Matthieu 26 - Accusateur et juge
Matthieu 26 - Accusateur et juge
« Les principaux sacrificateurs et tout le sanhédrin cherchaient quelque faux témoignage contre Jésus, pour le faire mourir. Mais ils n’en trouvèrent pas, quoique plusieurs faux témoins se soient présentés. Enfin il en vint deux qui dirent : Celui-là a dit : Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours. Le souverain sacrificateur se leva et lui dit : Ne réponds-tu rien? De quoi témoignent-ils contre toi? Jésus garda le silence. Et le souverain sacrificateur lui dit : Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. Jésus lui répondit : Tu l’as dit. De plus, je vous le déclare, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel. Alors le souverain sacrificateur déchira ses vêtements et dit : Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins? Vous venez d’entendre son blasphème. Qu’en pensez-vous? Ils répondirent : Il est passible de mort. Là-dessus, ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des coups de poing; d’autres le giflèrent, en disant : Christ, devine, dis-nous qui t’a frappé. »
Matthieu 26.59-68
La comparution du Christ devant les principaux sacrificateurs et le Sanhédrin juif est d’ordinaire appelée le procès de Jésus. Mais la question réelle est de savoir qui, en définitive, est l’accusateur et laquelle des deux parties est le véritable juge de l’autre.
Suivons la trame des événements. Depuis Gethsémani, le Christ est d’abord amené devant le grand sacrificateur, Anne, qui n’agit pas officiellement comme tel, mais fait subir un premier interrogatoire (peut-être même en l’absence de l’assemblée religieuse suprême). Le silence de Jésus étonne ses juges, il passe pour une provocation, tandis que se déversent sur lui des flots de fausses accusations.
Plus tard, il sera amené devant Caïphe, le souverain sacrificateur en exercice et gendre du premier. Je n’analyserai pas ici tous les détails de ce procès. À mon sens, la lecture des quatre Évangiles, avec leurs variantes, nous offre une image suffisamment fidèle de la manière dont se sont déroulés les événements. Pour ma part, j’insisterai sur ce qui se trouve au cœur de cette scène dans la cour sacerdotale. L’obligation imposée à Jésus de se prononcer sous serment sur son identité et la réponse du Christ constituent à vrai dire le point culminant de ce procès.
Des accusateurs cherchent en vain de « faux témoins ». Contre celui qui est la vérité, aucune « puissance » ne peut être dressée, sinon la puissance du mensonge. Or, c’est maintenant l’heure de la puissance des ténèbres. Jésus, qui a été livré par le baiser de Judas, ne peut être accusé devant son peuple que par des menteurs, inspirés par le père du mensonge. Les témoins véridiques sont absents ou se taisent. Chose curieuse, même Judas ne se trouve pas parmi ces accusateurs.
Jésus avait prononcé, sans doute au début de son ministère (d’après Jn 2.19), une parole relative à la destruction du Temple, celle qu’invoquent les faux témoins. Jésus ne daigne pas s’expliquer. « Il garde le silence. » Par son silence, Jésus reproduit l’un des traits essentiels de la figure du Serviteur de l’Éternel qui subit les outrages et l’oppression des hommes sans ouvrir la bouche (És 53.7). Seul peut se taire ainsi celui qui a renoncé à toute justification humaine, à toute contestation personnelle avec ses adversaires, et qui a remis entièrement sa cause entre les mains de Dieu. Ce silence qui, devant le jugement des hommes, pourrait apparaître seulement comme un signe de confusion, de passivité ou de dédain orgueilleux manifeste en réalité l’obéissance de celui qui, en ne résistant pas au méchant, vient accomplir la justice de Dieu (Mt 5.39).
Le serment exigé du Christ est une simple routine humaine. Caïphe avait décidé que cet homme nommé Jésus devait être éliminé. Or, les motifs de condamnation sont insuffisants. L’unanimité pour livrer le prisonnier aux autorités romaines fait défaut. Alors le grand-prêtre a recours au serment solennel. Il va ouvertement poser la question de la messianité de Jésus. Caïphe ne demande pas au Christ s’il est un Messie ou s’il est le précurseur du Messie, ou encore s’il se prend pour l’équivalent d’un Messie. Bien au contraire, il abjure Jésus de leur dire s’il est bien le Messie attendu, le grand, le vrai, le Messie prédestiné, chargé d’une mission mondiale. Caïphe devait exiger ce serment parce que ni les accusations ni le silence de Jésus ne fournissaient de terrain suffisant pour le condamner. Or, en sa qualité de souverain sacrificateur, il peut user de son droit en exigeant que, sous serment, Jésus décline enfin son identité, qu’il lève tout doute et qu’il dissipe toute incertitude. Ce faisant, il place Jésus en la présence même de Dieu.
Quelle ironie que de voir le Fils de Dieu placé en présence de la majesté divine par ses propres persécuteurs! Devrions-nous nous en étonner? Ils sont légion et des myriades de légions ceux qui, à l’instar du prêtre juif Caïphe, sans foi ni loi, s’adressent à Dieu, prennent son nom en vain, cherchent comment lui échapper, ou pire, comment en abuser en se servant de son nom. En exigeant un tel serment, le souverain sacrificateur apparaît comme un blasphémateur religieux, passible du châtiment suprême qu’exige la loi qu’il prétend représenter et appliquer.
À vrai dire, aussi bien lui-même que son assemblée officielle sont en grande difficulté, ne sachant comment découvrir le secret messianique qui les torture et qui a angoissé des générations de Juifs. Ils ont de bonnes raisons de vouloir apprendre si le Christ se considère, oui ou non, le Messie. Nous avons vu comment les accusateurs divergeaient quant à leur déposition à charge contre Jésus. Mais cette parole relative à la destruction du Temple, correctement interprétée, devait annoncer la présence et l’œuvre du vrai Messie. Au chapitre 6 de son livre, le prophète Zacharie en parlait déjà. L’archiprêtre juif, en sa qualité de dépositaire de la loi et des prophètes, devait en savoir quelque chose.
Ainsi, Jésus de Nazareth est-il le destructeur et le bâtisseur du Temple? Or, toujours selon le prophète Zacharie, le Messie devait allier la fonction du prêtre à celle du roi. Pourtant, regardez l’homme de Nazareth dans son piteux état! Il inspire la pitié si ce n’est le dégoût… « Il n’avait ni apparence ni éclat », ainsi que l’écrivait un autre prophète bien des siècles auparavant (És 53.2). En outre, selon l’attente des Juifs, si cet homme avait été le véritable Messie, il aurait dû gagner le soutien des prêtres, tandis qu’il n’en a mérité que l’animosité et en a provoqué la haine.
Le Christ alors rompt le silence. Passons outre la nouvelle et grande humiliation que lui inflige la question de Caïphe. Un tel serment ne devrait être exigé d’un mortel que dans des circonstances exceptionnelles. Jésus, en dépit de cette nouvelle humiliation, se sait placé sous une autorité supérieure, celle du Sanhédrin juif. Aussi parle-t-il sous serment. Son silence de tout à heure était une condamnation de la parodie de justice qui se déroulait dans cette cour sacerdotale. Mais quand ces mêmes autorités lui demandent de prononcer le serment, il se conforme, il confesse la vraie, la bonne foi : il confirme sa messianité. Toute question périphérique et secondaire est à présent exclue pour répondre à la seule essentielle. Tout le reste n’est conditionné que par celle-ci. Faudrait-il le souligner encore? En définitive, derrière ce tribunal et son président se tient Dieu en personne. Aussi, à partir de ce moment-là, ni Juifs ni Grecs, ni Scythes ni barbares ne peuvent ignorer l’identité de Jésus, encore moins passer outre, ignorer ce prisonnier. Dans cette réponse, le jugement éternel de Dieu se prononce déjà sur le monde tout entier.
À cause de cette déclaration, des hommes et des femmes au cours des vingt derniers siècles, et durant tous les âges à venir, se convertiront à lui, à Jésus de Nazareth, le Messie juif, le Sauveur du monde. Si encore des hommes attendent leur Messie, qu’ils se détrompent et fixent le regard sur le divin prisonnier. Nulle part ailleurs. Ces simples mots-là « tu l’as dit » (Mt 26.64), ou, selon l’Évangile de Marc, « je le suis » (Mc 14.62), annoncent que Jésus n’est autre que le Fils incarné du Dieu vivant.
Le procès de Jésus a donc atteint sa profondeur. Jusqu’à cette heure-là, ses adversaires ne posaient que des questions secondaires. À présent, ils savent de la bouche même du Messie qui il est. Messie, il est Dieu et homme à la fois, deux natures unies en une personne, indivise et inséparée, sans confusion ni mélange. Son oui est sans ambiguïté. Il est Dieu et, comme tel, il ne peut transgresser sa parole ni renier son être.
Le Christ ajoute aussi cette autre parole : « Vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel » (Mt 26.64). La puissance désigne Dieu selon la coutume juive, et l’Évangile de Matthieu est remarquablement précis sur ce point, il ne prononcera pas ouvertement le nom de Dieu, mais un substitut, la puissance.
Ce sont des paroles splendides que celles prononcées devant le Sanhédrin! Sa majesté est manifeste en dépit des chaînes qui le lient et il rend témoignage à sa propre personne. De quoi d’autre aurions-nous encore besoin pour le croire et le suivre? Il nous suffit dans sa parole splendide et libératrice. Il n’a plus besoin de la foule pour acclamer sa messianité comme au jour des Rameaux. Parce qu’il est son propre témoin fidèle, il invite aussi la foule, et chacun d’entre nous avons à nous placer au pied de sa croix. Il y est le Roi authentique du monde, le Prêtre qui demeure pour l’éternité, le Prophète véridique de Dieu. Il l’a été au prix de sa mort. Qu’il est terrible et majestueux à la fois, en face du Sanhédrin juif! Il n’est pas l’accusé, mais l’accusateur; moins le condamné qui subit la sentence que le Juge qui prononce le verdict.
Peu de jours après, le Sanhédrin et la nation juive se rendront compte de la réalisation de la prophétie; Jérusalem sera ébranlée par un vent impétueux lorsque l’Esprit du Christ descendra sur terre pour baptiser ses élus et pour constituer un nouveau peuple. Le Christ enchaîné ne divaguait pas.
Le serment qu’il vient de prononcer sera en fait le dernier que le Sanhédrin aura l’occasion d’entendre. En réalité, au regard de Dieu, ce sera la dernière session légitime du Sanhédrin juif. Le lendemain, quand le Christ en croix expiera les péchés des hommes et que le voile du Temple sera déchiré en deux, l’assemblée religieuse suprême de l’ancien Israël n’aura plus aucune raison d’être. Aucune fonction religieuse ne sera plus jamais exercée par ses soins. Elle ne représentera plus, comme durant des siècles, le Dieu de l’alliance. À cette heure-ci, le peuple élu aura atteint à la fois son point culminant et le point de non-retour. Lorsque la nation aura posé officiellement la question à Jésus « qui es-tu? » et aura reçu la réponse, elle aura cessé d’être le peuple saint, un sacerdoce élu, un royaume de Dieu sur terre. Son pèlerinage spirituel ici-bas aura abouti à son terme, dans la rébellion (à l’exception du petit « reste fidèle ») et sans gloire… Car dans cette question convergeaient des siècles d’attente impatiente. Le serment solennel est la finale de l’oratorio que Dieu avait commencé avec Abraham.
Hélas!, ni Caïphe ni l’assemblée qu’il préside, à l’exception de deux membres, disciples secrets de Jésus, n’auront compris la portée de leur question. Ils auront en fait prononcé une sentence contre eux-mêmes et se seront condamnés par leur propre obstination.
Qu’on ne veuille trouver dans ces propos la moindre trace d’un sentiment antisémite. L’antisémitisme est une attitude de haine raciale, mesquine et méchante, indigne du chrétien. Il est une attitude raciste qui ne peut se justifier théologiquement. Or, ici nous faisons précisément de la théologie, et alors sous aucun prétexte nous ne sommes autorisés à déformer les faits historiques rapportés par le Nouveau Testament. Le lecteur superficiel des Évangiles pourrait tantôt incriminer uniquement les Juifs, tantôt accuser les Romains d’être les seuls responsables d’une inique condamnation. Cependant, celui qui a suivi le Christ Jésus de Gethsémani au sommet du Calvaire aura appris que les Évangiles l’invitent personnellement à croire que Jésus fut livré entre les mains des hommes afin qu’il reste, lui, au bénéfice de sa condamnation et de sa mort libératrice. Tel est, en fin de compte, le sens pressant, existentiel, des récits de la passion du Christ.
Actuellement, l’Église, composée de Juifs et de païens, prend la relève de l’ancien peuple élu; elle confesse sa foi au Messie de l’Ancien Testament, en Jésus de Nazareth, lequel comble les désirs des peuples et est le véritable Berger des nations de toute la terre.