Luc 23 - Chemin de croix Message du Vendredi saint
Luc 23 - Chemin de croix Message du Vendredi saint
« Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix, pour qu’il la porte derrière Jésus. Une grande multitude de peuple et de femmes le suivait; celles-ci se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. Jésus se tourna vers elles et dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi; mais pleurez sur vous et sur vos enfants. Car voici, des jours viendront où l’on dira : Heureuses les stériles, heureuses celles qui n’ont pas enfanté, et qui n’ont pas allaité! Alors on se mettra à dire aux montagnes : Tombez sur nous! et aux collines : Couvrez-nous! Car, si l’on fait cela au bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec? »
Luc 23.26-31
Représentons-nous, quelques instants, le spectacle qui se déroula sur le chemin de la croix lorsque Jésus le gravit après sa condamnation. L’évangéliste Luc conclut la scène précédente en disant : « Pilate livra Jésus à leur volonté » (Lc 23.25), c’est-à-dire au bon plaisir des chefs et des prêtres du peuple. Est-ce un amer sarcasme ou l’indignation à peine contenue de l’homme qui apprend jusqu’où peut descendre l’homme irresponsable?
Jésus n’a pas mangé depuis le repas pascal. Privé de sommeil, il est traîné d’une autorité à l’autre. Il a été battu, on lui a craché au visage, et le spectacle qu’offre son corps est insoutenable, quasi repoussant. L’homme placé sous le poids de son propre instrument de supplice et qui gravit le chemin de la colline, vers le lieu dit du Crâne, traverse déjà avant sa mort un orage que tous les hommes ensemble n’auront jamais connu. Il avait été livré entre les mains de la soldatesque, ces légionnaires romains qui avaient roulé à travers tant de pays et vécu tant d’heures terribles. Comment auraient-ils pu faire même l’aumône d’une pensée à ce malheureux condamné qu’ils avaient réduit en loques? Car lorsque le soldat romain se mettait à battre un supplicié, il n’y allait pas de main morte. Souvent, il le laissait comme un monceau de chair ensanglanté et amorphe, avant même que la sentence ne fût exécutée dans les règles. Cela aurait pu se passer mieux chez les juifs dont les lois charitables ne permettaient pas qu’un condamné reçoive plus de coups que ceux désignés par la loi et qui, une fois frappé, pouvait toujours se tenir debout sur ses pieds et repartir. Mais avec les légionnaires romains insensibles à toute humanité, les coups de la flagellation laissaient souvent la victime presque morte. Mais Jésus est resté debout. Il sera donc chargé de sa croix. Les bras de celle-ci, sur laquelle il sera cloué tout à l’heure, déchirent à présent son dos ensanglanté par les coups reçus. Ne nous étonnons donc pas si un homme de passage, Simon dit de Cyrène, sans doute un émigré de la Libye, rentrant chez lui après le rude labeur de la matinée, est réquisitionné pour porter la croix à la place de Jésus, épuisé et quasi mourant.
Sur le chemin de la croix apparaît la grande solitude du Christ. Il est pourtant accompagné de la cohorte des gens armés et entouré d’une foule, plutôt d’une meute, c’est-à-dire un rassemblement d’hommes irresponsables s’imitant les uns les autres, criant sans savoir pourquoi, hurlant leur désapprobation ou affichant leur plaisir devant la tournure des événements. Et chacun de ceux qui forment cette masse de spectateurs est, pro ou prou, personnellement responsable du forfait qui s’accomplit sous ses yeux. Enfin, il y a ce groupe de femmes pleureuses qui, selon des coutumes charitables, accompagnaient le supplicié jusqu’au lieu de son exécution. Elles ne font pas partie du groupe de femmes qui formaient l’entourage de Jésus. Peut-être ont-elles rencontré une fois ou l’autre Jésus de Nazareth? Y avait-il parmi elles une mère qui lui avait présenté son enfant malade ou dont un proche parent avait été guéri? Peu importe, elles sont là pour accomplir un pieux devoir et se lamenter sur le sort d’un homme jeune qui connaît un destin tragique.
Jusque là, Jésus ne dit pas un mot, ce qui a pu plonger les autorités dans la perplexité ou même décupler la haine des adversaires. Alors lui, qui ne pensera jamais à lui-même et qui boira la coupe jusqu’à la lie, adresse maintenant des paroles d’avertissement terribles, redoutables, mais qui témoignent aussi d’une tendresse infinie.
« Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car voici les jours viennent où l’on dira : Heureuses les stériles, heureuses celles qui n’ont pas enfanté et qui n’ont pas allaité! Alors on se mettra à dire aux montagnes : Tombez sur nous! et aux collines : Couvrez-nous! Car si l’on traite ainsi le bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec? »
Devant la souffrance de l’homme qu’elles accompagnent, les filles de Jérusalem avaient peut-être perdu le sens de la mesure et étaient même sorties des limites de la rationalité. Mais lui, il n’avait pas perdu le sens ni la conscience, et il conservait encore toutes ses facultés intactes. Aussi, l’avertissement adressé prend-il une autre dimension. Ce n’est pas le dépit faisant souhaiter que les événements malheureux qu’on endure se produisent aussi pour autrui qui inspire les paroles de Jésus, car c’est Jésus de Nazareth qui parle ici, le Prophète de Dieu, le Fils même de Dieu. De ce Dieu qui, au cours de siècles d’alliance et de rapports avec Jérusalem et avec la nation à laquelle appartiennent ces femmes, n’a cessé de contester, de rappeler, d’avertir, de tendre ses mains paternelles, de faire entendre sa voix sollicitant l’accueil, et qui, chaque fois, a été bafoué, rejeté, renié et trahi. Au moment où Jésus de Nazareth gravit le chemin caillouteux de la colline chauve, cette nation atteint le paroxysme de la révolte qu’elle couvait contre son Dieu et Libérateur depuis des siècles.
Les filles de Jérusalem ne virent en lui qu’une victime impotente; l’heure de la défaite avait sonné pour ce Messie meurtri et rejeté. Elles pensaient qu’il était définitivement emporté par le tourbillon déclenché par des chefs arrogants. Elles avaient encore la santé et conservaient leurs foyers. Elles appartenaient à leur nation et restaient attachées à leur religion. Mais durant ces moments, elles subissent une nouvelle confrontation avec le Dieu de leurs ancêtres, dont le Fils portant la croix leur rappelle les opiniâtres résistances du peuple juif et l’apostasie tant de fois dénoncée par les prophètes de jadis. Le châtiment de Dieu ne les épargnera pas. Voilà l’avertissement. Certes, peu de nations ont connu au cours de leur histoire des déportations, des massacres et des malheurs semblables à ceux qu’avait connus le peuple de Jésus. Mais rien de ce passé tragique n’égalerait ce qui attendait la nation rebelle. Les femmes qui le pleurent ne se rendent pas compte de l’enjeu véritable. Elles sont inconscientes envers leur propre malheur. Quelques dizaines d’années plus tard, en l’an 70 de notre ère, ce sera l’horreur des horreurs de toute leur histoire, lorsque les légions romaines auront fait de Jérusalem et de sa population un exemple pour tout l’empire. Le jugement annoncé par le supplicié du Calvaire s’abattit sur la ville sous une forme terrifiante.
Mais qu’en est-il de nous, qui entendons ces paroles du crucifié résonnant aujourd’hui avec la même force et la même précision qu’elles résonnèrent pour les habitants de Judée? Je suppose qu’à l’instar de ces femmes juives, nous aussi, nous versons des larmes sur le sort réservé à l’homme innocent parmi les innocents. Nous aussi nous déplorons ce procès inique d’un tribunal romain et d’un tribunal juif qui voulut le perdre à tout prix, allant jusqu’à soudoyer de faux témoins pour parvenir à ses fins. À moins que, chrétiens modernes emportés par des égarements modernes, nous établissions des comparaisons entre la souffrance du Fils de Dieu et celles qui frappent les hommes de notre époque. À moins que, récupérateurs et vils usurpateurs de ce qui est divin et rédempteur, nous nous mettions à trafiquer à notre manière la passion du Christ dans une sorte de transsubstantiation sacrilège, sous couvert d’humanisme et de sentiments humanitaires. Que nous nous livrions, nous autres chrétiens d’aujourd’hui, à cette nouvelle escroquerie qui consiste à « recrucifier » le Christ à la manière du romancier inique Nikos Kazantzakis. Quand le Christ est assimilé à l’homme, tout peut arriver. L’homme devient lui-même Christ à la place du Christ véritable et il se passe alors du divin Sauveur, celui des Évangiles, dont le corps brisé et le sang répandu nous rachetèrent et rétablirent l’alliance entre Dieu le Père et ses enfants perdus.
Oui, qu’en est-il de nous? L’avertissement du jugement prononcé par Jésus ce vendredi-là reste d’une actualité qui devrait éclipser toutes les autres et qui éclaire singulièrement toutes les autres actualités de la vie quotidienne des hommes. Nous devons soit nous méfier du Christ, soit l’écouter dans l’adoration. Le jugement, nous le vivons déjà sous des formes diverses et hideuses, et les femmes qui n’ont pas enfanté pourraient en effet se dire heureuses. Car nous avons enfanté et nous ne cessons d’enfanter une génération de méchants et de maudits de Dieu. Nous avons commis le sacrilège suprême, l’unique crime incompréhensible et révoltant : tourner le dos à celui qui nous donne la vie et qui reste notre Dieu et notre Père, notre Seigneur et notre Juge.
Et le résultat en est l’escalade du mal sous toutes ses formes. La liste que je peux en faire est loin d’être exhaustive : crimes et violences de toute sorte, drogue et désordres sexuels, avortement et homosexualité, le vil asservissement aux puissances de l’argent, une culture aveugle et suicidaire, rupture des liens familiaux, alcoolisme…, oui la liste de l’immoralité sous toutes ses formes est longue, très longue… Et ce qui est encore plus effrayant c’est qu’elle s’efforce, par tous les moyens, de se présenter comme le bien. Le bois vert a subi le jugement, mais nous, bois sec, branches mortes juste bonnes à être brûlées, consumées et anéanties, comment échapperions-nous au jugement?
Jésus nous exhorte à pleurer sur nous-mêmes. Il ne saurait que faire de nos sensibleries, même religieuses, en ce qui le concerne. Et à moins que nos cris ne deviennent des appels au secours et que nous tendions vers le Sauveur nos mains et notre foi, le jugement nous surprendra sans remède. Le Jésus du Calvaire est aussi le Christ du dernier jour, le Seigneur glorieux qui viendra juger les vivants et les morts, celui que, nous aussi, nous avons percé par chacune de nos dérobades, apostasies, trahisons ou révoltes, perpétrées sans remords ni soucis, dans une inconscience bestiale. Mais la Bonne Nouvelle du chemin de la croix nous atteint. Le Christ a parlé pour nous pendant que ses muscles se déchiraient et que la sueur mêlée de sang coulait tout au long de ses membres. Il gravit le Calvaire pour que notre appel au secours trouve une réponse et que nos larmes de repentir puissent recevoir le pardon et la grâce.
Rembrandt, l’illustre peintre néerlandais, a peint une célèbre crucifixion. Parmi la foule qui entoure le Christ, on aperçoit, au pied de la croix, l’artiste lui-même. Il pointe son doigt vers lui en signe d’aveu et de repentir. Lui aussi est coupable de la crucifixion.
Le chemin de la croix nous adresse une invitation pressante à avouer nos péchés et à nous repentir de nos fautes. L’agonie du Calvaire, la flagellation des Romains, les insoutenables sarcasmes des dirigeants hypocrites, le déchaînement haineux de la foule, la lâcheté de Pilate et l’abandon des amis ont été subis pour que nous retrouvions la grâce de Dieu, notre Père. Disons donc avec le prophète de jadis :
« À toi, Seigneur, appartient la justice, et à nous la honte et la confusion à ce jour. […] À nous la honte au visage […] parce que nous avons péché contre toi. Auprès du Seigneur, notre Dieu, la compassion et le pardon, car nous avons été rebelles envers lui » (Dn 9.7).
À cause de tes grandes compassions, Seigneur, aie pitié; fils de David, aie pitié de nous!