connais-toi toi-même » est resté sans effet. L’homme poursuit son chemin de malheur, maugréant, gémissant, maudissant son sort, égaré à chaque pas, frustré à chaque tournant. Et comme un amnésique, il ne sait d’où il vient ni où il va. Que lui est-il donc advenu pour se trouver dans un tel embarras? Toutes les explications sur l’homme sont partielles; partielles et parfois tellement malhonnêtes. Chacune d’elles le réduit à une partie de lui-même. Pour le naturaliste, l’homme est la combinaison savante, extraordinaire et intelligente de chaux, d’azote ou de phosphore. Et depuis peu, il est le résultat d’un code génétique appelé ADN, l’acide désoxyribonucléique! Mais en quoi cela l’avance-t-il?
Le biologiste assimile l’homme à l’animal, découvrant des éléments communs aux deux. Il y a encore le psychologue ou le psychanalyste avec ses mots savants : la libido, le moi, le surmoi et que sais-je encore… Et ainsi de suite. En vérité, on pourrait allonger la liste des spécialistes, car chaque discipline proposera son explication comme la seule normative. Le point de vue du poète est autre que celui du juriste. L’économiste représente l’homme différemment du physicien. Le philosophe en a une vision qui contredit celle du théologien. Qui a tort, qui a raison?
Le matérialisme dialectique et autres marxismes ou néo-marxismes parlant de l’homme sur le marché des idées gratuites me rappellent le chien de Pavlov avec ses réflexes conditionnés : ils entrent en transe chaque fois que le mot économie est prononcé. C’est l’homo économicus réduit à la dimension la plus simple du matérialisme. Mais l’homme, le principal intéressé, demeure toujours perplexe quant à son identité.
Que l’homme s’interroge sans cesse, qu’il fasse étalage de sa vie, qu’il s’adonne à une recherche qui finit par devenir une névrose obsessionnelle, rien de tout ceci n’est théorique. Forcés de regarder d’un œil dégrisé leur véritable situation, les hommes sont ahuris. Et si nous en parlons ici, dans un ouvrage religieux, ce n’est pas pour nous livrer à l’étude de l’anatomie de l’âme comme celle d’un organisme vivant, ayant de la peine à respirer et qui, voulant s’envoler, se sent complètement paralysé. Est-ce votre cas, ami lecteur goulu d’existence, mais désorienté? Le vôtre, homme d’âge mûr, vous débattant sous le lourd fardeau de votre vie et portant souvent celui des autres… Ou bien le vôtre, vieillard fatigué, parvenu à la dernière étape du parcours et vous demandant peut-être : à quoi bon cette longue course? Qu’ai-je compris au monde, à moi-même, aux autres?
Même l’amour pour autrui n’explique pas le sens de l’existence. Qui faut-il aimer? L’amour du prochain ne risque-t-il pas encore de remplacer l’essentiel, c’est-à-dire Dieu? En s’adressant à d’autres mortels mortellement malades, ne risque-t-on pas d’y trouver plus d’infection et de contamination que de remède?
Ni l’animal, ni l’univers, ni même son prochain ne sont le miroir qui renvoie son vrai visage à l’homme pour lui rappeler son identité. Malade, parfois cadavre, il me rappelle « Amédée, ou comment s’en débarrasser », la pièce bien connue de Ionesco.
Les philosophies en vogue, la foi en la raison ou dans le progrès, un semblant de morale ainsi que les pâles moralistes de service contribuent davantage à la confusion qu’à la guérison de l’homme. Mon histoire et la vôtre ont été contées par quelqu’un qui s’y connaissait à merveille dans l’inimitable et poignante parabole du fils cadet, celui qui a fui le foyer paternel, qui a dilapidé ses biens et qui a fini par être réduit à la plus vile des occupations, incapable de se nourrir même de la nourriture des pourceaux qu’il gardait (Lc 15.11-32).
On ne saurait se permettre de décrire une telle situation de manière impersonnelle et d’en parler de gaieté de cœur. Il serait criminel que des poncifs tels que : « c’est bien fait pour lui; il l’a voulu, il l’a mérité » sortent de notre bouche et de notre cœur. Dans une telle situation de détresse, nous autres chrétiens n’avons pas à ricaner ni à écraser de notre mépris l’homme rebelle, notre semblable. Aurions-nous oublié si vite — amnésiques d’une autre espèce — que nous étions, il n’y a pas si longtemps, de leur nombre, de leur race de désespérés, jusqu’au moment où nous nous sommes tournés vers le grand Pasteur de nos âmes, Jésus-Christ? Lequel d’entre vous, lecteurs chrétiens, n’a pas connu des heures de tristesse, d’inquiétude mortelle, de découragement infernal? Ces nuits interminables où des questions lancinantes et des interrogations torturantes vous ont gardé éveillé avant d’être éclairé par la lumière divine qui, tel un éclair fendant les ténèbres, a élucidé l’énigme?
Ou bien encore, cette découverte a eu lieu progressivement et vous avez découvert peu à peu le visage de celui qui est le vrai miroir de notre personne. Quelle joie alors : « pleurs de joie » de savoir enfin que nous aussi, que moi aussi, avec ma misère, mon ignorance, mon visage déformé, ma vie gâchée, je me retrouve devant le seul miroir qui me révèle et qui me rend ma véritable identité. Effaçant les traces du mal, les vestiges du péché, les taches qui me font honte — car mon regard d’homme ne saurait supporter leur vue — il n’y a que Dieu qui peut les supporter et les porter loin de ma mémoire pour les noyer, les faire disparaître pour toujours et me donner à la place une personnalité toute neuve.
Si tu te demandes, mon ami, « qui suis-je? », la seule, l’unique réponse à ta question est qu’en connaissant Dieu — et seulement à cette condition-là — tu peux te connaître. C’est en contemplant son visage que je découvre le mien. Et dans la gratitude, j’apprends alors qui je suis. En Dieu, je me connais et ma première parole, le tout premier balbutiement de mes lèvres lui sont dus : Il m’a créé comme toute chose, par sa Parole, dans sa Parole, pour sa Parole. « Tu m’appartiens », dit-il. Je suis ton Dieu, je t’ai donné ta carte d’identité, réplique exacte de la mienne, et tu n’en fais aucun cas; tu l’as froissée comme un vulgaire chiffon, tu l’as déchirée et jetée aux quatre vents. Comment ne serais-tu pas angoissé, malheureux, « passion inutile » sans me connaître?
Dieu est ainsi, passionnément épris de l’homme, sa créature, son enfant. Et il le prouve. Un jour qu’on s’y attendait le moins, il l’a crié à la surface de la terre lors d’une exécution capitale, il y a deux mille ans, sur une colline rocailleuse, aride comme un crâne chauve. Aux yeux d’un monde devenu fou, au vu et au su de tout un peuple et au milieu des traîtres, des renégats et des détracteurs, Dieu a prouvé son amour. Saint Paul nous le dit d’une manière simple, sans figures de style ni fioritures inutiles, dans un texte plus éloquent que l’aveu le plus passionné des hommes : « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2.20).
À présent que me voilà acculé à la croix du Calvaire, il ne me reste que deux solutions. Je ne puis passer outre; je ne puis échapper à l’unique occasion d’apprendre la vraie leçon sur ma vie. Ou bien, tel le grand Rembrandt, dans son célèbre tableau au pied de la croix, je me désigne et confesse comme coupable parmi les coupables, mais comme coupable repenti confessant sa faute, et alors je deviens homme, vrai homme, ou bien je tente d’esquiver la croix, m’imaginant pouvoir l’éliminer ainsi de ma vie, mais pour me précipiter en réalité, plus sûrement, de la colline qui surplombe la vallée où « il n’y a que pleurs et grincements de dents ».
Je suis homme dans la mesure où je prête attention à la déclaration de l’amour de Dieu et où j’accueille l’offrande suprême du Christ Sauveur. Il me parle et sa Parole résonne dans mon cœur, car je ne suis pas homme, simplement homme, comme un chien peut être simplement chien. Il n’y a pas d’homme en soi. Il n’y a que l’homme en face de Dieu, autrement l’homme n’est pas! « Ni anges, ni bêtes », pour citer l’immortel Pascal, nous ne sommes que les répondants de Dieu. Autrement, dans le désert de notre vie, à la poursuite de mirages qui s’éloignent à chaque pas, nous serons condamnés à n’entendre que l’écho de nos gémissements et le bruit insoutenable de la douleur humaine.
Oui ou non à Dieu? S’il cesse de me parler ou si je ne veux pas lui répondre, je cesse d’être. C’est pourquoi je m’étonne et je m’afflige, comme au début, de ce que les efforts conjugués de la science et de la technique n’ont réussi qu’à nous plonger dans une nuit de plus en plus opaque, sans nous éclairer sur notre identité. C’est Jésus-Christ, et lui seul, qui peut me dire qui je suis. Pourquoi argumenter, tergiverser, soupçonner et, folie suprême, refuser?
Une nouvelle fiche d’identité m’est donnée. La croix qui me dit qui je suis m’assigne aussi des tâches, désigne et limite mon activité. Dans cet univers qui devient intelligible, je trouve mon foyer, un champ pour cultiver et pour transformer en jardin. Je dois devenir le prophète explorant et appliquant la vérité, le prêtre-officiant qui célèbre Dieu, le roi qui organise et conduit toute activité.
Voici l’homme véritable; apaisé de ses tortures, guéri de ses maux, recouvrant sa mémoire, l’homme tel que Dieu veut que tu sois, mon ami, mon frère. Le jour est proche où tu seras dans la plénitude. Car il vient te secourir et te refaire entièrement. C’est à toi qu’il promet et destine les splendeurs de la création et la gloire du monde à venir. Il fera de toi l’homme, comme au premier jour, l’homme à son image, pour sa compagnie, pour ton bonheur.