Matthieu 5 - Heureux les artisans de paix - Septième béatitude
Matthieu 5 - Heureux les artisans de paix - Septième béatitude
« Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu! »
Matthieu 5.9
L’usage galvaudé du terme « paix » permet-il d’en saisir le contenu évangélique, ainsi que la promesse qui y est attachée? Pour les modernes, le mot a des résonances plutôt négatives. La paix ne dénoterait que l’absence de guerre. Le jour où les troubles prennent fin et l’armistice est conclu, même dans une ville dévastée et au milieu des ruines, on dira qu’enfin « la paix a été rétablie… »
Tout autre en est le sens biblique. On en connaît sans doute l’équivalent hébreu, le mot « shalom ». Le « shalom » biblique indique deux conditions : d’abord un bien-être positif, ensuite une relation juste et droite avec autrui. Le « shalom » parle d’intimité, de communion, de bonne volonté; la paix n’est pas l’absence de guerre, mais un bonheur réel, voire la perfection dans les rapports humains. Le psalmiste priant pour la paix de Jérusalem (Ps 122.7-8) lui souhaite davantage que l’arrêt des hostilités; il lui veut tout le bonheur de son cœur fidèle qui ne cesse de prier. Les lettres du Nouveau Testament reprennent cette idée essentielle. « Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus-Christ… » (1 Co 1.3). Cette salutation invariable revient au début de chaque lettre apostolique. Enfin, sur le point de quitter les siens, Jésus s’adressait à eux dans ces termes : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Moi, je ne vous donne pas comme le monde donne » (Jn 14.27).
Les « faiseurs de paix », telle pourrait être la traduction littérale de l’expression, ne sont pas les citoyens pacifiques, inoffensifs, respectueux de n’importe quels repos et tranquillité, c’est-à-dire du statu quo, et que nous rencontrons si souvent parmi nos relations ou les habitants de nos cités; ils ne troubleront jamais le calme du quartier, ceux-là, quoiqu’il arrive… Ce sont ceux qui, par tempérament, ou plus simplement par peur, n’élèveront jamais la voix. Comment cette « majorité silencieuse » sans odeur ni saveur, même si elle est chrétienne, mériterait-elle d’être promue à la béatitude?
Même si ceux qui la forment parvenaient à mettre fin à un conflit, ils contribueraient davantage à dissimuler le mal qu’à l’extirper; ils raccommoderaient les déchirures plutôt que de changer l’habit! Je n’ai pas le sentiment que le Seigneur Jésus songe à ceux-là, lui qui plus loin affirmera qu’il n’est pas venu apporter la paix, mais l’épée (Mt 10.34). Il y a des pacifistes qui sont les pires ennemis de la paix selon l’Évangile.
Nous constatons, à longueur de vie, que la vraie paix n’est pas un produit qui abonde. Dans une mesure plus ou moins grande, toutes nos relations souffrent tragiquement de son absence et surtout les trois relations fondamentales qui régissent toute notre existence :
1. Celle avec nous-mêmes. Qui pourrait prétendre vivre en parfaite paix avec soi-même? L’expérience personnelle démontre que chacun d’entre nous possède une personnalité divisée, que nous souffrons tous d’une rupture profonde avec notre moi profond, dont la psychologie moderne ne manque pas de nous donner des explications savantes. La pire des batailles se livre dans le tréfonds de l’âme humaine. Deux natures, deux forces opposées nous tiraillent sans cesse comme si un ange maléfique tentait de nous détruire et qu’un bon ange essayait de nous tirer d’affaire… Platon, le penseur grec de l’antiquité, dans une image saisissante, bien qu’imparfaite, dit : « L’âme est semblable à un char attelé à deux chevaux, dont l’un est sauvage et impétueux, l’autre domestiqué et noble; le premier s’appelle passion, le second raison. » Tout homme sait de quel mélange de bien et de mal il est fait. Par moments, il est capable d’amour sacrificiel; à d’autres moments, il apparaît tel un monstre d’égoïsme et de cruauté. Qui pourrait affirmer que le « shalom » est intégralement répandu dans son cœur? La bête et l’ange y sont toujours présents, et malheur à celui qui joue à faire l’ange, car il ne manquera pas de faire la bête…
2. Il existe aussi le conflit avec le prochain. C’est peut-être cet aspect de notre malheur qui mobilise le plus souvent notre attention. Le monde a toujours été divisé en rideaux de fer ou de bambou, en murs infranchissables et en lignes de démarcation… Nous respirons toujours une atmosphère de guerre, nous respirons la haine, ce qui pollue bien plus gravement notre existence que toutes les pollutions atmosphériques et autres agressions modernes ou anciennes. Ainsi que l’écrit le pasteur Walter Lüthi, le brouillard qui recouvre nos agglomérations est formé par les exhalations des foyers domestiques, des tuyaux d’échappement et des cheminées d’usine. Il en va de même de cette espèce de brouillard de guerre qui recouvre les nations. Il provient des exhalations de haine qui s’échappent de chaque cœur humain. Un tel monde ne peut pas être un havre de paix. Il peut seulement être un lieu de malheur. Jamais sans doute la phrase biblique « Christ en vous, l’espérance de la gloire » (Col 1.27) n’a été aussi chargée de sens et de promesse que dans notre monde moderne brisé.
3. Enfin, il y a la troisième et la plus cruelle des guerres, la plus absurde aussi, car notre relation la plus fondamentale est compromise à cause d’elle : je veux parler de notre relation avec Dieu. Depuis le jour où, pris de panique, l’homme s’est abrité derrière son misérable refuge de feuilles de figuier, il semble être traqué par Dieu et ne connaître que cette hostilité essentielle, qui engendre l’aliénation avec soi et crée des conflits interminables et sanglants entre prochains. Brouille en nous-mêmes et brouille avec autrui, voilà le résultat de ce que quelqu’un a appelé « la panique de Dieu ».
Mais, me demanderez-vous, comment peut-on entendre cette septième béatitude? Je répondrai : comme les précédentes, c’est-à-dire en regardant d’abord vers celui qui la prononce, vers Jésus-Christ, le Fils de Dieu, notre paix.
Au lieu du spectacle lamentable des luttes fratricides et des comportements suicidaires, nous n’aurons qu’à bénéficier de la paix qui est la sienne. « Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi », dit saint Paul (Ga 2.20). Il dit aussi :
« Mais maintenant, en Jésus-Christ, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang de Christ. Car c’est lui notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un, en détruisant le mur de séparation, l’inimitié » (Ép 2.14).
La paix avec Dieu a donc été conclue : les anges peuvent célébrer le Dieu de paix lors de la naissance du Prince de la paix. Les ponts ont été rétablis. Nul besoin de rêver d’une paix hypothétique ou inaccessible, reléguée dans un futur lointain.
Cette phrase est une réalité et non une rêverie. Nous sommes loin du domaine de la métaphysique quand nous assistons au drame de la réconciliation. Nous nous trouvons placés, tous sans exception, au cœur de la plus grande tragédie qui ait jamais eu lieu au cours de l’histoire, au milieu de ces événements qui s’appellent la passion, la mort et l’ensevelissement de Jésus de Nazareth. Là où l’on fait des préparatifs pour une de ces cruelles exécutions capitales de l’antiquité, où se mêle, à la cohorte des légionnaires endurcis et sans merci, une foule assoiffée de sang, du sang de Dieu… Oui, chacun de nous se trouve, inévitablement, en face de cette croix.
Quelle absurdité, me direz-vous, que de parler d’abord de paix et de béatitude pour nous conduire aussitôt vers ce spectacle scandaleux qui n’inspire que répulsion, qui est la folie suprême… Eh bien, oui, il est impossible de passer outre, parce que l’artisan de la paix avec Dieu n’est autre que l’Agneau de Dieu qui se laisse clouer sur la croix. Et la paix fondamentale nous devons la chercher qu’à cet endroit précis, car elle ne se trouve nulle part ailleurs.
La paix n’est pas un état d’âme pour illuminés, pour exaltés ou pour mystiques contemplatifs. La paix avec Dieu est tout d’abord une sentence, une expiation de fautes, un sacrifice, un jugement exercé avant de devenir annonce de réconciliation. C’est une paix chèrement acquise. Quiconque passe outre la croix du Fils de Dieu n’a pas le droit de parler de paix, car « il n’y a pas de paix pour les méchants », déclare l’Écriture sainte (És 48.22). Et le « méchant », ici, n’est autre que celui qui refuse la croix du Calvaire, qui refuse Dieu et son offre de paix.
« Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu. » Non pas des lauréats du prix Nobel, mais fils de Dieu, et à l’instar de leur Sauveur, ils auront auparavant subi l’oppression. Mais « que leur cœur ne se trouble donc point ».
La proclamation de la paix avec Dieu suscite partout et suscitera sans aucun doute jusqu’à la fin des siècles la guerre la plus enragée. Artisan de la paix véritable, le disciple du Christ s’engage inévitablement dans la plus vive des polémiques. Mais il existe une sainte polémique au sein de la famille, de la nation, de l’humanité, voire au sein même de l’Église chrétienne lorsqu’elle pactise avec l’Adversaire, lorsqu’elle se conforme au siècle présent, lorsqu’elle trahit le Sauveur de la croix pour suivre les fausses doctrines de la sagesse humaine…
Oui, dans la recherche de la paix de Dieu, il existe une sainte polémique qui refusera les compromissions, les lâchetés, les fuites.
Je ne puis aborder, en quelques mots, un problème aussi crucial et controversé que celui du pacifisme chrétien. Qu’il suffise de savoir que pacifistes chrétiens ou partisans de la défense armée au sein d’une nation peuvent devenir, les uns et les autres, des vrais partisans de paix, dans la mesure où leur propre existence bénéficie de la paix fondamentale de la croix. Car alors ils savent que la béatitude est prononcée à leur intention et qu’ils bénéficient, par grâce et dans la foi, de la filiation divine.