L'optique biblique du travail
L'optique biblique du travail
S’il faut en croire les spécialistes, le travail, tel que nous le connaissons et tel qu’il est accompli actuellement dans les grands pays industrialisés, finira par disparaître, laissant aux ordinateurs un nombre grandissant de tâches, ce qui restreindra ou même supprimera un grand nombre d’emplois et même de professions.
Est-il permis à un prédicateur-théologien chrétien d’aborder un problème aussi terre à terre, d’autant plus que notre compétence en la matière est bien relative? N’aurait-il pas mieux valu nous consacrer uniquement aux questions dites religieuses et limiter nos préoccupations au seul domaine spirituel? Nous ne le pensons pas. Lorsque nous considérons la place que tient le travail dans notre vie privée et publique ainsi que le nombre d’heures que nous y consacrons (deux tiers de notre existence se déroule sous le signe d’une activité reconnue et rémunérée), nous ne pouvons, tout « spirituel » que soit notre souci, abandonner ce problème entre les mains des seuls spécialistes.
Certes, notre contribution à cette réflexion sera fort modeste. Elle se bornera à rappeler les principes que nous donne la Bible; nous laisserons aux spécialistes le soin d’apporter des solutions concrètes et bien adaptées aux circonstances actuelles et aux besoins des hommes et des femmes de notre temps d’après ces principes.
Car nous ne pouvons ni ne voulons ignorer le message biblique concernant ceux qui travaillent. La Bible ne traite pas des problèmes humains de manière abstraite, mais s’intéresse tout d’abord à l’homme concret et à son sort. Ainsi, tout en disant quelques mots sur les conditions du travail, nous voulons surtout interroger l’Écriture afin d’y puiser non seulement notre inspiration, mais encore des indications concrètes valables pour tout homme et pour tous les âges.
Le travailleur moderne subit, comme tout homme, l’évolution du monde dans lequel il vit. Ses conditions de travail, depuis la Révolution industrielle, en passant par la révolution technologique jusqu’à nos jours, ont changé drastiquement; elles affectent profondément son mode de vie et même sa personnalité. Tout change à une telle vitesse qu’il faut s’adapter constamment à de nouvelles technologies et à des conditions de travail nouvelles. Cela a des conséquences particulièrement sérieuses pour certaines catégories de travailleurs. Pour beaucoup d’hommes et de femmes, le travail est une sorte de « passage à vide », un certain nombre d’heures de labeur, quotidiennes ou hebdomadaires, qu’il faut supporter tant bien que mal si l’on veut pourvoir à ses propres besoins et à ceux de sa famille. Parfois, il sert aussi à assurer la prospérité ou la survie de la compagnie dans le cadre de laquelle on exerce des responsabilités. Mais en général, il n’est jugé qu’en fonction de l’argent qu’il rapporte.
Quant à l’ouvrier, lui, fatigué et renfermé, il reste souvent sceptique. Il a l’impression d’être considéré comme partie négligeable dans un univers qui le dépasse et il veut sortir le plus vite possible de sa condition. Certains sombreront dans une morne résignation.
Pourtant, lorsque nous consultons la Bible, nous sommes surpris de constater que le travail y est considéré comme bon. Le Psaume 104, par exemple, est un hymne de jubilation au travail. Par le travail, l’homme entretient et met en valeur le don de vie que Dieu lui fait. Il s’engage pour l’ordre de Dieu; il peut consacrer librement sa vie à son service. Tous les personnages importants de la Bible ont travaillé, et on comprend alors leur mépris pour l’oisiveté et la paresse. Il est extrêmement instructif de lire à ce sujet le livre des Proverbes, dans l’Ancien Testament. L’oisiveté et la paresse sont une méconnaissance, si ce n’est un mépris, de la volonté du Créateur. La paresse engendre tous les vices, car le corps et l’âme se corrompent dans l’inaction. Le travail n’est donc pas, en lui-même, une malédiction ni une nécessité inévitable, mais avant tout une joyeuse vocation; il n’est ni signe de limitation ni d’asservissement à la matière. C’est la paresse qui est malédiction aussi bien pour l’individu lui-même, pour sa famille que pour la société tout entière.
Cependant, le réalisme biblique ne nous permet pas de verser dans un optimisme excessif ni de faire du romantisme au sujet du travail de l’homme. Car, sitôt que celui-ci s’éloigne de l’optique divine, la vocation qu’il a reçue devient pour lui une contrainte et une cruelle nécessité. Le péché opère toujours et à tous les niveaux de notre existence une transformation profonde. Aussi, nos relations avec Dieu et avec le monde ambiant se sont-elles détériorées. Le récit de la Genèse rapporte que Dieu a placé l’homme dans le jardin d’Eden afin de le cultiver et de le garder (Gn 2.15). « Cultiver » et « garder », voici deux mots qui définissent parfaitement l’optique biblique du travail. L’homme est chargé de l’œuvre de Dieu. Il est son gérant, voire son vice-roi terrestre. Il reçoit le mandat divin de cultiver la terre pour lui faire produire les biens qu’elle cache dans ses flancs. Il conduira toute la nature à sa destinée encore secrète en la soumettant par son travail, car la création tout entière attend le travail des mains de l’homme pour parvenir à son épanouissement.
L’homme est chargé d’accomplir ce travail sous son contrôle. S’il garde et cultive, il doit le faire avec le sentiment que le domaine qui lui a été confié ne lui appartient pas en propre, mais reste la propriété de Dieu. Par conséquent, il ne peut agir ni avec orgueil ni dans l’anarchie; encore moins en maître souverain, car il n’est pas le propriétaire du champ qu’il laboure.
Inutile de rappeler que les expériences techniques, chimiques, biologiques ou autres, quel qu’en soit le domaine, réalisées dans le monde moderne, ne sont pas nécessairement bonnes, même si ceux qui les patronnent affichent des intentions pures et cherchent à faire croire qu’à la longue leurs objectifs seront bénéfiques à l’humanité. Il nous faut exercer une vigilance toujours accrue pour que la nature ne soit pas pillée et détériorée, que la faune et la flore soient préservées et que l’homme lui-même ne soit pas la victime directe ou indirecte d’une recherche scientifique pervertie et d’un travail aliéné, parce que coupé de sa source et détourné du but assigné par le Créateur.
Lorsque le travail de l’homme ne s’accomplit pas dans la communion avec Dieu et en dépendance de son commandement, il sera dépourvu de joie véritable et profonde parce qu’il aura perdu son sens et sa beauté. Alors, on assistera ou on s’engagera dans une âpre lutte pour « gagner son pain »; un pain qui d’ailleurs ne le rassasiera point, parce qu’il n’est plus reçu des mains de Dieu comme le fruit de son labeur. Bien plus, l’œuvre de l’homme accomplie loin de Dieu finit toujours par se tourner contre lui. Parfois, l’homme cherche à devenir Dieu à travers son travail, pratiqué comme une idolâtrie, s’imagine créateur et s’adore lui-même à travers son œuvre. Pourtant, malgré toutes ses fautes dans ce domaine, Dieu lui permet toujours de travailler, car c’est à travers ses œuvres que l’homme peut encore glorifier Dieu et servir son prochain. Mais il ne faudrait pas qu’il ressemble à un automate dépourvu d’âme, car il n’a pas été créé pour cela.
Il doit aussi avoir la possibilité de choisir librement la voie où il pourra faire valoir ses capacités.
« La nécessité de gagner sa vie et celle de ses proches ne doit pas le contraindre à contrecœur et surtout à contre-conscience dans une voie qu’il ne considère pas une vocation, mais le bagne rémunérateur » (F. Leenhardt).
Dans un tel cas, il ne faut pas s’étonner de rencontrer tant de travailleurs dont le visage reflète une profonde amertume et une existence sans âme, car le travail perverti ne procurera jamais de véritable joie.
Enfin, le travail est pour le croyant le lieu de son témoignage par excellence. Notre travail, comme nos paroles, reflète notre foi en Dieu. Il n’est pas une simple affaire de technique ou d’intelligence, d’habileté ou de conscience professionnelle. Il fait partie intégrante de notre vie de chrétiens par laquelle nous devons rendre témoignage à Dieu. Que ce témoignage soit difficile et qu’il pose une foule de questions, c’est un fait reconnu. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est nécessaire et même indispensable.
Comment peut-on être ce témoin aux heures d’atelier, de bureau, d’école ou de commerce? Notre façon de travailler doit être tout d’abord empreinte de la joie de servir; de liberté aussi à l’égard des complexes de « lutte de classes » et des préjugés politiques. Alors, ceux qui verront nos œuvres glorifieront notre Père céleste (Mt 5.16).
Que pouvons-nous faire dans ce monde où la banqueroute morale est flagrante? Comme disciples et témoins de Jésus-Christ, il nous faut fortement insister pour que la conception chrétienne et biblique du travail puisse prévaloir dans l’organisation actuelle de celui-ci. C’est l’avenir de l’homme qui en dépend, quels que soient, par ailleurs, le progrès technique et les questions contingentes. L’intérêt égoïste des meneurs de jeu dans le monde ouvrier, les abus que l’on constate parfois chez certains employeurs, les servitudes morales et physiques que connaît notre monde ne pourront être surmontés que si une vie nouvelle est infusée dans nos existences et dans nos structures sociales.
Soyons donc prêts à proclamer la seigneurie du Christ, qui englobe tous les aspects de notre vie. Nous devrions être capables d’en discuter partout et d’en tirer toutes les conséquences pratiques. Si nous lui demeurons fidèles et si nous refusons toute demi-mesure, alors un ciel nouveau s’élèvera sur nos têtes de travailleurs. Nous avons aussi une promesse :
« Ainsi, mes frères bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, progressez toujours dans l’œuvre du Seigneur, sachant que votre travail n’est pas vain dans le Seigneur » (1 Co 15.58).