Luc 22 - Le Christ enchaîné
Luc 22 - Le Christ enchaîné
« J’étais tous les jours avec vous dans le temple et vous n’avez pas mis la main sur moi. Mais c’est ici votre heure et le pouvoir des ténèbres. »
Luc 22.53
« La cohorte, le tribun et les gardes des Juifs saisirent alors Jésus et le lièrent. »
Jean 18.12
À Gethsémani, les événements se précipitent. Le dernier acte est l’arrestation de Jésus. Mais voici qu’au milieu d’une certaine confusion, tandis que le détachement venu l’arrêter se trouve face à un personnage exceptionnel et qu’effrayé recule presque en fuite, un geste de l’impétueux Pierre tranche l’oreille d’un officier. Ce sera l’occasion pour le Christ d’accomplir un nouveau et dernier acte puissant : il guérira Malchus, l’officier dont le nom nous est rapporté par l’Évangile.
Acte de puissance, encore un, mais ainsi que nous venons de le dire, le dernier de l’espèce. Les mains qui viennent d’accomplir ce geste refuseront de briser les menottes qu’elles portent. La chaîne qui les entoure pèsera lourd sur elles.
Pourquoi ce refus, demandons-nous; le Christ n’aurait-il pas pu donner une autre preuve, une preuve suprême, accomplir un prodige extraordinaire et, libre et souverain, se dégager de cette cohorte de minables qui a tremblé en sa présence? Mais il en est ainsi, parce que le Christ était précisément venu pour porter cette chaîne-là, pour se laisser arrêter, pour achever la mission divine qui lui est confiée. Il se laissera livrer sans protestation entre des mains iniques. À Gethsémani, le dernier miracle qu’il accomplira sera encore en faveur des hommes, non pour sa personne. À présent, le Maître de la vigne, pour reprendre l’image de la parabole qu’il avait dite peu de jours avant Gethsémani, se laissera entraîner par de veules mercenaires qui s’imaginent être les vrais maîtres et possesseurs de la vigne.
Et cependant, il y eut là un miracle, à cette heure d’arrestation par le truchement d’un vendu et la brutalité de gardiens peu scrupuleux; si les mains du Christ ne se sont pas déliées, sa parole divine, elle, ne fut point arrêtée. Car nous l’entendons s’adresser à la cohorte et aux chefs par des paroles, parmi les plus significatives, qui jettent la lumière et qui expliqueront véritablement tout le sens de la passion endurée à Gethsémani : C’est ici, dira-t-il aux hommes qui l’appréhendent, c’est ici votre heure et la puissance des ténèbres.
Les ténèbres. Faisait-il simplement allusion à l’heure avancée de la nuit? À mon sens, on devrait raisonnablement penser qu’il songe plutôt aux ténèbres beaucoup plus épaisses, épouvantables et hideuses, que sont les ténèbres spirituelles.
Le sens véritable de cette phrase devrait s’éclairer à la lumière du passage de l’Évangile selon Marc, lequel, à cet endroit, déclare que ceci se passa selon les Écritures, afin que l’antique prophétie se réalise. L’événement dont nous sommes les spectateurs, cette arrestation et l’enchaînement de Jésus le Messie durant cette heure-ci, avait donc été fixé depuis fort longtemps, en fait depuis toute l’éternité. Tout avait été prévu, décidé, et ce qui a été programmé devra s’accomplir dans ses moindres détails. Dieu les avait prédits dans les oracles prononcés par les anciens prophètes. Ce n’est que par sa volonté que des hommes mettent la main sur l’innocent, et en lisant les trois Évangiles, nous sommes informés de cette décision éternelle concernant le sort du Sauveur.
Mais pourquoi ces hommes-là sont-ils quand même venus à cette heure-ci? Il est clair qu’il s’agit bien d’une heure qu’ils ont choisie, et on sait par quels vils mobiles calculateurs ils ont été motivés, par crainte du peuple qui aurait pu se soulever contre les autorités religieuses juives et éventuellement même délivrer celui à qui l’on chantait les hosannas et que l’on accueillait triomphalement dans la capitale, il y a quelques jours à peine! Or, voilà que l’Évangile prend le soin de nous expliquer le pourquoi : c’est Dieu qui leur accorde la permission d’agir en cette heure-là.
Tout ce qui a précédé cette heure-là, depuis les premiers instants de la création, en passant par toutes les étapes successives de l’histoire universelle, depuis les toutes premières jusqu’aux ultimes révélations, tout, absolument tout, dut converger vers cette heure-ci. Cette heure-là semble naître du ventre de la nuit. Pourtant, Dieu, le Créateur et le Souverain qui décide et oriente la destinée des peuples et des nations, a prévu un espace pour cette heure-là; les batailles des conquérants, les règnes des potentats, les conflits entre royaumes, les migrations des tribus, les mouvements complexes qui règlent les mouvements cosmiques, l’évolution des astres du firmament, le changement des saisons, tout ce qui a le mouvement et l’être ont permis que sonne cette heure de ténèbres dans la nuit de Gethsémani, et qu’ait lieu l’arrestation du Fils éternel de Dieu. Dieu l’a fixée en laissant à Satan les mains libres, mains criminelles, agiles dans leur liberté infernale, afin que l’adversaire mette à exécution ses funestes projets. Cette heure-ci est donc l’heure de Satan!
Les ténèbres dont parle Jésus sont la puissance même du péché, l’ensemble du complexe infernal, la totalité des hordes démoniaques, la légion des diables qui empoisonnent l’atmosphère dans le jardin des Oliviers et même au-delà, qui vomissent malédiction après malédiction, qui crachent feu et souffre à travers l’épais feuillage de l’oliveraie. Quelle horrible réalité, quelle constatation épouvantable que cette heure, celle du diable, a pu sonner et que, fulminant et affamé, il a pu rôder tel un lion rugissant pour dévorer l’homme de douleur, le seul innocent qui ait jamais marché sur les sentiers souillés de cette terre.
À cette heure-ci, les saints anges trembleront, retenus en arrière, quasi impuissants à arrêter le déicide que l’on est en train de commettre, eux qui, à sa naissance, étaient accourus à Bethléem pour entonner un Gloria in excelcis Deo cosmique et proclamer à la face du monde et de quelques bergers, témoins de la nativité, l’avènement du Sauveur; à Gethsémani, ils sont retenus, et même repoussés en arrière. Profondément bouleversés par ce qui se déroule devant leurs yeux, ils assistent au spectacle du plus infernal pandémonium déchaîné sous les cieux au cours de la longue marche des humains. Les diables sont autorisés à tirer les ficelles; ils déchaînent les vagues furieuses de leur haine venimeuse et mortelle; les diables sont déjà infestés par le ver qui ronge et ne meurt point, enflammés par le brasier qui ne s’éteindra pas durant toute l’éternité, ils se précipitent sur Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu, le Messie, Sauveur du monde.
Il est minuit, mais on peut dire que c’est midi, plein jour à l’horizon de l’histoire de l’humanité. Ils ont trouvé le Saint accablé de tous les péchés du monde, qui est devenu péché aux yeux de Dieu. Dieu laisse les flammes de son jugement l’entourer et le dévorer; ceux qui sont chargés de souffler sur celles-ci afin de les maintenir vives, pour alimenter la fournaise universelle, y soufflent avec toute leur véhémence pour que le feu du brasier devienne plus blanc encore et que la fournaise chauffée à l’infini exhale les vapeurs de la colère d’un Dieu à la fois juste et pur sur le cœur de Jésus, mon Sauveur.
Mes amis, gardons-nous d’assimiler cette tragédie-là à toutes les autres, mythiques ou réelles, que nous aurions connues. Ne nous trompons ni du sens ni de la nature de l’événement dont nous parlons en ce moment. Il s’agit de la passion de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, notre Seigneur. Elle est l’horreur des horreurs et n’a rien, absolument rien, d’analogue avec les événements dont l’histoire des hommes nous a laissé la mémoire. Ce n’est pas là une dramatisation due à une sensibilité chrétienne exacerbée.
Le livre de l’Apocalypse rapporte au début du huitième chapitre qu’il y eut au ciel un silence pendant « une demi-heure ». Je suppose qu’il s’agissait du silence durant cette heure-là de Gethsémani, tandis qu’éclataient et se répandaient les ténèbres universelles du mal. Jamais auparavant il n’y eut de silence de cet ordre au ciel. Il dut être observé, ce silence extraordinaire au ciel, devant la déréliction et bientôt lors du crucifiement du Fils de Dieu. Tandis que la ville sainte est plongée dans un profond sommeil, celui de l’indifférence irresponsable et de l’apostasie coupable, et que s’endorment aussi les tribus de toute la terre, Goths et Gaulois, Grecs et Romains, Orientaux et Occidentaux, aborigènes des continents perdus et habitants des steppes profondes, que les anges tremblants se tiennent à distance dans un silence qui nous étonne, leurs mains liées, les démons, eux, reçoivent délégation pour s’abattre sur le Fils de l’homme, venu pour être livré entre leurs mains meurtrières.
Pourtant, ne voyons pas que tragédie sur cette scène nocturne du jardin des Oliviers. Grâce au regard de la foi et à cause de ce que précise l’Évangile, nous y entendons surtout la nouvelle rassurante. Cette heure-là, celle de la puissance des ténèbres, est également l’heure de la grâce divine. N’a-t-elle pas été fixée par sa décision? En toute liberté?
Apparemment, le vacarme des cloches qui annoncent un sabbat diabolique déclenchant la danse des démons est autorisé par la volonté à la fois puissante et gracieuse de Dieu, qui fait avancer l’aiguille de l’horloge. Satan prétend agir par le droit de Satan. Dieu, au contraire, déclare que, dans l’apogée même du pouvoir qui lui est accordé, Satan reste un sujet soumis, simple exécutant d’une décision souveraine, au-dessus de tout pouvoir, fut-il celui de l’archange déchu. L’heure infernale est à la fois celle de Satan et l’instant durant lequel se manifestera le dessein rédempteur et bienveillant de notre Dieu. L’heure des ténèbres, comme chaque heure de ténèbres, indique aussi au regard de la foi l’heure lumineuse du ciel. C’est elle qui fait percer l’obscurité par des rayons qui bientôt illumineront la scène tout entière, la transformeront, signaleront la victoire ultime de celui qui a le pouvoir de faire mourir et qui fait la grâce aussi de ressusciter.
Nous nous demandons pour quelle raison le ciel s’est obscurci à ce point, puisque toutes les lumières qui illuminent nos esprits, de même que le vaste univers, y prennent leur source; une ouverture minime aurait inondé de son éclat l’obscurité la plus opaque. La raison en est pour mieux égarer l’adversaire, le vaincre, pour lui ôter toute chance de s’échapper. Le poison qu’il vomit à cette heure-ci se retournera contre lui. Mais les anges n’interviendront pas avant que ne se vide le volcan fulgurant en ébullition.
Le Christ n’a pas résisté à Satan; il s’est laissé appréhender par des hommes. Lui qui avait exhorté ses disciples de tourner l’autre face à celui qui les frappait, il vient à présent de donner l’exemple suprême. Ce n’est point par simple conviction de non-violent, mais parce que, même à cette heure-ci, il ne détournera pas son regard de Dieu son Père, dont il exécute les desseins divins.
Imaginons un instant ce qui en réalité est impensable : imaginons que le Christ ne sut pas que cette heure-ci fût décidée par Dieu. Alors, son silence serait méprisable, sa soumission une désobéissance, sa non-violence preuve de lâcheté. Les mains qui guérirent l’officier du détachement auraient été celles d’un homme las, laissant l’océan de Dieu inonder et étouffer les champs de Dieu.
Cependant, nous lui serons reconnaissants de ce que rien de pareil ne s’est produit. Jusqu’à cette heure-ci, et surtout à cette heure-ci, il conserva sa conscience messianique et acheva sa mission rédemptrice.
Le coup massif qui vient le frapper est accepté comme la verge de la discipline paternelle. Sa non-résistance sera plus efficace que toute résistance qu’il aurait pu opposer. En réalité, il est l’homme fort qui aiguise son épée tandis que Satan pénètre dans le champ pour lui livrer un combat mortel; ainsi, il blessera le prince des ténèbres d’une blessure mortelle. Et alors, au pied de sa croix, Satan s’affaissera vaincu, écrasé, mortellement blessé, mais s’agitant encore.
Je crains que l’admirable Jean-Sébastien Bach, dans sa Passion selon saint Matthieu, n’ait pu tout à fait saisir le sens de ce qui se déroulait à cette heure-ci. Sans doute, le grand cantor de Leipzig n’a pas été un excellent théologien. Il se demandait : Où sont donc les foudres de Dieu pour frapper l’ennemi? Sachons-le, si Dieu avait lâché les tonnerres sur la horde des démons, et certainement il aurait pu le faire, il aurait été infidèle à lui-même. Sa justice ne serait que l’expression d’une humeur arbitraire.
Mais le Dieu de la Bible ne connaît point d’arbitraire. Il n’est pas comme le Jupiter olympien qui, à chacune de ses sautes d’humeur, lâche ses foudres et soulève les vagues furibondes de l’océan. Jupiter peut jouer avec les destinées des mortels autant que celles de ses dieux subalternes. Les dieux et les héros de la mythologie ancienne n’auraient pu parler comme a fait Jésus de cette heure-ci et des puissances des ténèbres. Le Dieu de l’Évangile est saint; il se passe des fantaisies stupides et autres actes blasphématoires des dieux de pacotille d’Olympe ou d’ailleurs. Car il place entre sa divinité majestueuse et notre propre néant un Médiateur tout suffisant, qui nous rapproche de lui et qui nous redonne vie.
Aussi il n’enverra point ses foudres. Il n’écrasera pas Malchus, l’officier, chef de ceux qui arrêtent Jésus. Tout juste on lui arrachera un bout d’oreille. Car envoyer sur ce militaire les foudres du ciel reviendrait à frapper du même coup Jésus et l’anéantir avant l’heure, l’empêcher d’achever sa mission sur la croix.
Dieu a réservé une telle heure pour l’enfer. Si les coups avaient plu du ciel, ils n’auraient pas atteint seulement les Juifs et les Romains, mais encore et surtout Jésus le Christ. C’est pourquoi le Roi Sauveur marche-t-il enchaîné en captivité. Il n’échappera pas à sa destinée rédemptrice. Il ne brisera pas, tel un Samson en captivité, les cordes qui l’enserrent. Dieu en a bouclé la boucle en personne, avec toute sa force. Jésus n’est venu que faire la volonté de son Père, rien de plus, mais rien de moins.
Admettons donc la présence indispensable de Satan. Dieu livre son Fils entre les mains de celui-ci, le tyran. Il n’a pas joué d’après ses humeurs. Les dieux des hommes jouent avec leurs humeurs et sont alors eux-mêmes les jouets de leur propre arbitraire. Le Dieu et le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le grand Pasteur de nos âmes, le Dieu de toute la Bible, Ancien et Nouveau Testament, s’est lié à sa justice et à sa vérité même, lorsque tous les démons de l’univers ont été relâchés sur leur proie et se comportent comme des fauves sanguinaires. Les anges se sont tenus tranquilles, incapables d’intervenir. En ce trait aussi nous voyons l’unité qui unit le Père au Fils, dans la communion du Saint-Esprit qui procède de l’un et de l’autre.
Quant à nous, hommes mortels, nous savons pourquoi le Christ s’est laissé enchaîner sans résistance; afin de pouvoir briser toutes celles qui nous retiennent captifs et qu’ainsi il puisse exercer, sur chacun d’entre nous, son pouvoir libérateur; nous accorder sa protection de vrai Berger, ce bon Berger qui a donné sa vie pour ses brebis. Vénérons-le avec notre faible foi et reconnaissons-le comme notre Maître dans la vie et en face de la mort.