Le message de la Réforme et l'homme
Le message de la Réforme et l'homme
La Réforme fut un merveilleux printemps de l’Esprit. Auparavant déjà, des floraisons sporadiques, ici et là, avaient annoncé ce grand mouvement de sève évangélique qui allait ébranler la chrétienté. Et si des branches d’amandier précocement fleuries devaient être brûlées par les rigueurs de l’hiver finissant, elles furent aux esprits prophétiques comme un signal du renouveau et le gage de la présence du Dieu qui veille sur sa création et ne permet pas que la vie qui vient de lui soit tenue en léthargie perpétuelle.
Bientôt, ce fut le grand réveil; la terre chrétienne remuait et s’échauffait comme aux approches du soleil. C’est qu’un message inouï avait retenti, porté par des hommes intrépides, qui rendait plus proches, en effet, et plus sensibles, aux âmes la lumière de l’Esprit de Dieu et la chaleur de son amour… Ce message il est dominé par l’affirmation de la souveraineté absolue de Dieu et par la préoccupation de la vie conçue comme une relation intime et directe de l’être avec son Dieu.
Qu’est-ce qui fait la valeur de cette vie? Comment peut-elle être sauvée alors qu’elle naît et grandit dans un monde de péché? « Par mes œuvres », répond l’Église de l’époque, « par quoi j’acquiers des mérites qui me vaudront le pardon de Dieu ». « Par ma foi », déclare la Réforme. « Mes œuvres peuvent être inspirées par des motifs médiocres, intéressés, sordides. Ce qui importe, ce sont les dispositions intérieures d’où découlent mes actes. Ce qui compte, ce n’est pas le faire, c’est l’être. Or, c’est la foi qui transforme mon être, et par suite ma conduite, en m’unissant à Dieu. Mon salut n’est donc pas lié à mon appartenance à un cadre ecclésiastique… ni à mes œuvres méritoires, mais à ma communion avec Dieu, à ma vie en Dieu par Jésus-Christ. »
Mais d’où vient cette vie nouvelle ou, plus exactement, d’où vient la foi qui est à l’origine de cette transformation de l’être? « De Dieu seul », répond encore la Réforme. L’idée qu’un homme pécheur pût se présenter devant Dieu, porteur de mérites susceptibles d’exercer sur lui une mise en demeure, de forcer en quelque sorte son pardon, fut intolérable aux réformateurs. À bien plus forte raison étaient-ils scandalisés par l’affirmation qu’un homme pécheur pouvait acquérir plus de mérites qu’il n’était nécessaire pour son propre salut, et que ces mérites surérogatoires pouvaient être attribués à d’autres, à prix d’argent, sous forme d’indulgence. Le Christ, affirme la Réforme, n’exige rien moins de nous que la sainteté. Or, la sainteté ne se dépasse pas; l’homme n’est jamais au-dessus du devoir. Le salut que Dieu lui accorde est donc toujours une grâce et une grâce imméritée. La vie chrétienne l’introduit dans un monde qui n’est plus celui du droit, ni du droit et de l’avoir, mais celui du don dont la croix est l’expression suprême, et lui-même n’est participant de cette vie que par la foi et l’humilité dans le renoncement.
Qui guidera cet homme dans la conduite de cette vie? À quelle autorité se référera-t-il en matière de foi et de vie? « À l’Écriture », répond encore la Réforme, qui oppose ici la Bible à l’Église, et, dans sa pensée l’éternel au temporel, le divin à l’humain. Car, ici encore, c’est la souveraineté de Dieu qui est affirmée; l’autorité reconnue n’est pas celle du texte, mais cette de l’Esprit de Dieu qui le pénètre et dont la présence nous est attestée par l’Esprit Saint qui habite en nous. En somme, autorité du Christ, incarnation parfaite de la pensée et du Verbe divins, autorité du Christ que Luther appelle « le Maître des Écritures » et dont Calvin déclare :
« Ce qu’il nous faut chercher en toute Écriture, c’est de bien connaître Jésus-Christ et ses richesses infinies, lesquelles sont comprises en lui et nous sont offertes de Dieu son Père. Car, quand on éplucherait la Loi et les Prophètes, on n’y trouvera pas un mot qui ne se réduise et ramène à lui. »
Notre liberté réformée, enfin, a son origine non pas, comme on se plaît à le répéter, dans notre orgueil ou notre prurit de l’indépendance, mais dans la reconnaissance et l’acceptation de la souveraineté divine, dans l’obéissance à l’Esprit qui nous libère du joug des organismes ecclésiastiques, des autorités terrestres et de la lettre. Cette liberté naît de l’Esprit lui-même : « Là où est I’Esprit du Seigneur, là est la liberté »; elle est le climat nécessaire à sa vie.
Il n’y a pas de vie spirituelle possible dans la contrainte, mais là seulement où la conviction et l’obéissance naissent d’une libre adhésion de la conscience personnelle à la vérité. Mais cette liberté, d’autre part, est bien loin d’être anarchique, puisqu’elle se situe elle-même dans la dépendance et sous le contrôle de l’Esprit! Elle est « en Jésus-Christ ». Elle est la fonction de notre fidélité, grandit avec elle, s’amenuise au contraire avec son relâchement. Sans doute est-elle à l’origine des visages différents de la Réforme. De ce fait elle apparaît à beaucoup comme un ferment de division, et sans doute le fut-elle et l’est-elle partout où elle est née de l’orgueil ou d’un souci d’indépendance, mais dès lors qu’elle est le fruit de l’Esprit — et elle l’est, sinon elle n’est pas évangélique —, elle ne peut que rapprocher les hommes et les Églises, en dépit de leur diversité, puisqu’elle naît de leur communion en un même Esprit. Aussi bien l’unité réformée ne se situe-t-elle pas sur le plan ecclésiastique…; plus difficile, mais plus profonde, elle s’établit et s’accomplit sur le plan de la fidélité et de la vie spirituelle…
Quel accueil l’homme du 16e siècle a-t-il fait à ce message? On nous répète souvent que la Réforme est une religion d’intellectuels inaccessible à la foule. Or, ce qui frappe d’abord, c’est la grande diversité des milieux où pénètre son message au 16e siècle. Sans doute, les lettrés, les artisans, les nobles furent-ils les premiers touchés, mais les classes laborieuses étaient bientôt atteintes…
Nous sommes en pleine révolution : le monde s’éveille d’une sorte de léthargie. À travers ce bouleversement où s’écroulent tant de prestiges, où tant d’autorités, naguère respectées, sont moquées et brocardées, l’homme du 16e siècle, quel que soit son milieu social, étonne par son extraordinaire vigueur, son équilibre, sa magnifique santé… Le message répond à une faim et à une soif que depuis longtemps l’Église n’apaisait plus. La Réforme n’est pas un parti d’opposition né des abus d’une Église. Elle est née d’une faim de l’esprit. Son message apporte donc à l’homme un apaisement, mais aussi une libération. Désormais, lié directement à Dieu, placé sous la seule autorité de sa Parole qui est esprit et vie, il se trouve par là même affranchi de toutes les tutelles extérieures.
Mais, d’autre part, si la Réforme force cet homme à prendre conscience de ses limites, elle lui révèle sa misère profonde, le contraignant ainsi à l’humilité; en le mettant en relation directe et personnelle avec Dieu, elle lui donne également conscience de son individualité, de son originalité propre, de son existence aux yeux de Dieu pour qui chaque âme est unique. Il sait qu’il compte pour Dieu, que Dieu l’aime, qu’il veut le sauver et qu’il l’appelle à son service, lui, infime et misérable. S’il n’ignore pas qu’il est incapable par lui-même de faire le bien, il sait également que tout est possible à celui qui, par la foi, devient un instrument de la puissance divine. De là l’apparition de ces personnalités extraordinaires, magnifiquement libres, parce que dépendantes de Dieu seul. De là aussi, par l’action de ces personnalités, le départ d’une émancipation des peuples partout où triomphe l’esprit de la Réforme dont le message apporte au monde nouveau les bases morales et spirituelles sur lesquelles ses bâtisseurs vont le fonder.
Ainsi ce message non seulement répondait aux besoins de l’homme, mais trouvait encore dans son tempérament et son caractère, dans les circonstances et les événements, un concours et des conditions favorables. En va-t-il de même aujourd’hui?
L’homme du 16e siècle était l’homme d’une aurore; celui d’aujourd’hui n’est-il pas l’homme d’un crépuscule? Le premier avait la vigueur d’une saine jeunesse; les événements ouvraient devant lui un avenir plein de promesses, élargissaient ses horizons, forçaient les portes de ses prisons, éveillaient en lui un immense espoir, et il était lui-même à leur hauteur. Le second est un homme vieilli, las, désillusionné, courbé sous le poids d’événements qui le dépassent; l’avenir l’inquiète, l’effraie, le rend parfois malade d’angoisse. Sans doute, l’ère atomique ouvre elle aussi pour lui des perspectives nouvelles, inimaginables, mais elle le fait par des moyens si lourds de menaces que ces perspectives nouvelles l’effrayent et le consternent plus encore qu’elles ne l’émerveillent. Elle le fait surtout au mépris de l’homme, tout au moins sans avoir le souci de cet homme sacrifié à des abstractions divinisées : l’État, le Parti, l’Humanité, la Révolution humaniste du 16e siècle avaient l’homme pour point de départ, pour centre et pour but. La révolution d’aujourd’hui, inhumaine, déshumanise l’homme au profit de monstrueuses idoles.
Il n’est pas question d’apporter aux hommes d’aujourd’hui un autre message que celui de la Réforme. Dans la mesure où ce message est celui de l’Évangile éternel, il demeure valable pour tous les hommes de tous les temps et de tous les peuples, et reste le seul message du salut.
Il ne s’agit pas de moderniser ce message, de le mettre à la mode de notre temps, au goût du jour; il s’agit de l’actualiser, de le mettre en œuvre, « en acte » dans la réalité présente, de le rendre accessible à l’homme de notre temps, de lui faire éprouver sa puissance salvatrice…
Certes, c’est la gloire de la Réforme d’avoir rendu sa place à Dieu, d’avoir fait de son absolue souveraineté la clé de voûte où se rejoignent et s’accordent ses principes fondamentaux, d’avoir ainsi libéré la religion d’un dangereux anthropocentrisme et l’homme de contraintes extérieures. Donc, nous ne nous lasserons pas d’affirmer cette souveraineté… Donc à l’homme d’aujourd’hui qui a cru en sa force, en sa raison, en sa science, qui s’est cru juge de tout, qui proclamait sans cesse ses droits, nous affirmerons que Dieu reste premier, que son honneur, sa gloire, ses droits, passent avant les siens et avant même son propre salut, puisque, hors de Dieu il n’y a pas pour lui de salut.
Mais à cet homme qui mesure maintenant à quels abîmes l’a mené sa sagesse, à cet homme désemparé devant les forces qu’il a déclenchées et qu’il ne peut plus contrôler, qui prend conscience de sa fragilité et de son impuissance, nous dirons avant tout que cette souveraineté de Dieu se manifeste et s’accomplit dans son amour, que son honneur et sa gloire c’est de l’aimer toujours, quand même et malgré tout, et de le vouloir libre afin que sa vie ait une autre valeur que celle des termites. À cet homme que la civilisation moderne déshumanise et qu’elle tend à transformer en robot, dont elle fait un rouage anonyme de l’organisme social, un numéro interchangeable qui ne vaut que par son utilité matérielle, nous dirons encore : tu n’es rien. Mais il le sait déjà, il le voit bien, et c’est pourquoi nous lui dirons aussi et davantage : aux yeux de Dieu, même rejeté, réprouvé par les hommes, tu comptes. Ton âme, pour lui, a plus de prix que toutes les richesses du monde. Nous lui dirons encore avec nos réformateurs : tu ne peux rien. Mais à cet homme prêt aux démissions du désespoir, nous dirons encore et avec plus de force aujourd’hui : « Tu peux tout si tu crois en Christ, si tu vis de lui, par lui et pour lui. Par la foi, ta faiblesse s’ouvre à la toute-puissance de Dieu »…
À nous de montrer à notre contemporain qu’il y a pour son âme emmurée une issue, que le Christ est « le seul nom qui ait été donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés », que la porte ouverte par lui dans le ciel n’a pas été fermée et ne le sera jamais. Mais pour croire au Christ, l’homme demande à voir des chrétiens. Notre message le persuadera dans la mesure où nous l’incarnerons. Que notre vie soit une démonstration d’Esprit et de puissance. La Réforme alors connaîtra un nouveau printemps!